Cyrano de Bergerac

Scène IV

Les mêmes, Cyrano, puisBellerose, Jodelet.

 

MONTFLEURY, aux marquis.

 

Venez à mon secours,

Messieurs !

 

UN MARQUIS,nonchalamment.

 

Mais jouez donc !

 

CYRANO.

 

Gros homme, si tu joues

Je vais être obligé de te fesser les joues !

 

LE MARQUIS.

 

Assez !

 

CYRANO.

 

Que les marquis se taisent sur leursbancs,

Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !

 

TOUS LES MARQUIS,debout.

 

C’en est trop !… Montfleury…

 

CYRANO.

 

Que Montfleury s’en aille,

Ou bien je l’essorille et le désentripaille !

 

UNE VOIX.

 

Mais…

 

CYRANO.

 

Qu’il sorte !

 

UNE AUTRE VOIX.

 

Pourtant…

 

CYRANO.

 

Ce n’est pas encor fait ?

 

(Avec le geste de retrousser sesmanches.)

 

Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet,

Découper cette mortadelle d’Italie !

 

MONTFLEURY, rassemblant toute sadignité.

 

En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !

 

CYRANO, très poli.

 

Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,

Avait l’honneur de vous connaître, croyez bien

Qu’en vous voyant si gros et bête comme une urne,

Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.

 

LE PARTERRE.

 

Montfleury ! Montfleury ! – La pièce deBaro ! –

 

CYRANO, à ceux qui crient autourde lui.

 

Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau.

Si vous continuez, il va rendre sa lame !

 

(Le cercle s’élargit.)

 

LA FOULE, reculant.

 

Hé ! là !…

 

CYRANO, à Montfleury.

 

Sortez de scène !

 

LA FOULE, se rapprochant etgrondant.

 

Oh ! oh !

 

CYRANO, se retournantvivement.

 

Quelqu’un réclame ?

 

(Nouveau recul.)

 

UNE VOIX, chantant aufond.

 

Monsieur de Cyrano

Vraiment nous tyrannise,

Malgré ce tyranneau

On jouera la Clorise.

 

TOUTE LA SALLE,chantant.

 

La Clorise, laClorise !…

 

CYRANO.

 

Si j’entends une fois encor cette chanson,

Je vous assomme tous.

 

UN BOURGEOIS.

 

Vous n’êtes pas Samson !

 

CYRANO.

 

Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?

 

UNE DAME, dans lesloges.

 

C’est inouï !

 

UN SEIGNEUR.

 

C’est scandaleux !

 

UN BOURGEOIS.

 

C’est vexatoire !

 

UN PAGE.

 

Ce qu’on s’amuse !

 

LE PARTERRE.

 

Kss ! – Montfleury ! –Cyrano !

 

CYRANO.

 

Silence !

 

LE PARTERRE, en délire.

 

Hi han ! Bêê ! Ouah,ouah ! Cocorico !

 

CYRANO.

 

Je vous…

 

UN PAGE.

 

Miâou !

 

CYRANO.

 

Je vous ordonne de voustaire !

Et j’adresse un défi collectif au parterre !

– J’inscris les noms ! – Approchez-vous, jeuneshéros !

Chacun son tour ! Je vais donner desnuméros ! –

Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?

Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Lepremier duelliste,

Je l’expédie avec les honneurs qu’on lui doit !

– Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.

 

(Silence.)

 

La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?

Pas un nom ? – Pas un doigt ? – C’est bien. Jecontinue.

 

(Se retournant vers la scène oùMontfleury attend avec angoisse.)

 

Donc, je désire voir le théâtre guéri

De cette fluxion. Sinon…

 

(La main à son épée.)

 

le bistouri !

 

MONTFLEURY.

 

Je…

 

CYRANO, descend de sa chaise,s’assied au milieu du rond qui s’est formé, s’installe comme chezlui.

 

Mes mains vont frapper trois claques,pleine lune !

Vous vous éclipserez à la troisième.

 

LE PARTERRE, amusé.

 

Ah ?…

 

CYRANO, frappant dans sesmains.

 

Une !

 

MONTFLEURY.

 

Je…

 

UNE VOIX, des loges.

 

Restez !

 

LE PARTERRE.

 

Restera… restera pas…

 

MONTFLEURY.

 

Je crois,

Messieurs…

 

CYRANO.

 

Deux !

 

MONTFLEURY.

 

Je suis sûr qu’il vaudrait mieuxque…

 

CYRANO.

