Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XXVI

 

– À l’avant-dernière station, quand lecontrôleur prit les billets, je rassemblai mes bagages et passaisur la petite plate-forme du wagon : l’approche du dénouementaugmentait ma fièvre. J’avais froid, je frissonnais de tout moncorps, mes dents claquaient. Machinalement, je sortis de la gareavec la foule et pris une voiture pour me rendre chez moi.

Durant le trajet, j’observai les rarespassants, les portiers, je lus les enseignes, sans penser à rien.Quand j’eus fait une demi-verste j’éprouvai un froid aux pieds trèsvif. Je me souvins que j’avais retiré mes chaussettes de laine dansle wagon et que je les avais mises dans la valise. Était-ellelà ? Oui. Et la malle ? J’avais totalement oublié mesbagages. Je sortis mon bulletin, mais j’estimai qu’il ne valait pasla peine de rebrousser chemin.

Je ne sais plus vraiment à l’heure actuelle ceque je pensais ni voulais. Je sais seulement que je sentais sepréparer pour moi quelque chose de terrible, un événement d’uneimportance capitale, mais je ne me rappelle plus si j’étais lejouet de mon imagination et si je m’exagérais la gravité de ce quiallait arriver. Peut-être aussi ce tragique événement a-t-il jetésur les heures qui l’ont précédé un voile lugubre.

La voiture s’arrêta devant le perron quimenait à l’escalier de mon appartement. Il était entre minuit etune heure. Devant la porte, quelques fiacres stationnaient dont lescochers avaient été attirés par les fenêtres éclairées – lesfenêtres de notre salon et de notre salle à manger. – Sans essayerde comprendre pourquoi nos fenêtres étaient éclairées si tard,étreint toujours par la même angoisse, je montai l’escalier et jesonnai.

Yegor, un domestique brave et zélé, mais fortbête, vint ouvrir. La première chose qui frappa mes regards fut lemanteau, suspendu dans le vestibule avec d’autres vêtements. Celaaurait dû m’étonner ; mais non, je m’y attendais. C’était doncvrai !

– Qui est-ce qui est là, Yegor ?

– M. Troukhatchevsky.

– Et personne autre ?

– Personne, monsieur.

Il me fit cette réponse d’un ton joyeux, jem’en souviens, comme s’il eût voulu me faire plaisir et mepersuader qu’il n’y avait pas d’autre personne. C’est biencela ! pensai-je.

– Et les enfants ?

– Dieu merci ! Ils sont en parfaitesanté et dorment depuis longtemps.

J’avais peine à respirer, mes dentsclaquaient.

Autrefois, il m’était arrivé de revenir chezmoi, croyant à un malheur, et de retrouver tout dans son trainnormal. Il n’en était pas cette fois de même : toutes lesimages que j’avais crues trompeuses et qui avaient hanté monimagination, étaient bien réelles.

J’étais sur le point de sangloter, mais mondémon me souffla à l’oreille : « C’est cela, laisse-toialler aux pleurs, à la sensibilité, et pendant ce temps, ils sesépareront paisiblement, tu resteras sans preuves et te voilàcondamné au doute, à la souffrance éternelle. » Immédiatement,ma pitié pour moi-même disparut et un sentiment de joie de voir lafin de mes tortures, de pouvoir la châtier, me débarrasser d’elle,de donner libre cours à ma colère ; et ma colère s’exaspéra.Je fus pris du besoin irrésistible de commettre un acte de fauve,méchant et rusé.

– Non, c’est inutile, dis-je à Yegor quivoulait m’annoncer. Prends plutôt ce bulletin et va à la gareretirer mes bagages. Dépêche-toi.

Il alla dans le corridor chercher son paletot.De peur qu’il ne leur donnât l’éveil, je l’accompagnai dans sachambre et j’attendis qu’il fût habillé.

À côté, dans la salle à manger, on entendaitle bruit des voix qui se mêlait au cliquetis des fourchettes et descouteaux. Ils soupaient et n’avaient pas entendu mon coup desonnette. Pourvu qu’ils ne sortent pas maintenant, pensai-je.

