Cyrano de Bergerac

Scène IV

Les mêmes, de Guiche.

 

DE GUICHE, à Carbon.

 

Ah ! – Bonjour !

 

(Ils s’observent tous les deux. Àpart, avec satisfaction.)

 

Il est vert.

 

CARBON, de même.

 

Il n’a plus que les yeux.

 

DE GUICHE, regardant lescadets.

 

Voici donc les mauvaises têtes ?… Oui, messieurs,

Il me revient de tous côtés qu’on me brocarde

Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,

Hobereaux béarnais, barons périgourdins,

N’ont pour leur colonel pas assez de dédains,

M’appellent intrigant, courtisan, – qu’il les gêne

De voir sur ma cuirasse un col en point de Gêne, –

Et qu’ils ne cessent pas de s’indigner entre eux

Qu’on puisse être Gascon et ne pas être gueux !

 

(Silence. On joue. Onfume.)

 

Vous ferai-je punir par votre capitaine ?

Non.

 

CARBON.

 

D’ailleurs, je suis libre et n’infligede peine…

 

DE GUICHE.

 

Ah ?

 

CARBON.

 

J’ai payé ma compagnie, elle est àmoi.

Je n’obéis qu’aux ordres de guerre.

 

DE GUICHE.

 

Ah ?… Ma foi !

Cela suffit.

 

(S’adressant auxcadets.)

 

Je peux mépriser vos bravades.

On connaît ma façon d’aller aux mousquetades ;

Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi

J’ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;

Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,

J’ai chargé par trois fois !

 

CYRANO, sans lever le nez de sonlivre.

 

Et votre écharpe blanche ?

 

DE GUICHE, surpris etsatisfait.

 

Vous savez ce détail ?… En effet, il advint,

Durant que je faisais ma caracole afin

De rassembler mes gens pour la troisième charge,

Qu’un remous de fuyards m’entraîna sur la marge

Des ennemis ; j’étais en danger qu’on me prît

Et qu’on m’arquebusât, quand j’eus le bon esprit

De dénouer et de laisser couler à terre

L’écharpe qui disait mon grade militaire ;

En sorte que je pus, sans attirer les yeux,

Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,

Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !

– Eh bien ! que dites-vous de ce trait ?

 

(Les cadets n’ont pas l’air d’écouter ; mais ici lescartes et les cornets à dés restent en l’air, la fumée des pipesdemeure dans les joues : attente.)

 

CYRANO.

 

Qu’Henri quatre

N’eût jamais consenti, le nombre l’accablant,

À se diminuer de son panache blanc.

 

(Joie silencieuse. Les cartes s’abattent. Les dés tombent.La fumée s’échappe.)

 

DE GUICHE.

 

L’adresse a réussi, cependant !

 

(Même attente suspendant les jeuxet les pipes.)

 

CYRANO.

 

C’est possible.

 

Mais on n’abdique pas l’honneur d’être une cible.

 

(Cartes, dés, fumées, s’abattent, tombent, s’envolent avecune satisfaction croissante.)

 

Si j’eusse été présent quand l’écharpe coula

– Nos courages, monsieur, diffèrent en cela –

Je l’aurais ramassée et me la serais mise.

 

DE GUICHE.

 

Oui, vantardise, encor, de gascon !

 

CYRANO.

 

Vantardise ?…

Prêtez-la moi. Je m’offre à monter, dès ce soir,

À l’assaut, le premier, avec elle en sautoir.

 

DE GUICHE.

 

Offre encor de gascon ! Vous savez que l’écharpe

Resta chez l’ennemi, sur les bords de la Scarpe,

En un lieu que depuis la mitraille cribla, –

Où nul ne peut aller la chercher !

 

CYRANO, tirant de sa pochel’écharpe blanche et la lui tendant.

 

La voilà.

 

(Silence. Les cadets étouffent leurs rires dans les carteset dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, lesregarde : immédiatement ils reprennent leur gravité, leursjeux ; l’un d’eux sifflote avec indifférence l’air montagnardjoué par le fifre.)

 

DE GUICHE, prenantl’écharpe.

 

Merci. Je vais, avec ce bout d’étoffe claire,

Pouvoir faire un signal, – que j’hésitais à faire.

 

(Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l’écharpeen l’air.)

 

TOUS.

 

Hein !

 

LA SENTINELLE, en haut dutalus.

 

Cet homme, là-bas qui se sauve encourant !…

 

DE GUICHE, redescendant.

 

C’est un faux espion espagnol. Il nous rend

De grands services. Les renseignements qu’il porte

Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte

Que l’on peut influer sur leurs décisions.

 

CYRANO.

 

C’est un gredin !

 

DE GUICHE, se nouantnonchalamment son écharpe.

 

C’est très commode. Nousdisions ?…

– Ah ! J’allais vous apprendre un fait. Cette nuitmême,

Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,

Le maréchal s’en fut vers Dourlens, sans tambours ;

Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours

Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre,

Il a pris avec lui des troupes en tel nombre

Que l’on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant :

La moitié de l’armée est absente du camp !

 

CARBON.

 

Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.