 

Trois !

 

(Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête derires, de sifflets et de huées.)

 

LA SALLE.

 

Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…

 

CYRANO, épanoui, se renverse sursa chaise, et croise ses jambes.

 

Qu’il revienne, s’il l’ose !

 

UN BOURGEOIS.

 

L’orateur de la troupe !

 

(Bellerose s’avance etsalue.)

 

LES LOGES.

 

Ah !… Voilà Bellerose !

 

BELLEROSE, avecélégance.

 

Nobles seigneurs…

 

LE PARTERRE.

 

Non ! Non !Jodelet !

 

JODELET, s’avance, et,nasillard.

 

Tas de veaux !

 

LE PARTERRE.

 

Ah ! Ah ! Bravo ! très bien !bravo !

 

JODELET.

 

Pas de bravos !

Le gros tragédien dont vous aimez le ventre

S’est senti…

 

LE PARTERRE.

 

C’est un lâche !

 

JODELET.

 

Il dut sortir !

 

LE PARTERRE.

 

Qu’il rentre !

 

LES UNS.

 

Non !

 

LES AUTRES.

 

Si !

 

UN JEUNE HOMME, àCyrano.

 

Mais à la fin, monsieur, quelleraison

Avez-vous de haïr Montfleury ?

 

CYRANO, gracieux, toujoursassis.

 

Jeune oison,

J’ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.

Primo : c’est un acteur déplorable, quigueule,

Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau,

Le vers qu’il faut laisser s’envoler ! –Secundo :

Est mon secret…

 

LE VIEUX BOURGEOIS, derrièrelui.

 

Mais vous nous privez sansscrupule

De la Clorise ! Je m’entête…

 

CYRANO, tournant sa chaise versle bourgeois, respectueusement.

 

Vieille mule,

Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,

J’interromps sans remords !

 

LES PRÉCIEUSES, dans lesloges.

 

Ha ! – Ho ! – NotreBaro !

Ma chère ! – Peut-on dire ?… Ah !Dieu !…

 

CYRANO, tournant sa chaise versles loges, galant.

 

Belles personnes,

Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes

De rêve, d’un sourire enchantez un trépas,

Inspirez-nous des vers… mais ne les jugez pas !

 

BELLEROSE.

 

Et l’argent qu’il va falloir rendre !

 

CYRANO, tournant sa chaise versla scène.

 

Bellerose,

Vous avez dit la seule intelligente chose !

Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous.

 

(Il se lève, et lançant un sacsur la scène.)

 

Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !

 

LA SALLE, éblouie.

 

Ah !… Oh !…

 

JODELET, ramassant prestement labourse et la soupesant.

 

À ce prix-là, monsieur, jet’autorise

À venir chaque jour empêcher la Clorise !…

 

LA SALLE

 

Hu !… Hu !…

 

JODELET.

 

Dussions-nous même ensemble êtrehués !…

 

BELLEROSE.

 

Il faut évacuer la salle !…

 

JODELET.

 

Évacuez !…

 

(On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d’un airsatisfait. Mais la foule s’arrête bientôt en entendant la scènesuivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges,étaient déjà debout, leur manteau remis, s’arrêtent pour écouter,et finissent par se rasseoir.)

 

LE BRET, à Cyrano.

 

C’est fou !…

 

UN FÂCHEUX, qui s’est approché deCyrano.

 

Le comédien Montfleury ! quelscandale !

Mais il est protégé par le duc de Candale !

Avez-vous un patron ?

 

CYRANO.

 

Non !

 

LE FÂCHEUX.

 

Vous n’avez pas ?…

 

CYRANO.

 

Non !

 

LE FÂCHEUX.

 

Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?…

 

CYRANO, agacé.

 

Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?

Non, pas de protecteur…

 

(La main à son épée.)

 

Mais une protectrice !

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais vous allez quitter la ville ?

 

CYRANO.

 

C’est selon.

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais le duc de Candale a le bras long !

 

CYRANO.

 

Moins long

Que n’est le mien…

 

(Montrant son épée.)

 

quand je lui mets cetterallonge !

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais vous ne songez pas à prétendre…

 

CYRANO.

 

J’y songe.

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais…

 

CYRANO.

 

Tournez les talons, maintenant.

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais…

 

CYRANO.

 

Tournez !

– Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.

 

LE FÂCHEUX, ahuri.

 

Je…

 

CYRANO, marchant surlui.