Yegor mit son pardessus et sortit. Je fermaila porte derrière lui.

Dès que je fus seul, une anxiété profondem’envahit à l’idée qu’il me fallait agir à l’instant même.

Agir ! Mais comment ? Je ne savaispas encore.

Je savais seulement que tout était fini, qu’iln’était plus possible de douter de son crime, et que toutes mesrelations avec elle allaient cesser. Jusqu’alors j’avais douté, jem’étais dit que cela n’était pas vrai, que je me trompais. Cettefois, plus de doute. Le sort en est jeté… « Comment ! ensecret, seule avec lui, la nuit ! Un complet oubli de tout…Pis encore ! C’est une audace, une impudence voulues pour quecet excès démontre son innocence… C’est clair, le doute estimpossible. »

J’avais une crainte, c’était de les voir seséparer et trouver une autre duperie qui m’eût privé de la preuvepalpable et m’eût enlevé le douloureux plaisir de les condamner etde les punir.

Je marchais, pour les surprendre, sur lapointe des pieds, non par le salon mais par le corridor et leschambres des enfants. Dans la première, dormaient les garçons, dansla seconde la nourrice qui fit un mouvement et parut vouloir seréveiller ; je me demandai quelle serait sa pensée quand ellesaurait tout et je fus pris d’une telle pitié pour moi-même que deslarmes jaillirent de mes yeux. Pour ne point éveiller les enfants,je repassai dans le corridor sur la pointe des pieds et j’allaim’affaisser sur le sofa de mon cabinet.

Moi, élevé en honnête homme par mes parents,moi, qui avais rêvé toute ma vie de bonheur conjugal et defidélité… moi avoir une telle destinée ! Cinq enfants !et elle embrasse ce musicien parce qu’il a les lèvresroses !

« Non, ce n’est pas une femme, c’est unechienne, une ignoble chienne ! Et c’est là près de la chambredes enfants qu’elle a toujours fait semblant d’aimer !… Etcette lettre qu’elle m’a écrite !… Et, que sais-je !Peut-être en a-t-il été toujours ainsi ! Peut-être que cesenfants que je crois miens sont les enfants d’un domestique !Si j’étais revenu demain, elle se serait portée à ma rencontre,dans un costume et une coiffure pleins de coquetterie, avec sesmouvements indolents et gracieux. »

Et je voyais nettement sa figure si charmanteet si méprisable. Et la jalousie, ce cancer dévorant, déchiquetaitmon cœur.

« Que penseront la nourrice etYegor ? et cette pauvre petite Lisa ? Elle comprend déjà.Et cette impudence, ces mensonges, cette sensualité bestiale que jeconnais si bien ! »

Je voulus me lever, je ne pus. Les battementsde mon cœur étaient si violents que je ne pouvais tenir sur mesjambes. Oui, je mourrai d’une congestion et c’est elle qui m’auratué ; c’est ce qu’elle veut. Mais je ne me laisserai pointtuer ainsi ; elle en serait trop aise et je ne lui accorderaipas ce plaisir. Me voilà ici, moi, et eux, là-bas, ils rient… Oui,il ne l’a point dédaignée, malgré son âge mûr, il la trouve encorebien, et certes, ellen’aura aucune influente pernicieuse sur sa chère santé… Oh !pourquoi ne pas l’avoir étranglée, le jour de la semaine dernièreoù je la jetai à la porte de mon cabinet ?

Je me souvins des sentiments qui m’avaientagité alors ; bien plus, je retombai dans cette même fureur.J’éprouvai un besoin irrésistible d’agir ; tous mesraisonnements disparurent, à l’exception de ceux qui concouraient àmon action. J’étais comme un fauve aux abois, comme un homme exposéà un grave danger, qui va droit devant lui, agissant sanshésitation et sans trouble, sans quitter des yeux le but àatteindre.

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