Mais ils ne savent pas ce départ ?

 

DE GUICHE.

 

Ils le savent.

Ils vont nous attaquer.

 

CARBON.

 

Ah !

 

DE GUICHE.

 

Mon faux espion

M’est venu prévenir de leur agression.

Il ajouta : « J’en peux déterminer la place ;

Sur quel point voulez-vous que l’attaque se fasse ?

Je dirai que de tous c’est le moins défendu,

Et l’effort portera sur lui. » – J’ai répondu.

« C’est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne.

Ce sera sur le point d’où je vous ferai signe. »

 

CARBON, aux cadets.

 

Messieurs, préparez-vous !

 

(Tous se lèvent. Bruit d’épées etde ceinturons qu’on boucle.)

 

DE GUICHE.

 

C’est dans une heure.

 

PREMIER CADET.

 

Ah !… bien !…

 

(Ils se rasseyent tous. Onreprend la partie interrompue.)

 

DE GUICHE, à Carbon.

 

Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.

 

CARBON.

 

Et pour gagner du temps ?

 

DE GUICHE.

 

Vous aurez l’obligeance

De vous faire tuer.

 

CYRANO.

 

Ah ! voilà lavengeance ?

 

DE GUICHE.

 

Je ne prétendrai pas que si je vous aimais

Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,

Comme à votre bravoure on n’en compare aucune,

C’est mon Roi que je sers en servant ma rancune.

 

CYRANO, saluant.

 

Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.

 

DE GUICHE, saluant.

 

Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.

Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.

 

(Il remonte, avecCarbon.)

 

CYRANO, aux cadets.

 

Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,

Qui porte six chevrons, messieurs, d’azur et d’or,

Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !

 

(De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond.On donne des ordres. La résistance se prépare. Cyrano va versChristian qui est resté immobile, les bras croisés.)

 

CYRANO, lui mettant la main surl’épaule.

 

Christian ?

 

CHRISTIAN, secouant latête.

 

Roxane !

 

CYRANO.

 

Hélas !

 

CHRISTIAN.

 

Au moins, je voudrais mettre

Tout l’adieu de mon cœur dans une belle lettre !…

 

CYRANO.

 

Je me doutais que ce serait pour aujourd’hui.

 

(Il tire un billet de sonpourpoint.)

 

Et j’ai fait tes adieux.

 

CHRISTIAN.

 

Montre !…

 

CYRANO.

 

Tu veux ?…

 

CHRISTIAN, lui prenant lalettre.

 

Mais oui !

 

(Il l’ouvre, lit ets’arrête.)

 

Tiens !…

 

CYRANO.

 

Quoi ?

 

CHRISTIAN.

 

Ce petit rond ?…

 

CYRANO, reprenant la lettrevivement, et regardant d’un air naïf.

 

Un rond ?…

 

CHRISTIAN.

 

C’est une larme !

 

CYRANO.

 

Oui… Poète, on se prend à son jeu, c’est le charme !…

Tu comprends… ce billet, – c’était très émouvant.

Je me suis fait pleurer moi-même en l’écrivant.

 

CHRISTIAN.

 

Pleurer ?…

 

CYRANO.

 

Oui… parce que… mourir n’est pasterrible.

Mais… ne plus la revoir jamais… voilà l’horrible !

Car enfin je ne la…

 

(Christian le regarde.)

 

nous ne la…

 

(Vivement.)

 

tu ne la…

 

CHRISTIAN, lui arrachant lalettre.

 

Donne-moi ce billet !

 

(On entend une rumeur, au loin,dans le camp.)

 

LA VOIX D’UNE SENTINELLE.

 

Ventrebieu, qui va là ?

 

(Coups de feu. Bruits de voix.Grelots.)

 

CARBON.

 

Qu’est-ce ?…

 

LA SENTINELLE, qui est sur letalus.

 

Un carrosse !

 

(On se précipite pourvoir.)

 

CRIS.

 

Quoi ! Dans le camp ? – Il yentre !

– Il a l’air de venir de chez l’ennemi ! –Diantre !

Tirez ! – Non ! Le cocher a crié ! – Criéquoi ? –

Il a crié : Service du Roi !

 

(Tout le monde est sur le talus et regarde au dehors. Lesgrelots se rapprochent.)

 

DE GUICHE.

 

Hein ? Du Roi !…

 

(On redescend, ons’aligne.)

 

CARBON.

 

Chapeau bas, tous !

 

DE GUICHE, à lacantonade.

 

Du Roi ! – Rangez-vous, viletourbe,

Pour qu’il puisse décrire avec pompe sa courbe !

 

(Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue etde poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière. Ils’arrête net.)

 

CARBON, criant.

 

Battez aux champs !

 

(Roulement de tambours. Tous lescadets se découvrent.)

 

DE GUICHE.

 

Baissez le marchepied !

 

(Deux hommes se précipitent. Laportière s’ouvre.)

 

ROXANE, sautant ducarrosse.

 

Bonjour !

 

(Le son d’une voix de femme relève d’un seul coup tout cemonde profondément incliné. – Stupeur.)

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