Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

X

Le cœur d’Albine palpitait d’espoir etd’enthousiasme. Ne pouvant se contenir, elle montrait de la tête,avec un imperceptible sourire à Ludovique tantôt le large dos ducosaque, tantôt le fond de la voiture. Ludovique d’un air entendu,regardait devant elle sans sourciller, en plissant légèrement leslèvres.

La journée était claire ; de tous côtéss’étendait à l’infini le désert reluisant des steppes, argentéessous les rayons obliques du soleil matinal. Des deux côtés de laroute, où résonnait comme sur l’asphalte le galop rapide deschevaux bashkirs apparaissaient les tertres des marmottes ;derrière chaque groupe se tenait un petit animal de garde qui aprèsavoir signalé le danger par un sifflement strident, s’élançait danssa tanière. On ne rencontrait que de rares voyageurs : unecolonne de charrettes chargées de blé ou un Bashkir à cheval aveclequel notre cosaque échangeait rapidement quelques motstartares.

À chaque relais les nouveaux chevaux que l’onprenait étaient frais, bien nourris et le bon pourboire quedistribuait Albine aux cochers faisait, suivant leur expression,filer la poste.

Dès la première halte saisissant l’instant oùle cocher emmenait les chevaux et où le cosaque entrait dans lacour du relais, Albine se pencha vers son mari, lui demanda commentil se trouvait et s’il avait besoin de quelque chose.

– Je suis très bien et je n’ai besoin derien, je resterai facilement quarante-huit heures ainsi.

Vers le soir, on arriva dans le grand bourg deDergatchi. Pour permettre à son mari de prendre un peu d’air et dedétendre ses membres, Albine donna l’ordre de s’arrêter, non pas aurelais, mais à l’auberge ; puis elle envoya aussitôt lecosaque acheter du lait et des œufs. La voiture fut mise sousl’auvent, et comme il faisait déjà sombre, Ludovique fut détachéepour guetter le retour du cosaque. Albine fit sortir son mari, luidonna à manger, et celui-ci put réintégrer à temps sa cachette.

On envoya chercher les chevaux et on repartit.Albine se sentait de plus en plus joyeuse et ne réussissait pas àcontenir son enthousiasme ; elle ne pouvait parler qu’àLudovique au cosaque ou au petit chien, mais elle ne se privait pasde s’amuser de tous les trois. Ludovique, malgré sa laideur,soupçonnant à chaque homme des visées amoureuses sur elle, elle secroyait aimée du robuste et bon cosaque dont le regard clair et lagrande bonhomie plaisaient aux deux femmes. Albine s’amusait dupetit Trésor qu’elle menaçait du doigt chaque fois qu’il flairaitla caisse de Ludovique et de sa coquetterie comique avec lecosaque, tout innocent d’entreprise amoureuse. Incitée par ledanger, par le commencement de la réalisation de son plan, parl’air vif de la steppe, la jeune femme ressentait une allégresse etune gaieté enfantine qu’elle n’avait pas éprouvées depuislongtemps. Migourski entendant le joyeux bavardage de sa femme,oubliait la grande gêne qu’il éprouvait, la chaleur et la soif quile faisaient souffrir et se réjouissait de sa joie.

Vers la fin de la deuxième journée, oncommençait à distinguer dans la brume de vagues formes :c’était la ville de Saratov et la Volga. Le cosaque, dont les yeuxétaient faits à la steppe, apercevait nettement le fleuve et lesmâts qu’il montrait à Ludovique. Celle-ci naturellement, prétendaitles voir. Albine ne distinguait rien, mais cria exprès à hautevoix, en parlant à Trésor :

– Saratov, voici Saratov, voici la Volga,avec le dessein de l’annoncer à son mari.

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