Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

XVI

 

– Vous m’avez rappelé mes enfants. Oui,les enfants, bénédiction divine !… agrément de la vie !Quel mensonge ! Autrefois, c’était vrai ; aujourd’hui,pour la plupart des femmes de notre monde, les enfants ne sont pasune joie, mais une inquiétude, une terreur. La plupart des mèresl’éprouvent ; il en est qui se laissent aller à le dire.

– Les enfants sont pour elles un tourmentparce qu’ils peuvent tomber malades et mourir. Si elles craignentl’enfantement, ce n’est pas qu’elles refusent leur amour auxenfants, c’est qu’elles ont peur pour la santé et la vie del’enfant bien-aimé. C’est pour cette raison qu’elles ne veulent pasnourrir, afin de ne pas s’y attacher et de ne pas en souffriraprès, trembler de peur pour leur existence.

Ayant pesé les avantages et les désavantages,elles s’aperçoivent que les désavantages l’emportent et que, parsuite, il est préférable de ne pas avoir d’enfants. Elles le disentouvertement, croyant exprimer de l’amour maternel et elles entirent fierté. Elles ne voient pas que ce n’est point là del’amour, mais de l’égoïsme. Pour elles, les joies que leur apportel’enfant ne valent pas leurs inquiétudes pour sa vie ; ellespréfèrent donc ne pas avoir d’enfant à aimer. Elles ne sesacrifient point à un être aimé, mais bien sacrifient à elles celuiqu’elles auraient eu à aimer.

Je le dis bien, ce n’est pas de l’amour, maisde l’égoïsme. Cependant, nul n’oserait condamner les mères de notremonde pour leur égoïsme, en pensant aux souffrances que leurapportent des enfants, toujours par la faute des médecins. Quand jeme souviens, à cette heure encore, de l’état d’esprit où setrouvait ma femme dans les premiers temps, alors que nous avionstrois ou quatre enfants et qui l’absorbaient entièrement, l’horreurme saisit ! Ce n’était pas une vie, mais un perpétuel danger,coupé d’espoirs de salut, d’efforts de salut, comme si nous noustrouvions constamment sur un navire en détresse.

Il me semblait parfois qu’elle feignait des’inquiéter des enfants pour me dominer : c’était si tentantde résoudre ainsi toutes les difficultés en sa faveur ! Jecroyais souvent que tout ce qu’elle disait ou faisait en pareilleoccurrence c’était pour me mater. Mais non, elle souffraitréellement d’anxiété pour la santé de ses enfants. Ce fut une vraietorture, pour elle et pour moi aussi. Et elle ne pouvait ne passouffrir le martyre.

Sa tendresse pour les enfants, le besoinanimal de nourrir, de les choyer, de les défendre étaient innéschez elle comme chez la majorité des femmes ; mais,contrairement à l’animal, elle n’était pas dépourvue d’imaginationet de raisonnement. Une poule ne craint pas les accidents pouvantsurvenir à son poussin ; elle ne connaît pas les maladies quiguettent son enfant, ni les remèdes que les humains croientefficaces contre le mal et la mort. Aussi, les enfants ne sont-ilspas un motif de souffrance pour la poule. Elle agit envers sesenfants suivant sa nature, et c’est pourquoi ils sont pour elle unejoie. Lorsqu’un poussin tombe malade, les soins de la mère sontparfaitement déterminés : elle le réchauffe, le nourrit, et,en s’y employant, elle sait qu’elle fait tout ce qui convient defaire. Si le poussin meurt, elle ne se demande pas pourquoi il estmort, où il est parti ; elle glousse pendant quelque temps,puis reprend son existence.

Les choses se passent bien autrement chez nosmalheureuses femmes. Outre leurs préoccupations en cas de maladiedes enfants, elles sont tenues aux soucis de l’éducation ;elles entendent formuler et apprennent dans les livres des recettesvariées et successives de pédagogie et d’alimentation : ilfaut nourrir avec ceci ; non, avec autre chose ; savoircomment habiller, baigner, faire dormir, promener, et chaquesemaine les méthodes changent. C’est à croire que les enfantsviennent au monde depuis hier seulement.