 

Qu’a-t-il d’étonnant ?

 

LE FÂCHEUX, reculant.

 

Votre Grâce se trompe…

 

CYRANO.

 

Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?…

 

LE FÂCHEUX, même jeu.

 

Je n’ai pas…

 

CYRANO.

 

Ou crochu comme un bec dehibou ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Je…

 

CYRANO.

 

Y distingue-t-on une verrue aubout ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais…

 

CYRANO.

 

Ou si quelque mouche, à pas lents, s’ypromène ?

Qu’a-t-il d’hétéroclite ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Oh !…

 

CYRANO.

 

Est-ce un phénomène ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais d’y porter les yeux j’avais su me garder !

 

CYRANO.

 

Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ?

 

LE FÂCHEUX.

 

J’avais…

 

CYRANO.

 

Il vous dégoûte alors ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Monsieur…

 

CYRANO.

 

Malsaine

Vous semble sa couleur ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Monsieur !

 

CYRANO.

 

Sa forme, obscène ?

 

LE FÂCHEUX.

 

Mais du tout !…

 

CYRANO.

 

Pourquoi donc prendre un airdénigrant ?

– Peut-être que monsieur le trouve un peu tropgrand ?

 

LE FÂCHEUX, balbutiant.

 

Je le trouve petit, tout petit, minuscule !

 

CYRANO.

 

Hein ? comment ? m’accuser d’un pareilridicule ?

Petit, mon nez ? Holà !

 

LE FÂCHEUX.

 

Ciel !

 

CYRANO.

 

Énorme, mon nez !

– Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez

Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,

Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice

D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,

Libéral, courageux, tel que je suis, et tel

Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,

Déplorable maraud ! car la face sans gloire

Que va chercher ma main en haut de votre col,

Est aussi dénuée…

 

(Il le soufflette.)

 

LE FÂCHEUX.

 

Aï !

 

CYRANO.

 

De fierté, d’envol,

De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,

De somptuosité, de Nez enfin, que celle…

 

(Il le retourne par les épaules,joignant le geste à la parole.)

 

Que va chercher ma botte au bas de votre dos !

 

LE FÂCHEUX, se sauvant.

 

Au secours ! À la garde !

 

CYRANO.

 

Avis donc aux badauds

Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,

Et si le plaisantin est noble, mon usage

Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,

Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !

 

DE GUICHE, qui est descendu de lascène, avec les marquis.

 

Mais à la fin il nous ennuie !

 

LE VICOMTE DE VALVERT, haussantles épaules.

 

Il fanfaronne !

 

DE GUICHE.

 

Personne ne va donc lui répondre ?…

 

LE VICOMTE.

 

Personne ?

Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…

 

(Il s’avance vers Cyrano quil’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)

 

Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.

 

CYRANO, gravement.

 

Très.

 

LE VICOMTE, riant.

 

Ha !

 

CYRANO, imperturbable.

 

C’est tout ?…

 

LE VICOMTE.

 

Mais…

 

CYRANO.

 

Ah ! non ! c’est un peucourt, jeune homme !

On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses ensomme…

En variant le ton, – par exemple, tenez :

Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,

Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »

Amical : « Mais il doit tremper dans votretasse !

Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »

Descriptif : « C’est un roc !… c’est unpic !… c’est un cap !

Que dis-je, c’est un cap ?… C’est unepéninsule ! »

Curieux : « De quoi sert cette oblonguecapsule ?

D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »

Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux

Que paternellement vous vous préoccupâtes

De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »

Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,

La vapeur du tabac vous sort-elle du nez

Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »

Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée

Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »

Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol

De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »

Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane

Appelle Hippocampelephantocamélos

Dut avoir sous le front tant de chair sur tantd’os ! »

Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à lamode ?

Pour pendre son chapeau, c’est vraiment trèscommode ! »

Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,

T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »

Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand ilsaigne ! »

Admiratif : « Pour un parfumeur, quelleenseigne ! »

Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous untriton ? »

Naïf : « Ce monument, quand levisite-t-on ? »

Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on voussalue,

C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »

Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ?Nanain !

C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melonnain ! »

Militaire : « Pointez contrecavalerie ! »

Pratique : « Voulez-vous le mettre enloterie ?

Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »

Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :

« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître

A détruit l’harmonie ! Il en rougit, letraître ! »

– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit

Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit.

Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,

Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres

Vous n’avez que les trois qui forment le mot :sot !

Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut

Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,

Me servir toutes ces folles plaisanteries,

Que vous n’en eussiez pas articulé le quart

De la moitié du commencement d’une, car

Je me les sers moi-même, avec assez de verve,

Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

 

DE GUICHE, voulant emmener levicomte pétrifié.

 

Vicomte, laissez donc !

 

LE VICOMTE, suffoqué.

 

Ces grands airs arrogants !

Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !

Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

 

CYRANO.

 

Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.

Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,

Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;

Je ne sortirais pas avec, par négligence,

Un affront pas très bien lavé, la conscience

Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,

Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.

Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,

Empanaché d’indépendance et de franchise ;

Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est

Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,

Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,

Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,

Je fais, en traversant les groupes et les ronds,

Sonner les vérités comme des éperons.

 

LE VICOMTE.

 

Mais, monsieur…

 

CYRANO.

 

Je n’ai pas de gants ?… la belleaffaire !

Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !

– Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun.

Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.

 

LE VICOMTE.

 

Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !

 

CYRANO, ôtant son chapeau etsaluant comme si le vicomte venait de se présenter.

 

Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule

De Bergerac.

 

(Rires.)

 

LE VICOMTE, exaspéré.

 

Bouffon !

 

CYRANO, poussant un cri commelorsqu’on est saisi d’une crampe.

 

Ay !…

 

LE VICOMTE, qui remontait, seretournant.

 

Qu’est-ce encor qu’il dit ?

 

CYRANO, avec des grimaces dedouleur.

 

Il faut la remuer car elle s’engourdit…

– Ce que c’est que de la laisserinoccupée ! –

Ay !…

 

LE VICOMTE.

 

Qu’avez-vous ?

 

CYRANO.

 

J’ai des fourmis dans monépée !

 

LE VICOMTE, tirant lasienne.

 

Soit !

 

CYRANO.

 

Je vais vous donner un petit coupcharmant.

 

LE VICOMTE, méprisant.

 

Poète !…

 

CYRANO.

 

Oui, monsieur, poète ! ettellement,

Qu’en ferraillant je vais – hop ! – à l’improvisade,

Vous composer une ballade.

 

LE VICOMTE.

 

Une ballade ?

 

CYRANO.

 

Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?

 

LE VICOMTE.

 

Mais…

 

CYRANO, récitant comme uneleçon.

 

La ballade, donc, se compose detrois

Couplets de huit vers…

 

LE VICOMTE, piétinant.

 

Oh !

 

CYRANO, continuant.

 

Et d’un envoi de quatre…

 

LE VICOMTE.

 

Vous…

 

CYRANO.

 

Je vais tout ensemble en faire une etme battre,

Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.

 

LE VICOMTE.

 

Non !

 

CYRANO.

 

Non ?

 

(Déclamant.)

 

« Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon

Monsieur de Bergerac eut avec unbélître ! »

 

LE VICOMTE.

 

Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plaît ?

 

CYRANO.

 

C’est le titre.

 

LA SALLE, surexcitée au plus hautpoint.

 

Place ! – Très amusant ! – Rangez-vous ! – Pas debruits !

 

(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et lesofficiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; lespages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmesdebout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshommes. Àgauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)

 

CYRANO, fermant une seconde lesyeux.

 

Attendez !… je choisis mes rimes… Là, j’y suis.

 

(Il fait ce qu’il dit, àmesure.)

 

Je jette avec grâce mon feutre,

Je fais lentement l’abandon

Du grand manteau qui mecalfeutre,

Et je tire mon espadon ;

Élégant comme Céladon,

Agile comme Scaramouche,

Je vous préviens, cher Mirmydon,

Qu’à la fin de l’envoi jetouche !

 

(Premiers engagements defer.)

 

Vous auriez bien dû resterneutre ;

Où vais-je vous larder,dindon ?…

Dans le flanc, sous votremaheutre ?…

Au cœur, sous votre bleucordon ?…

– Les coquilles tintent,ding-don !

Ma pointe voltige : unemouche !

Décidément… c’est au bedon,

Qu’à la fin de l’envoi, jetouche.

 

Il me manque une rime en eutre…

Vous rompez, plus blancqu’amidon ?

C’est pour me fournir le motpleutre !

– Tac ! je pare la pointedont

Vous espériez me fairedon ; –

J’ouvre la ligne, – je la bouche…

Tiens bien ta broche,Laridon !

À la fin de l’envoi, je touche.

 

(Il annoncesolennellement.)

