Cyrano de Bergerac

Scène VII

Cyrano, Ragueneau, les poètes,Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, la foule, etc., puis DeGuiche.

 

RAGUENEAU.

 

Peut-on rentrer ?

 

CYRANO, sans bouger.

 

Oui…

 

(Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, àla porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume decapitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevantCyrano.)

 

CARBON DE CASTEL-JALOUX.

 

Le voilà !

 

CYRANO, levant la tête.

 

Mon capitaine !…

 

CARBON, exultant.

 

Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine

De mes cadets sont là !…

 

CYRANO, reculant.

 

Mais…

 

CARBON, voulantl’entraîner.

 

Viens ! on veut tevoir !

 

CYRANO.

 

Non !

 

CARBON.

 

Ils boivent en face, à la Croix duTrahoir.

 

CYRANO.

 

Je…

 

CARBON, remontant à la porte, etcriant à la cantonade, d’une voix de tonnerre.

 

Le héros refuse. Il est d’humeurbourrue !

 

UNE VOIX, au dehors.

 

Ah ! Sandious !

 

(Tumulte au dehors, bruit d’épéeset de bottes qui se rapprochent.)

 

CARBON, se frottant lesmains.

 

Les voici qui traversent larue !…

 

LES CADETS, entrant dans larôtisserie.

 

Mille dious ! – Capdedious ! – Mordious ! –Pocapdedious !

 

RAGUENEAU, reculantépouvanté.

 

Messieurs, vous êtes donc tous de Gascogne !

 

LES CADETS.

 

Tous !

 

UN CADET, à Cyrano.

 

Bravo !

 

CYRANO.

 

Baron !

 

UN AUTRE, lui secouant lesmains.

 

Vivat !

 

CYRANO.

 

Baron !

 

TROISIÈME CADET.

 

Que je t’embrasse !

 

CYRANO.

 

Baron !…

 

PLUSIEURS GASCONS.

 

Embrassons-le !

 

CYRANO, ne sachant auquelrépondre.

 

Baron… baron… de grâce…

 

RAGUENEAU.

 

Vous êtes tous barons, messieurs ?

 

LES CADETS.

 

Tous !

 

RAGUENEAU.

 

Le sont-ils ?…

 

PREMIER CADET.

 

On ferait une tour rien qu’avec nos tortils !

 

LE BRET, entrant, et courant àCyrano.

 

On te cherche ! Une foule en délire conduite

Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite…

 

CYRANO, épouvanté.

 

Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?…

 

LE BRET, se frottant lesmains.

 

Si !

 

UN BOURGEOIS, entrant suivi d’ungroupe.

 

Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !

 

(Au dehors la rue s’est remplie de monde. Des chaises àporteurs, des carrosses s’arrêtent.)

 

LE BRET, bas, souriant, àCyrano.

 

Et Roxane ?

 

CYRANO, vivement.

 

Tais-toi !

 

LA FOULE, criant dehors.

 

Cyrano !…

 

(Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade.Acclamations.)

 

RAGUENEAU, debout sur unetable.

 

Ma boutique

Est envahie ! On casse tout ! C’estmagnifique !

 

DES GENS, autour deCyrano.

 

Mon ami… mon ami…

 

CYRANO.

 

Je n’avais pas hier

Tant d’amis !…

 

LE BRET, ravi.

 

Le succès !

 

UN PETIT MARQUIS, accourant, lesmains tendues.

 

Si tu savais, mon cher…

 

CYRANO.

 

Si tu ?… Tu ?… Qu’est-ce donc qu’ensemble nousgardâmes ?

 

UN AUTRE.

 

Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames

Qui là, dans mon carrosse…

 

CYRANO, froidement.

 

Et vous d’abord, à moi,

Qui vous présentera ?

 

LE BRET, stupéfait.

 

Mais qu’as-tu donc ?

 

CYRANO.

 

Tais-toi !

 

UN HOMME DE LETTRES, avec uneécritoire.

 

Puis-je avoir des détails sur ?…

 

CYRANO.

 

Non.

 

LE BRET, lui poussant lecoude.

 

C’est Théophraste,

Renaudot ! l’inventeur de la gazette.

 

CYRANO.

 

Baste !

 

LE BRET.

 

Cette feuille où l’on fait tant de choses tenir !

On dit que cette idée a beaucoup d’avenir !

 

LE POÈTE, s’avançant.

 

Monsieur…

 

CYRANO.

 

Encor !

 

LE POÈTE.

 

Je veux faire un pentacrostiche

Sur votre nom…

 

QUELQU’UN, s’avançantencore.

 

Monsieur…

 

CYRANO.

 

Assez !

 

(Mouvement. On se range. De Guiche paraît, escortéd’officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avecCyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement àCyrano.)

 

CUIGY, à Cyrano.

 

Monsieur de Guiche !

 

(Murmure. Tout le monde serange.)

 

Vient de la part du maréchal de Gassion !

 

DE GUICHE, saluantCyrano.

 

… Qui tient à vous mander son admiration

Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.

 

LA FOULE.

 

Bravo !…

 

CYRANO, s’inclinant.

 

Le maréchal s’y connaît enbravoure.

 

DE GUICHE.

 

Il n’aurait jamais cru le fait si ces messieurs

N’avaient pu lui jurer l’avoir vu.

 

CUIGY.

 

De nos yeux !

 

LE BRET, bas à Cyrano, qui al’air absent.

 

Mais…

 

CYRANO.

 

Tais-toi !

 

LE BRET.

 

Tu parais souffrir !

 

CYRANO, tressaillant et seredressant vivement.

 

Devant ce monde ?…

 

(Sa moustache se hérisse ;il poitrine.)

