Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

VI

Le brave colonel obtint l’autorisation del’autorité supérieure. On fit venir d’Orenbourg un curé qui mariales deux fiancés. La colonelle servit de mère à la jeune fille,l’une des élèves de Migourski porta la sainte image et Brjozovski,le Polonais déporté fut garçon d’honneur.

Si étrange que cela paraisse, Albine, quiaimait passionnément son mari, ne le connaissait pas du tout ;ce ne fut qu’après le mariage qu’elle commença à faire saconnaissance. Il est certain qu’elle trouva dans cet homme en chairet en os pas mal de choses ordinaires et nullement poétiques,absentes de l’image qu’elle portait et choyait dans sonimagination. Mais, en revanche, et précisément parce qu’elle avaitaffaire à un être vivant, elle y trouva des qualités simples etbonnes qui n’existaient pas dans l’être imaginaire. Elle avaitentendu ses amis parler de la bravoure de Migourski à la guerre,savait le courage qu’il avait montré au moment de la perte de safortune et de sa liberté ; aussi se l’était-elle représentécomme un héros, vivant constamment d’une existence surnaturelle. Ordans la réalité, si robuste qu’il fût au point de vue physique etsi brave au moral, il se trouvait être le plus doux des agneaux, leplus simple des hommes ; il avait toujours le même sourired’enfant, perdu au milieu de ses lèvres voluptueuses, de sabarbiche et de ses moustaches blondes, qui l’avaient charmée àRojanka, et cette pipe inextinguible qui devait lui être siparticulièrement pénible pendant sa grossesse.

Migourski, à son tour, ne connut véritablementAlbine qu’après son mariage et, pour la première fois, eut par ellel’idée de la femme. Celles qu’il avait connues avant le mariage nepouvaient pas lui apprendre ce qu’était la femme ; et ce qu’iltrouva en Albine, en tant que femme en général le surprit etl’aurait peut-être désillusionné de la femme en général, s’iln’avait éprouvé pour Albine, en tant qu’Albine, un sentimentparticulièrement tendre et noble.

Il ressentait pour Albine, en tant que femmeen général, une sorte de condescendance affable et un peu ironique,tandis que pour Albine, en tant qu’Albine, il éprouvait nonseulement un amour tendre, mais aussi de l’adoration ; ilavait conscience d’être son débiteur et le bonheur était imméritéqu’elle lui avait donné.

Les Migourski étaient heureux par leur seulamour ; en concentrant leur affection l’un sur l’autre, ilséprouvaient au milieu des étrangers la sensation de deux êtreségarés et engourdis par le froid qui s’étaient réchauffés l’un parl’autre. La part que prenait à leur vie la bonne Ludovique dévouéejusqu’à la servilité, bougonnante, comique et amoureuse de tous leshommes, aidait à leur bonheur. Ils étaient également heureux parleurs enfants. Un an après leur mariage, ils eurent un fils,dix-huit mois plus tard, une fille. Le petit garçon était l’imagede la mère ; mêmes yeux, même vivacité, même grâce. Lafillette était un petit animal beau et bien portant.

Leur malheur venait de l’éloignement de leurpays et, surtout, de leur situation de constante humiliation.Albine en souffrait particulièrement. Lui, son José, son héros, sonidéal, était obligé de se raidir devant chaque officier, de prendrela faction, en un mot, de se soumettre servilement. Enfin, lesnouvelles de Pologne étaient des plus pénibles. Presque tous leursparents et amis étaient déportés ou exilés. Pour eux-mêmes, lasituation ne pouvait comporter aucune amélioration. Toutes lestentatives faites pour obtenir leur pardon, ou du moins l’élévationde Migourski au grade d’officier, étaient restées vaines.Nicolas Ier faisait passer des revues, des parades,fréquentait les bals masqués, y cherchait des intrigues, parcouraitla Russie à bride abattue sans aucune nécessité, apeurant les genset crevant les chevaux ; mais lorsque quelque téméraire osait,dans un rapport, lui demander un peu d’allégement au sort desdécembristes [7] ou des Polonais, de ces déportés quisouffraient à cause de leur amour pour la patrie que lui-mêmeglorifiait, la poitrine bombée, le regard fixe, il répondait :« Qu’ils servent encore… c’est trop tôt… » Comme s’ilsavait vraiment le moment où le temps serait venu d’être clément.Et tous ses courtisans, généraux, chambellans, ainsi que leursfemmes, gavés par lui, s’attendrissaient devant l’extraordinaireprévoyance et la sagesse de ce « grand homme ».

En somme, il y avait pourtant dans la vie desMigourski plus de joie que de peine.

Cinq ans se passèrent ainsi. Soudain, unterrible malheur les frappa : leur fillette tomba malade,puis, peu après, ce fut le tour du garçonnet. En l’absence desmédecins, le petit, après avoir été durant trois jours en proie àune fièvre intense, mourut le quatrième ; deux jours après, lafillette mourut également.

Si Albine ne s’était pas jetée dans l’Oural,c’est qu’elle ne pouvait pas penser sans terreur à ce quedeviendrait son mari en apprenant son suicide. Mais elle n’ensupportait pas moins difficilement la vie. Si active autrefois,elle abandonnait maintenant tous les soins du ménage à Ludovique.Elle demeurait de longues heures les yeux fixes, ou bien, se levanten sursaut, courait dans sa chambrette, et là, sans répondre un motaux paroles de consolation de son mari et de la bonne, pleurait ensilence en les suppliant de ! a laisser seule.

En été, elle allait sur la tombe de sesenfants et meurtrissait son cœur à la pensée de ce qu’ils avaientété et de ce qu’ils auraient pu être. Elle était surtout torturéepar cette idée que ses enfants auraient vécu s’ils avaient habitéla ville où le secours du médecin était possible.

« Pourquoi cela ?songeait-elle : José et moi ne demandions rien àpersonne ; notre seul désir était de vivre comme ont vécu nosaïeux ; pour moi, je n’aspirais qu’à vivre avec lui, àl’aimer, à chérir mes enfants, mes petits, et à les élever… etvoilà qu’on le torture, qu’on le déporte, et qu’on m’enlève, à moi,ce qui m’est plus cher que la lumière. Pourquoi ?Pourquoi ? » demandait-elle aux hommes et à Dieu.

Elle ne pouvait même se représenter lapossibilité d’une réponse quelconque, et, en dehors de cetteréponse, la vie n’avait pour elle aucun sens, elle s’était arrêtée.La misérable vie d’exil qu’elle savait naguère embellir par sagrâce et son goût était devenue insupportable non seulement à elle,mais aussi à Migourski, qui souffrait pour elle et ne savaitcomment la consoler.

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