Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

VII

 

– C’est bien par des jerseys, des cheveuxbouclés, des tournures que, moi aussi, j’ai été séduit.

Je n’étais pas, il est vrai, difficile àprendre au piège ; car j’ai été élevé dans des conditions où,tels les concombres en serre, poussent des jeunes gens facilementamoureux. La nourriture abondante n’est-elle pas un excitant pourles oisifs ? Les hommes de notre société sont nourris commedes étalons : Cela vous étonne ? C’est pourtant ainsi. Jene l’avais pas vu moi-même jusqu’à ces derniers temps ;maintenant, je vois. Et ce qui me tourmente, c’est précisément quepersonne ne s’en aperçoit et que tous en émettent des idées aussistupides que celles exprimées par la dame de tout à l’heure.

Dans ma contrée, ce printemps, les paysanstravaillaient à la construction d’un chemin de fer. Vous savez dequoi se nourrissent habituellement nos paysans : de pain, dekvass [2]et d’oignons. Cela suffit à un moujik pourtravailler convenablement aux champs. Au chemin de fer, on luidonne de la kacha [3]et une livrede viande. Mais cette viande, il en donne l’équivalent pendantseize heures de travail en poussant une brouette de trente pouds.La nourriture et le travail se compensent. Nous qui avalons deuxlivres de viande, du gibier, du poisson, toutes sortes de boissonset de mets échauffants, où le dépensons-nous ? En des excèssensuels. Si alors on ouvre la soupape de sûreté, tout va bien. Sion la ferme, comme je l’ai fermée plus d’une fois, il en résulteune excitation qui, dévoyée par les romans, les vers, la musique,la bonne chère, devient l’amour le plus caractérisé, parfoisl’amour « platonique » même.

C’est ainsi que je suis devenu amoureux, commetout le monde. Rien n’y manquait, délices, attendrissements,poésie. Au fond, cet amour était l’œuvre de la mère et du couturierd’une part, et des bons dîners et de l’oisiveté de l’autre. Sanspromenades en bateau, sans taille svelte, sans robes bien ajustées,sans sorties en commun, la jeune fille restant chez elle, enpeignoir informe, moi-même étant dans des conditions normales d’unhomme se nourrissant à la mesure du travail fourni, je ne seraispas tombé amoureux et aucun malheur n’en serait résulté.

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