 

Moi souffrir ?… Tu vas voir !

 

DE GUICHE, auquel Cuigy a parlé àl’oreille.

 

Votre carrière abonde

De beaux exploits, déjà. – Vous servez chez ces fous

De Gascons, n’est-ce pas ?

 

CYRANO.

 

Aux cadets, oui.

 

UN CADET, d’une voixterrible.

 

Chez nous !

 

DE GUICHE, regardant les Gascons,rangés derrière Cyrano.

 

Ah ! ah !… Tous ces messieurs à la mine hautaine,

Ce sont donc les fameux ?…

 

CARBON DE CASTEL-JALOUX.

 

Cyrano !

 

CYRANO.

 

Capitaine ?

 

CARBON.

 

Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,

Veuillez la présenter au comte, s’il vous plaît.

 

CYRANO, faisant deux pas vers DeGuiche, et montrant les cadets.

 

Ce sont les cadets de Gascogne

De Carbon de Castel-Jaloux ;

Bretteurs et menteurs sansvergogne,

Ce sont les cadets deGascogne !

Parlant blason, lambel, bastogne,

Tous plus nobles que des filous,

Ce sont les cadets de Gascogne

De Carbon de Castel-Jaloux.

 

Œil d’aigle, jambe de cigogne,

Moustache de chat, dents deloups,

Fendant la canaille qui grogne,

Œil d’aigle, jambe de cigogne,

Ils vont, – coiffés d’un vieuxvigogne

Dont la plume cache lestrous ! –

Œil d’aigle, jambe de cigogne,

Moustache de chat, dents deloups !

 

Perce-Bedaine et Casse-Trogne

Sont leurs sobriquets les plusdoux ;

De gloire, leur âme estivrogne !

Perce-Bedaine et Casse-Trogne,

Dans tous les endroits où l’oncogne

Ils se donnent des rendez-vous…

Perce-Bedaine et Casse-Trogne

Sont leurs sobriquets les plusdoux !

 

Voici les cadets de Gascogne

Qui font cocus tous lesjaloux !

Ô femme, adorable carogne,

Voici les cadets deGascogne !

Que le vieil époux se renfrogne.

Sonnez, clairons ! chantez,coucous !

Voici les cadets de Gascogne

Qui font cocus tous lesjaloux !

 

DE GUICHE, nonchalamment assisdans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté.

 

Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.

– Voulez-vous être à moi ?

 

CYRANO.

 

Non, Monsieur, à personne.

 

DE GUICHE.

 

Votre verve amusa mon oncle Richelieu,

Hier. Je veux vous servir auprès de lui.

 

LE BRET, ébloui.

 

Grand Dieu !

 

DE GUICHE.

 

Vous avez bien rimé cinq actes, j’imagine ?

 

LE BRET, à l’oreille deCyrano.

 

Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !

 

DE GUICHE.

 

Portez-les-lui.

 

CYRANO, tenté et un peucharmé.

 

Vraiment…

 

DE GUICHE.

 

Il est des plus experts.

Il vous corrigera seulement quelques vers…

 

CYRANO, dont le visage s’estimmédiatement rembruni.

 

Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule

En pensant qu’on y peut changer une virgule.

 

DE GUICHE.

 

Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,

Il le paye très cher.

 

CYRANO.

 

Il le paye moins cher

Que moi, lorsque j’ai fait un vers, et que je l’aime,

Je me le paye, en me le chantant à moi-même !

 

DE GUICHE.

 

Vous êtes fier.

 

CYRANO.

 

Vraiment, vous l’avezremarqué ?

 

UN CADET, entrant avec, enfilés àson épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées,défoncées.

 

Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,

Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !

Les feutres des fuyards !…

 

CARBON.

 

Des dépouilles opimes !

 

TOUT LE MONDE, riant.

 

Ah ! Ah ! Ah !

 

CUIGY.

 

Celui qui posta ces gueux, ma foi,

Doit rager aujourd’hui.

 

BRISSAILLE.

 

Sait-on qui c’est ?

 

DE GUICHE.

 

C’est moi.

 

(Les rires s’arrêtent.)

 

Je les avais chargés de châtier, – besogne

Qu’on ne fait pas soi-même, – un rimailleur ivrogne.

 

(Silence gêné.)

 

LE CADET, à mi-voix, à Cyrano,lui montrant les feutres.

 

Que faut-il qu’on en fasse ? Ils sont gras… Unsalmis ?

 

CYRANO, prenant l’épée où ilssont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux piedsde De Guiche.

 

Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?

 

DE GUICHE, se levant et d’une voix brève.

 

Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.

 

(À Cyrano, violemment.)

 

Vous, Monsieur !…

 

UNE VOIX, dans la rue,criant.

 

Les porteurs de monseigneur lecomte

De Guiche !

 

DE GUICHE, qui s’est dominé, avecun sourire.

 

… Avez-vous lu DonQuichot ?

 

CYRANO.

 

Je l’ai lu.

Et me découvre au nom de cet hurluberlu.

 

DE GUICHE.

 

Veuillez donc méditer alors…

 

UN PORTEUR, paraissant aufond.

 

Voici la chaise.

 

DE GUICHE.

 

Sur le chapitre des moulins !

 

CYRANO, saluant.

 

Chapitre treize.

 

DE GUICHE.

 

Car, lorsqu’on les attaque, il arrive souvent…

 

CYRANO.

 

J’attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?

 

DE GUICHE.

 

Qu’un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles

Vous lance dans la boue !…

 

CYRANO.

 

Ou bien dans les étoiles !

 

(De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Lesseigneurs s’éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. Lafoule sort.)

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