 

ENVOI.

 

Prince, demande à Dieupardon !

Je quarte du pied, j’escarmouche,

Je coupe, je feinte…

 

(Se fendant.)

 

Hé ! là, donc !

 

(Le vicomte chancelle ;Cyrano salue.)

 

À la fin de l’envoi, je touche.

 

(Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurset des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitentCyrano. Ragueneau danse d’enthousiasme. Le Bret est heureux etnavré. Les amis du vicomte le soutiennent et l’emmènent.)

 

LA FOULE, en un longcri.

 

Ah !…

 

UN CHEVAU-LÉGER.

 

Superbe !

 

UNE FEMME.

 

Joli !

 

RAGUENEAU.

 

Pharamineux !

 

UN MARQUIS.

 

Nouveau !…

 

LE BRET.

 

Insensé !

 

(Bousculade autour de Cyrano. Onentend.)

 

… Compliments !… félicite…bravo…

 

VOIX DE FEMME.

 

C’est un héros !…

 

UN MOUSQUETAIRE, s’avançantvivement vers Cyrano, la main tendue.

 

Monsieur, voulez-vous mepermettre ?…

C’est tout à fait très bien, et je crois m’yconnaître ;

J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant !…

 

(Il s’éloigne.)

 

CYRANO, à Cuigy.

 

Comment s’appelle donc ce monsieur ?

 

CUIGY.

 

D’Artagnan.

 

LE BRET, à Cyrano, lui prenant lebras.

 

Çà, causons !…

 

CYRANO.

 

Laisse un peu sortir cette cohue…

 

(À Bellerose.)

 

Je peux rester ?

 

BELLEROSE,respectueusement.

 

Mais oui !…

 

(On entend des cris audehors.)

 

JODELET, qui a regardé.

 

C’est Montfleury qu’on hue !

 

BELLEROSE,solennellement.

 

Sic transit !…

 

(Changeant de ton, au portier etau moucheur de chandelles.)

 

Balayez. Fermez. N’éteignez pas.

Nous allons revenir après notre repas,

Répéter pour demain une nouvelle farce.

 

(Jodelet et Bellerose sortent,après de grands saluts à Cyrano.)

 

LE PORTIER, à Cyrano.

 

Vous ne dînez donc pas ?

 

CYRANO.

 

Moi ?… Non.

 

(Le portier se retire.)

 

LE BRET, à Cyrano.

 

Parce que ?

 

CYRANO, fièrement.

 

Parce…

 

(Changeant de ton, en voyant quele portier est loin.)

 

Que je n’ai pas d’argent !…

 

LE BRET, faisant le geste delancer un sac.

 

Comment ! le sacd’écus ?…

 

CYRANO.

 

Pension paternelle, en un jour, tu vécus !

 

LE BRET.

 

Pour vivre tout un mois, alors ?…

 

CYRANO.

 

Rien ne me reste.

 

LE BRET.

 

Jeter ce sac, quelle sottise !

 

CYRANO.

 

Mais quel geste !…

 

LA DISTRIBUTRICE, toussantderrière son petit comptoir.

 

Hum !…

 

(Cyrano et Le Bret se retournent.Elle s’avance intimidée.)

 

Monsieur… Vous savoir jeûner… le cœurme fend…

 

(Montrant le buffet.)

 

J’ai là tout ce qu’il faut…

 

(Avec élan.)

 

Prenez !

 

CYRANO, se découvrant.

 

Ma chère enfant,

Encor que mon orgueil de Gascon m’interdise

D’accepter de vos doigts la moindre friandise,

J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,

Et j’accepterai donc…

 

(Il va au buffet etchoisit.)

 

Oh ! peu de chose ! – ungrain

De ce raisin…

 

(Elle veut lui donner la grappe,il cueille un grain.)

 

Un seul !… ce verre d’eau…

 

(Elle veut y verser du vin, ill’arrête.)

 

limpide !

– Et la moitié d’un macaron !

 

(Il rend l’autre moitié.)

 

LE BRET.

 

Mais c’est stupide !

 

LA DISTRIBUTRICE.

 

Oh ! quelque chose encor !

 

CYRANO.

 

Oui. La main à baiser.

 

(Il baise, comme la main d’uneprincesse, la main qu’elle lui tend.)

 

LA DISTRIBUTRICE.

 

Merci, monsieur.

 

(Révérence.)

 

Bonsoir.

 

(Elle sort.)

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