Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

II

Le vieillard était à peine sorti qu’une viveconversation s’engagea.

– Un homme du Vieux Testament ! fitle commis.

– Un Domostroï incarné [1], dit la dame. Quelles idées barbares surla femme et le mariage !

– Nous sommes loin encore des idées surle mariage ayant cours dans le reste de l’Europe, dit l’avocat.

– Ce que l’on ne peut faire comprendre àces gens-là, ajouta-la dame, c’est que le mariage n’a sa vraieconsécration que dans l’amour et que seule cette consécration del’amour rend le mariage vraiment légitime.

Le commis, souriant, était tout oreilles pourretenir le plus possible des propos « éclairés » qu’ilentendait et en faire son profit.

À ce moment, on entendit une sorte de rirebref ou de sanglot ; en nous retournant, nous aperçûmes monvoisin ; le monsieur aux cheveux gris et aux yeux brillants,qui, sans qu’on y eût pris garde, s’était rapproché. Il se tenaitdebout, sa main sur le dossier de la banquette, l’air très ému, levisage rouge, tandis que les muscles de l’une de ses joues secontractaient.

– Quel est donc cet amour… amour…,consacrant le mariage ? dit-il d’une voix hésitante.

S’apercevant de l’émotion de son nouvelinterlocuteur, la dame voulut se montrer tolérante etexplicite.

– Il s’agit de l’amour vrai… S’il existeentre l’homme et la femme, le mariage est tout naturel,répondit-elle.

– Oui, mais qu’entendez-vous par l’amourvrai ? fit le monsieur aux yeux brillants, en sourianttimidement.

– Personne n’ignore ce qu’est l’amour,répliqua la dame, visiblement désireuse de mettre fin à laconversation.

– Moi je ne le connais pas et je seraiscurieux d’entendre la définition que vous pourriez donner.

– Elle est bien simple, fit la dame.

Elle réfléchit cependant, puis :

– L’amour… L’amour, c’est la préférenceexclusive d’un homme ou d’une femme pour un individu de l’autresexe.

– Une préférence… pour combien detemps ? Un mois, deux jours, une demi-heure ?demanda-t-il en riant.

– Permettez, mais vous parlez évidemmentd’autre chose.

– Du tout, je parle de la même chose.

– Madame veut dire, intervint l’avocat,que le mariage doit puiser sa force dans l’attachement, dansl’amour, et qu’en ce cas seulement il revêt le caractère d’unechose sacrée, pour ainsi dire. Puis, tout mariage qui n’est pasfondé sur une sympathie vraie, sur l’amour, si vous le préférez,n’entraîne aucune obligation morale… Ai-je, bien compris votrepensée ? conclut-il en s’adressant à la dame.

D’un signe de tête, elle approuva.

– Puis…

L’avocat allait continuer, mais soninterlocuteur, qui semblait se contenir avec peine, ne lui laissapas le temps d’achever.

– Point du tout, je parle absolument dela même chose, c’est-à-dire de la préférence d’un individuquelconque pour un autre individu de sexe différent, et jedemande : pour combien de temps cette préférence ?

– Combien de temps ? Mais trèslongtemps, toute la vie souvent ; fit la dame en haussant lesépaules.

– Dans les romans, oui ; dans lavie, jamais. Il est bien rare que cette préférence exclusive duredes années. Elle s’en tient le plus souvent à des mois, à dessemaines, à des jours, à des heures même, reprit-il, heureuxd’étonner ses auditeurs.

– Ah ! par exemple ! Maisnon ! Permettez ! protestèrent-ils tous à la fois.

Le commis lui-même fit un signe dedésapprobation.

– Oui, je sais, cria plus fort que nousle monsieur grisonnant, vous parlez de ce que vous croyez voir, moije vous parle de ce qui est. Tout homme éprouve ce que vous appelezde l’amour pour toute jolie femme.

– Mais vous dites là des chosesterribles ! Le sentiment que l’on appelle amour et qui durenon pas des mois et des années, mais toute la vie, ce sentimentpeut bien exister ?

– Non, non. En admettant même qu’un hommepuisse préférer telle femme durant sa vie, la femme, elle, enpréférera certainement un autre. Cela fut toujours, et cela resteratoujours ainsi.

Il prit une cigarette dans un étui etl’alluma.

– Mais une sympathie réciproque peut bienexister, fit l’avocat.

– Non, c’est impossible, aussi impossibleque de voir, dans un chargement de pois, deux pois marqués àl’avance venir se mettre à côté l’un de l’autre. Ce n’est pas unesimple probabilité, c’est une certitude que la lassitudesurviendra. Aimer un homme ou une femme toute la vie, c’est vouloirqu’une seule et même bougie brûle éternellement, dit-il en aspirantgoulûment la fumée de tabac.

