Cyrano de Bergerac

Scène III

Les mêmes, moins Lignière ;De Guiche, Valvert, puis Montfleury.

 

UN MARQUIS, voyant de Guiche, quidescend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré deseigneurs obséquieux, parmi lesquels le vicomte deValvert.

 

Quelle cour, ce de Guiche !

 

UN AUTRE.

 

Fi !… Encore un Gascon !

 

LE PREMIER.

 

Le Gascon souple et froid,

Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.

 

(Ils vont vers deGuiche.)

 

DEUXIÈME MARQUIS.

 

Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte deGuiche ?

Baise-moi-ma-mignonne ou bienVentre-de-biche ?

 

DE GUICHE.

 

C’est couleur Espagnol malade.

 

PREMIER MARQUIS.

 

La couleur

Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,

L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !

 

DE GUICHE.

 

Je monte

Sur scène. Venez-vous ?

 

(Il se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshommes,vers le théâtre. Il se retourne et appelle.)

 

Viens, Valvert !

 

CHRISTIAN, qui les écoute et lesobserve, tressaille en entendant ce nom.

 

Le vicomte !

Ah ! je vais lui jeter à la face mon…

 

(Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d’untire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.)

 

Hein ?

 

LE TIRE-LAINE.

 

Ay !…

 

CHRISTIAN, sans lelâcher.

 

Je cherchais un gant !

 

LE TIRE-LAINE, avec un sourirepiteux.

 

Vous trouvez une main.

 

(Changeant de ton, bas etvite.)

 

Lâchez-moi. Je vous livre un secret.

 

CHRISTIAN, le tenanttoujours.

 

Quel ?

 

LE TIRE-LAINE.

 

Lignière…

Qui vous quitte…

 

CHRISTIAN, de même.

 

Eh ! bien ?

 

LE TIRE-LAINE.

 

… touche à son heure dernière.

Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,

Et cent hommes – j’en suis – ce soir sont postés !…

 

CHRISTIAN.

 

Cent !

Par qui ?

 

LE TIRE-LAINE.

 

Discrétion…

 

CHRISTIAN, haussant lesépaules.

 

Oh !

 

LE TIRE-LAINE, avec beaucoup dedignité.

 

Professionnelle !

 

CHRISTIAN.

 

Où seront-ils postés ?

 

LE TIRE-LAINE.

 

À la porte de Nesle.

Sur son chemin. Prévenez-le !

 

CHRISTIAN, qui lui lâche enfin lepoignet.

 

Mais où le voir !

 

LE TIRE-LAINE.

 

Allez courir tous les cabarets : le Pressoir

D’Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,

Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, – et danschaque,

Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.

 

CHRISTIAN.

 

Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seulhomme, cent !

 

(Regardant Roxane avecamour.)

 

La quitter… elle !

 

(Avec fureur, Valvert.)

 

Et lui !… – Mais il faut que jesauve

Lignière !…

 

(Il sort en courant. – De Guiche, le vicomte, les marquis,tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendreplace sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètementrempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.)

 

LA SALLE.

 

Commencez.

 

UN BOURGEOIS, dont la perruques’envole au bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galeriesupérieure.

 

Ma perruque !

 

CRIS DE JOIE.

 

Il est chauve !…

Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…

 

LE BOURGEOIS, furieux, montrantle poing.

 

Petit gredin !

 

RIRES ET CRIS, qui commencenttrès fort et vont décroissant.

 

Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !

 

(Silence complet.)

 

LE BRET, étonné.

 

Ce silence soudain ?…

 

(Un spectateur lui parlebas.)

 

Ah ?…

 

LE SPECTATEUR.

 

La chose me vient d’êtrecertifiée.

 

MURMURES, qui courent.

 

Chut ! – Il paraît ?… – Non !… – Si ! – Dansla loge grillée. –

Le Cardinal ! – Le Cardinal ? – Le Cardinal !

 

UN PAGE.

 

Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…

 

(On frappe sur la scène. Tout lemonde s’immobilise. Attente.)

 

LA VOIX D’UN MARQUIS, dans lesilence, derrière le rideau.

 

Mouchez cette chandelle !

 

UN AUTRE MARQUIS, passant la têtepar la fente du rideau.

 

Une chaise !

 

(Une chaise est passée, de main en main, au-dessus destêtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyéquelques baisers aux loges.)

 

UN SPECTATEUR.

 

Silence !

 

(On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau.Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toilede fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petitslustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouentdoucement.)

 

LE BRET, à Ragueneau,bas.

 

Montfleury entre en scène ?

 

RAGUENEAU, bas aussi.

 

Oui, c’est lui qui commence.

 

LE BRET.

 

Cyrano n’est pas là.

 

RAGUENEAU.

 

J’ai perdu mon pari.

 

LE BRET.

 

Tant mieux ! tant mieux !

 

(On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène,énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni deroses penché sur l’oreille, et soufflant dans une cornemuseenrubannée.)

 

LE PARTERRE,applaudissant.

 

Bravo, Montfleury !Montfleury !

 

MONTFLEURY, après avoir salué,jouant le rôle de Phédon.

 

« Heureux qui loin des cours, dans un lieusolitaire,

Se prescrit à soi-même un exil volontaire,

Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur lesbois… »

 

UNE VOIX, au milieu duparterre.

 

Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ?

 

(Stupeur. Tout le monde seretourne. Murmures.)

 

VOIX DIVERSES.

 

Hein ? – Quoi ? – Qu’est-ce ?…

 

(On se lève dans les loges, pourvoir.)

 

CUIGY.

 

C’est lui !

 

LE BRET, terrifié.

 

Cyrano !

 

LA VOIX.

 

Roi des pitres,

Hors de scène à l’instant !

 

TOUTE LA SALLE,indignée.

 

Oh !

 

MONTFLEURY.

 

Mais…

 

LA VOIX.

 

Tu récalcitres ?

 

VOIX DIVERSES, du parterre, desloges.

 

Chut ! – Assez ! – Montfleury, jouez ! – Necraignez rien !…

 

MONTFLEURY, d’une voix malassurée.

 

« Heureux qui loin des cours dans un lieusol… »

 

LA VOIX, plus menaçante.

 

Eh bien ?

Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,

Une plantation de bois sur vos épaules ?

 

(Une canne au bout d’un brasjaillit au-dessus des têtes.)

 

MONTFLEURY, d’une voix de plus enplus faible.

 

« Heureux qui… »

 

(La canne s’agite.)

 

LA VOIX.

 

Sortez !

 

LE PARTERRE.

 

Oh !

 

MONTFLEURY,s’étranglant.

 

« Heureux qui loin descours… »

 

CYRANO, surgissant du parterre,debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, lamoustache hérissée, le nez terrible.

 

Ah ! je vais me fâcher !…

 

(Sensation à sa vue.)

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