Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

IX

Les Migourski achetèrent une grande voituresous prétexte de renvoyer leur bonne au pays, puis se mirent àconstruire une caisse aménagée de façon à pouvoir entrer et sortirsans attirer l’attention et demeurer couché sans manquer d’air.L’aide de Rosolovski pour cet agencement fut particulièrementprécieuse, car il était excellent menuisier. Enfin, on fixa lacaisse en arrière de la voiture de façon que la paroi touchant lecaisson pût s’ouvrir et celui qui s’y trouvait s’allonger ayant unepartie de son corps dans la caisse, l’autre, au fond de la voiture.Des trous furent aménagés et des nattes fixées par des cordesl’entourèrent de tous les côtés. La caisse s’ouvrait à l’intérieurde la voiture.

Quand tout fut prêt, Albine, pour dépister lesautorités, se rendit chez le colonel et lui dit que son mari, tombédans la mélancolie, avait essayé de se suicider. Elle craignaitpour sa vie et sollicitait pour lui quelques jours de congé. Sesdons de comédienne la servirent cette fois à merveille.

La poignante anxiété qui se lisait sur sonvisage paraissait si naturelle que le colonel, ému, promit de fairetout ce qu’il pouvait. Puis, Migourski rédigea la lettre qui devaitêtre retrouvée dans la manche de son manteau, et le soir fixé, s’enfut vers l’Oural, attendit la nuit, posa sur la rive son manteauavec la lettre et rentra chez lui à pas de loup. Une place luiavait été préparée au grenier. Au milieu de la nuit, Albine envoyaLudovique chez le colonel pour l’avertir que son mari, sorti depuisvingt heures, n’était pas encore rentré. Le matin, après qu’on luieût apporté la lettre de son mari, elle courut chez le colonel, enproie au plus violent désespoir.

Une semaine plus tard, Albine envoya unerequête pour demander l’autorisation de rentrer dans sonpays ; le chagrin qu’elle montrait émouvait tous ceux qui lavoyaient. On s’apitoyait sur le sort de cette malheureuse épouse etmère. Quand lui parvint l’autorisation de partir, elle adressa unedeuxième supplique relativement à ses enfants. Les autorités,quoique étonnées de cette sentimentalité, lui accordèrent néanmoinscette nouvelle autorisation.

Le lendemain de la réception de ce deuxièmeavis, Rosolovski, Albine et Ludovique se rendirent au cimetière àla tombée de la nuit dans une voiture de louage avec la caisse quidevait contenir les cercueils. Après avoir prié devant les tombes,Albine se leva vivement, essuya ses larmes et dit àRosolovski :

– Faites, moi, je n’en puis plus.

Et elle s’éloigna.

Rosolovski, aidé de Ludovique, déplaça lapierre tombale et remua la terre au-dessus des cercueils. Enfin,quand tout fut terminé, ils appelèrent Albine et s’en retournèrentavec la caisse remplie de terre.

Le jour du départ arriva. Rosolovski seréjouissait de la marche heureuse de l’entreprise. Ludovique avaitfait cuire pour le voyage quantité de gâteaux et de pâtés ;elle disait que son cœur était déchiré à la fois par la joie et parla crainte. Migourski était heureux de la fin de sa captivité augrenier où il était enfermé depuis un mois et, par-dessus tout, del’animation et de la joie que montrait Albine. Elle semblaitoublier ses malheurs passés et tous les dangers futurs et, comme autemps de sa jeunesse, son visage rayonnait d’enthousiasme chaquefois qu’elle montait le voir.

À trois heures du matin, arriva le cosaque quidevait accompagner les deux femmes, puis le postillon et ses troischevaux. Albine et Ludovique, un petit chien sur les bras,s’installèrent sur des coussins dans l’intérieur de la voiture. Lecosaque monta à côté du cocher. Migourski, habillé en paysan, étaitétendu dans la caisse.

On dépassa les dernières maisons de la villeet la bonne troïka partit à fond de train sur la route unie etsolidement empierrée qui s’enfonçait au milieu de la steppe enfriche et s’étendant à l’infini.

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