Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XII

 

– Dans notre monde, c’est tout lecontraire : si, même étant célibataire, un homme croit devoirfaire effort d’abstinence, il est convaincu que celle-ci n’est plusnécessaire quand il est marié.

Le voyage de noce, la solitude dans laquelleon laisse des nouveaux mariés, avec la permission des parents,est-ce autre chose qu’une excitation à la débauche ? Mais laloi morale porte en elle-même la vengeance lorsqu’elle estviolée.

Ma lune de miel me semblait promettre lebonheur. Mais cet espoir fut bientôt déçu. J’y fis pourtant tousmes efforts pour en avoir une. Je fus en proie durant tout ce tempsau malaise, à la honte, à l’ennui. Bientôt vinrent la tristesse etles souffrances.

C’est je crois le troisième ou le quatrièmejour que je trouvai ma femme triste ; je lui en demandai laraison en l’embrassant. Pour moi, elle ne pouvait vouloir autrechose. Elle m’écarta d’un geste et fondit en larmes. Laraison ? Elle ne la connaissait pas, elle était mal disposée,énervée. La lassitude de ses nerfs lui avait révélé, sans doute, lavérité sur la basse animalité de nos relations, mais elle ne sutpas exprimer ses sentiments. Je la pressai de questions, elle merépondit qu’elle était inquiète au sujet de sa mère. Je n’y cruspas. Je me mis à la consoler, sans lui parler de sa mère. Je necomprenais pas que la mère n’était qu’un prétexte et qu’elle avaitle cœur gros. Elle se montra froissée de ce que je ne lui parlaispas de sa mère, comme si je ne croyais pas au motif de son chagrin.Elle me dit qu’elle voyait bien que je ne l’aimais pas. Je luireprochai ses caprices. Elle cessa de pleurer, m’adressant de dursreproches, me traitant d’égoïste et de cruel. Je la regardai. Toutdans ses traits marquait la fureur, une fureur tournée contre moi,de la haine presque.

Pourquoi cette attitude inexplicable ?Était-ce possible ? Ce n’était plus la même femme !

J’avais cherché à la calmer, mais je me butaicontre une froideur et une amertume telles qu’en un instant jeperdis tout mon sang-froid et que notre conversation devint unedispute.

L’impression de ce premier dissentiment futterrible. C’était la révélation de l’abîme qui nous séparait. Lasatisfaction des désirs des sens avait tué nos illusions, nous nousretrouvions l’un en face de l’autre, dans notre expression, vraie,en égoïstes essayant d’obtenir le plus de plaisir possible l’un del’autre, comme deux personnes qui ne voyaient réciproquement dansl’autre qu’une source de jouissances. Ce dissentiment était notresituation constante qui s’était fait jour dès l’apaisement de nossens. Je ne compris pas tout de suite que cette froideur, cettehostilité étaient notre état normal, car elles ne tardèrent pas às’endormir au réveil de notre volupté.

Je crus à une dispute qui, une fois apaisée,ne recommencerait plus. Mais, durant cette lune de miel, arriva unenouvelle période de satiété et, avec elle, comme nous n’étions plusnécessaires l’un à l’autre, une seconde dispute. Je fus encore plusstupéfait de cette seconde dispute, que de la première. La premièren’était donc pas un hasard, un malentendu ? Était-ce forcé,fatal ?

Je fus d’autant plus étonné que la cause étaitfutile. Ce fut, je crois, une question d’argent ; certes, jen’étais pas avare, encore moins l’aurai-je été pour ma femme. Je mesouviens seulement qu’elle prit si mal une de mes observationsqu’elle voulut y voir mon intention bien avouée, de la dominer parl’argent, le seul côté d’où je pouvais tenir des droits. C’étaitstupide, vil et ridicule, si contraire à son caractère et aumien ! Je me fâchai, l’accusant d’un manque de tact ;elle me fit des reproches… et la dispute recommença. Sur sonvisage, dans son regard, dans son langage, je revis cette mêmeanimosité, cette dureté qui m’avait tant surpris. Je m’étaisautrefois disputé avec mon frère, mes amis, mon père même :jamais je n’avais remarqué entre nous une aussi fielleuseméchanceté. Bientôt cette haine réciproque se dissimula de nouveaudans les caprices de notre volupté, et je me consolai en me disantque ces querelles étaient des malentendus réparables.

Une troisième, une quatrième survinrent ;je dus bien reconnaître que ce n’était pas un simple malentendu,mais une situation fatale, permanente, et j’en fus horrifié. Je medemandai pourquoi j’avais, moi, et non pas tout autre, uneexistence à ce point déplorable avec ma femme. J’ignorais, à cemoment, qu’il en était de même dans tous les ménages, que touspensaient comme moi, que ce malheur n’arrivait qu’à eux et que tousle cachaient aux autres comme ils se le dissimulaient àeux-mêmes.

Après avoir ainsi commencé, cette situationempira, de jour en jour plus accentuée.

Dans le courant des premières semaines déjà,je sentais en mon for intérieur dans quel malheur j’étais tombé. Cen’était point là ce que j’attendais. Je compris que le mariage,loin d’être un bonheur, est un lourd fardeau ; mais, commetout le monde, je me le cachais à moi-même et aux autres, et, sansce dénouement, je ne me l’avouerais pas encore aujourd’hui.Maintenant, je m’étonne que la vérité de cette situation m’aitéchappé si longtemps. J’aurais pu cependant le comprendre à lafutilité des motifs qui faisaient naître nos disputes, futilitételle qu’une fois la querelle apaisée, nous ne pouvions enretrouver la cause.

Il nous était impossible de recouvrird’une apparence de raison cette hostilité latente qui existaitentre nous. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire encore,c’est que nous manquions de motifs pour nous réconcilier.Quelquefois, c’étaient des paroles, des explications, deslarmes ; d’autres fois, j’y songe avec dégoût, après lespropos les plus amers, c’étaient des regards, des sourires et desbaisers, des enlacements… Horreur ! comment ai-je pu ne pasm’apercevoir de ces hontes ?…

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