– Mais c’est de l’amour sensuel que vousparlez. N’admettez-vous pas un amour reposant sur la conformitéd’idéal, sur l’union des âmes ?

– Je veux bien, mais alors pourquoicoucher ensemble ? (Excusez ma façon de parler brutale.) Cen’est pas une raison de coucher ensemble parce qu’on a un seul etmême idéal.

Et le monsieur grisonnant ritnerveusement.

– Mais les faits vous donnent tort,objecta l’avocat. Le mariage existe, nous le constatons ;c’est la règle, sinon de toute l’humanité, du moins de la plusgrande partie et beaucoup de ménages vivent longtemps honnêtementet unis.

Le monsieur nerveux ricana de nouveau.

– Pardon. Vous dites que la base dumariage est l’amour. J’émets un doute sur l’existence d’un amourautre que l’amour sensuel et, comme preuve de l’existence de cetamour, vous me donnez le mariage. Mais aujourd’hui le mariage n’estfait que de mensonge !

– Permettez, dit l’avocat, je constatesimplement l’existence passée et actuelle du mariage.

– Mais quelle est la raison de cetteexistence ? C’est qu’on a vu et qu’on voit dans le mariage unechose sacrée, un lien devant Dieu. Pour ceux, qui pensent ainsi,certes il existe. Pour nous, non. Pour nous qui voyons dans lemariage le seul fait de l’accouplement, il n’est qu’hypocrisie ouviolence. La tromperie, passe encore ! L’homme et la femmeprétendent en public vivre dans le mariage, tandis qu’en fait, ilssont polyandres ou polygames. C’est mal, on peut néanmoinsl’accepter. Mais lorsque l’homme et la femme ont pris l’engagementofficiel de passer en commun toute leur vie, que, se haïssant dèsle second mois, ils veulent se séparer et continuent quand même àvivre ensemble, les voilà plongés dans cet enfer qui suscitel’ivrognerie, le meurtre, le suicide, fit-il en précipitant de plusen plus son débit, en s’animant à mesure et ne laissant à personneplacer un mot.

Tous se taisaient, comme gênés.

– Oui, il est dans le mariage demauvaises périodes, dit l’avocat, voulant mettre fin à laconversation qui prenait une allure trop vive et inconvenante.

– Vous m’avez sans doute reconnu ?dit soudain le monsieur nerveux, d’une voix posée pourtant.

– Je n’ai pas eu ce plaisir.

– Le plaisir n’est pas bien grand. Jesuis Pozdnychev, celui qui eut à vivre l’une de ses mauvaisespériodes auxquelles vous venez de faire allusion, l’épisode aucours duquel j’ai tué ma femme, fit-il en jetant un regard rapidesur chacun de nous.

Personne ne sut que dire, et nous noustaisions.

– Peu importe, du reste,pardonnez-moi ; je ne veux pas vous déranger, ajouta-t-il, enfaisant entendre son hoquet particulier.

– Mais du tout, je vous en prie… fitl’avocat, sans bien savoir de quoi il le priait.

Sans l’écouter. Pozdnychev tourna le dos etalla reprendre sa place.

L’avocat et la dame se mirent à causer à voixbasse.

J’étais en face de Pozdnychev et ne savais quedire. Il faisait trop sombre pour pouvoir lire ; je fermai lesyeux et fis semblant de sommeiller. Nous arrivâmes ainsi à lastation suivante.

L’avocat et la dame changèrent de wagon, et lecommis s’endormit bientôt.

Pozdnychev ne cessait de fumer et de boire lethé qu’il avait fait précédemment infuser.

Lorsque j’ouvris les yeux et le regardai, ilm’apostropha soudainement d’un ton irrité :

– Il vous est désagréable, sans doute,sachant qui je suis, de voyager en ma compagnie ? Je puischanger de place…

– Mais, aucunement…

– Alors, voulez-vous bien accepter… Ilest un peu fort seulement…

Il me versa de son thé.

– Et ils prétendent… et ne font quementir… dit-il.

– De quoi parlez-vous ?

– Toujours de la même chose… De leuramour… Vous n’avez pas sommeil ?

– Pas du tout.

– Voulez-vous alors que je vous contecomment je fus conduit par ce même amour à ce qui m’estarrivé ?

– Certes, oui, si cela ne vous est paspénible.

– Ce qui m’est pénible, c’est de garderle silence… Mais prenez donc le thé… Il n’est pas tropfort ?…

Le thé était, en effet, comme de la bière,mais j’en bus quand même un verre.

Un contrôleur passa à ce moment. Pozdnychevl’accompagna d’un regard irrité et commença dès qu’il eutdisparu.

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