Il en est ainsi tant que l’enfant est bienportant. Quand l’enfant tombe malade, c’est l’enfer. Il est admisque toute maladie trouve son remède et qu’il existe une science etdes hommes – les médecins – qui peuvent tout. La généralité desmédecins n’est peut-être pas avertie à fond ; il est admis quedu moins les plus en vogue le sont. Il importe donc, pour sauverl’enfant, de savoir choisir le docteur le plus savant ; si onle manque, ou s’il habite une localité lointaine, l’enfant estperdu. Ce n’est pas telle ou telle femme qui pense ainsi, maistoutes les femmes de notre monde. Elles ne cessent d’entendreautour d’elles : Catherine Semionovna a perdu deux enfants,parce qu’elle n’avait pas fait venir à temps Ivan Zakhariévitch, lemême qui a sauvé la fillette de Maria Ivanovna. Les Petrov, parcontre, ont suivi à temps les conseils du docteur de s’installerdans des hôtels, et tous les enfants sont restés vivants ; sion les avait laissés à la maison, les enfants seraient perdus. Uneautre avait un enfant de santé fragile ; sur le conseil dudocteur, on l’a transporté dans le Midi et on l’a sauvé.

Comment ne pas souffrir l’existence durantquand la vie des enfants, auxquels la mère est attachée par uninstinct animal, dépend de l’avis, pris à temps, d’IvanZakhariévitch ! Or, nul ne sait, lui moins que les autres, cequ’il dira, car il sait fort bien qu’il ne sait rien, ne peut aideren rien et prescrit n’importe quoi pour qu’on continue à croirequ’il sait quelque chose. Si la femme ressemblait à l’animal, ellene se tourmenterait pas ainsi ; si elle était complètement unêtre humain, elle aurait foi en Dieu, elle parlerait et penseraitcomme disent les croyants et les femmes du peuple :« Dieu nous a donné, Dieu nous a repris ; nous sommesentre les mains de Dieu. » Elle penserait que la vie et lamort de tous les hommes ne sont pas de notre pouvoir, maisdépendent de Dieu seul, elle ne serait pas tourmentée par l’idéed’avoir pu prévenir la maladie et la mort de ses enfants et de nel’avoir pas fait. En réalité, elle se sent sous le poids d’unetâche dépassant ses forces : elle doit prendre soin des êtresles plus fragiles, les plus exposés aux maux, et les moyens de lesen préserver lui sont cachés, alors qu’ils sont connus d’autresdont les services et les conseils ne peuvent être obtenus quecontre une forte somme d’argent, et pas à coup sûr.

Comment ne pas se tourmenter ? Et mafemme souffrait continuellement. Il nous arrivait de nous calmeraprès une scène de jalousie ou une simple querelle, et nous nousdisposions à passer des moments de paix, à réfléchir, à lire. Àpeine nous mettions-nous à une occupation intéressante, qu’onvenait nous annoncer que Vassïa a vomi, ou Macha a eu une sellesanguinolente, ou Andrioucha est atteint d’urticaire, et l’enferrecommençait. Où courir ? Quels médecins appeler ? Oùconduire les enfants pour les séparer les uns des autres ? Etrecommencent lavements, prises de température et injection demixtures. L’alerte passée, une autre survenait. Bref, nous n’avionsjamais eu une vie de famille calme, régulière ; nous étions,comme je vous l’ai dit, en attente perpétuelle de dangersimaginaires ou en lutte contre des dangers réels. Et il en estainsi dans la plupart des familles : dans la mienne, ce futavec plus d’acuité, car ma femme était particulièrement attachée àses enfants et croyait à tout ce qu’on lui racontait.

Aussi, nos enfants n’ont-ils pas contribué àadoucir nos relations, à nous unir plus intimement ; aucontraire, ils accentuèrent notre désunion, étant une cause de plusde querelle. Dès leur naissance, ils furent pour nous une arme decombat, un prétexte à disputes. Chacun de nous avait son favori quidevenait pour lui une arme dans la lutte. Moi, je m’en prenais àVassïa, l’aîné ; elle, à Lisa.

Quand ils eurent grandi, que leur caractèrefut dessiné, nous les considérions comme des alliés que chacun denous voulait attirer de son côté.

Leur éducation souffrait énormément de cettesituation ; mais, dans nos querelles perpétuelles, nous nepouvions guère songer à ces pauvres enfants.

La fillette était mon alliée ; quant augarçon, le favori de ma femme, et qui lui ressemblait, je meprenais souvent à le haïr.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer