Cyrano de Bergerac

Scène III

Les mêmes, Cyrano.

 

CYRANO, sortant de sa tente,tranquille, une plume à l’oreille, un livre à la main.

 

Hein ?

 

(Silence. Au premiercadet.)

 

Pourquoi t’en vas-tu, toi, de ce pasqui traîne ?

 

LE CADET.

 

J’ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !…

 

CYRANO.

 

Et quoi donc ?

 

LE CADET.

 

L’estomac !

 

CYRANO.

 

Moi de même, pardi !

 

LE CADET.

 

Cela doit te gêner ?

 

CYRANO.

 

Non, cela me grandit.

 

DEUXIÈME CADET.

 

J’ai les dents longues !

 

CYRANO.

 

Tu n’en mordras que plus large.

 

UN TROISIÈME.

 

Mon ventre sonne creux !

 

CYRANO.

 

Nous y battrons la charge.

 

UN AUTRE.

 

Dans les oreilles, moi, j’ai des bourdonnements.

 

CYRANO.

 

Non, non ; ventre affamé, pas d’oreilles : tumens !

 

UN AUTRE.

 

Oh ! manger quelque chose, – à l’huile !

 

CYRANO, le décoiffant et luimettant son casque dans la main.

 

Ta salade.

 

UN AUTRE.

 

Qu’est-ce qu’on pourrait bien dévorer ?

 

CYRANO, lui jetant le livre qu’iltient à la main.

 

L’Iliade.

 

UN AUTRE.

 

Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !

 

CYRANO.

 

Il devrait t’envoyer du perdreau ?

 

LE MÊME.

 

Pourquoi pas ?

Et du vin !

 

CYRANO.

 

Richelieu, du bourgogne, if youplease ?

 

LE MÊME.

 

Par quelque capucin !

 

CYRANO.

 

L’éminence qui grise ?

 

UN AUTRE.

 

J’ai des faims d’ogre !

 

CYRANO.

 

Eh ! bien !… tu croques lemarmot !

 

LE PREMIER CADET, haussant lesépaules.

 

Toujours le mot, la pointe !

 

CYRANO.

 

Oui, la pointe, le mot !

Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,

En faisant un bon mot, pour une belle cause !

– Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,

Et par un ennemi qu’on sait digne de soi,

Sur un gazon de gloire et loin d’un lit de fièvres,

Tomber la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres !

 

CRIS DE TOUS.

 

J’ai faim !

 

CYRANO, se croisant lesbras.

 

Ah çà ! mais vous ne pensez qu’àmanger ?…

– Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ;

Du double étui de cuir tire l’un de tes fifres,

Souffle, et joue à ce tas de goinfres et de piffres

Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,

Dont chaque note est comme une petite sœur,

Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,

Ces airs dont la lenteur est celle des fumées

Que le hameau natal exhale de ses toits,

Ces airs dont la musique a l’air d’être en patois !…

 

(Le vieux s’assied et prépare sonfifre.)

 

Que la flûte, aujourd’hui, guerrière qui s’afflige,

Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige

Tes doigts semblent danser un menuet d’oiseau,

Qu’avant d’être d’ébène, elle fut de roseau ;

Que sa chanson l’étonne, et qu’elle y reconnaisse

L’âme de sa rustique et paisible jeunesse !…

 

(Le vieux commence à jouer desairs languedociens.)

 

Écoutez, les Gascons… Ce n’est plus, sous ses doigts,

Le fifre aigu des camps, c’est la flûte des bois !

Ce n’est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,

C’est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !…

Écoutez… C’est le val, la lande, la forêt,

Le petit pâtre brun sous son rouge béret,

C’est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,

Écoutez, les Gascons : c’est toute la Gascogne !

 

(Toutes les têtes se sont inclinées ; – tous les yeuxrêvent ; – et des larmes sont furtivement essuyées, avec unrevers de manche, un coin de manteau.)

 

CARBON, à Cyrano, bas.

 

Mais tu les fais pleurer !

 

CYRANO.

 

De nostalgie !… Un mal

Plus noble que la faim !… pas physique :moral !

J’aime que leur souffrance ait changé de viscère,

Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre !

 

CARBON.

 

Tu vas les affaiblir en les attendrissant !

 

CYRANO, qui a fait signe autambour d’approcher.

 

Laisse donc ! Les héros qu’ils portent dans leur sang

Sont vite réveillés ! Il suffit…

 

(Il fait un geste. Le tambourroule.)

 

TOUS, se levant et se précipitantsur leurs armes.

 

Hein ?… Quoi ?…Qu’est-ce ?

 

CYRANO, souriant.

 

Tu vois, il a suffi d’un roulement de caisse !

Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour…

Ce qui du fifre vient s’en va par le tambour !

 

UN CADET, qui regarde aufond.

 

Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche !

 

TOUS LES CADETS,murmurant.

 

Hou…

 

CYRANO, souriant.

 

Murmure

Flatteur !

 

UN CADET.

 

Il nous ennuie !

 

UN AUTRE.

 

Avec, sur son armure,

Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !

 

UN AUTRE.

 

Comme si l’on portait du linge sur du fer !

 

LE PREMIER.

 

C’est bon lorsque à son cou l’on a quelque furoncle !

 

LE DEUXIÈME.

 

Encore un courtisan !

 

UN AUTRE.

 

Le neveu de son oncle !

 

CARBON.

 

C’est un Gascon pourtant !

 

LE PREMIER.

 

Un faux !… Méfiez-vous !

Parce que, les Gascons… ils doivent être fous.

Rien de plus dangereux qu’un Gascon raisonnable.

 

LE BRET.

 

Il est pâle !

 

UN AUTRE.

 

Il a faim… autant qu’un pauvrediable !

Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,

Sa crampe d’estomac étincelle au soleil !

 

CYRANO, vivement.

 

N’ayons pas l’air non plus de souffrir ! Vous, voscartes,

Vos pipes et vos dés…

 

(Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, surdes escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument delongues pipes de pétun.)

 

Et moi, je lis Descartes.

 

(Il se promène de long en large et lit dans un petit livrequ’il a tiré de sa poche. – Tableau. – De Guiche entre. Tout lemonde a l’air absorbé et content. Il est très pâle. Il va versCarbon.)

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