Cyrano de Bergerac

Scène VI

Les mêmes, Le Bret etRagueneau.

 

LE BRET.

 

Quelle imprudence !

Ah ! j’en étais bien sûr ! il est là !

 

CYRANO, souriant et seredressant.

 

Tiens, parbleu !

 

LE BRET.

 

Il s’est tué, Madame, en se levant !

 

ROXANE.

 

Grand Dieu !

Mais tout à l’heure alors… cette faiblesse ?…cette ?…

 

CYRANO.

 

C’est vrai ! je n’avais pas terminé ma gazette.

… Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,

Monsieur de Bergerac est mort assassiné.

 

(Il se découvre ; on voit satête entourée de linges.)

 

ROXANE.

 

Que dit-il ? – Cyrano ! – Sa têteenveloppée !…

Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?

 

CYRANO.

 

« D’un coup d’épée,

Frappé par un héros, tomber la pointe au cœur ! »…

– Oui, je disais cela !… Le destin estrailleur !…

Et voilà que je suis tué dans une embûche,

Par derrière, par un laquais, d’un coup de bûche !

C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort.

 

RAGUENEAU.

 

Ah ! Monsieur !…

 

CYRANO.

 

Ragueneau, ne pleure pas sifort !…

 

(Il lui tend la main.)

 

Qu’est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?

 

RAGUENEAU, à travers seslarmes.

 

Je suis moucheur de… de… chandelles, chez Molière.

 

CYRANO.

 

Molière !

 

RAGUENEAU.

 

Mais je veux le quitter, dèsdemain ;

Oui, je suis indigné !… Hier, on jouaitScapin,

Et j’ai vu qu’il vous a pris une scène !

 

LE BRET.

 

Entière !

 

RAGUENEAU.

 

Oui, Monsieur, le fameux : « Que Diable allait-ilfaire ?… »

 

LE BRET, furieux.

 

Molière te l’a pris !

 

CYRANO.

 

Chut ! chut ! Il a bienfait !…

 

(À Ragueneau.)

 

La scène, n’est-ce pas, produit beaucoup d’effet ?

 

RAGUENEAU, sanglotant.

 

Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !

 

CYRANO.

 

Oui, ma vie

Ce fut d’être celui qui souffle – et qu’on oublie !

 

(À Roxane.)

 

Vous souvient-il du soir où Christian vous parla

Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là.

Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,

D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire !

C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau.

Molière a du génie et Christian était beau !

 

(À ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voittout au fond, dans l’allée, les religieuses se rendant àl’office.)

 

Qu’elles aillent prier puisque leur cloche sonne !

 

ROXANE, se relevant pourappeler.

 

Ma sœur ! ma sœur !

 

CYRANO, la retenant.

 

Non ! non ! n’allez chercherpersonne :

Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.

 

(Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entendl’orgue.)

 

Il me manquait un peu d’harmonie… en voilà.

 

ROXANE.

 

Je vous aime, vivez !

 

CYRANO.

 

Non ! car c’est dans le conte

Que lorsqu’on dit : Je t’aime ! au prince plein dehonte,

Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil…

Mais tu t’apercevrais que je reste pareil.

 

ROXANE.

 

J’ai fait votre malheur ! moi ! moi !

 

CYRANO.

 

Vous ?… au contraire !

J’ignorais la douceur féminine. Ma mère

Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.

Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.

Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.

Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

 

LE BRET, lui montrant le clair delune qui descend à travers les branches.

 

Ton autre amie est là, qui vient te voir !

 

CYRANO, souriant à lalune.

 

Je vois.

 

ROXANE.

 

Je n’aimais qu’un seul être et je le perds deux fois !

 

CYRANO.

 

Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,

Sans qu’il faille inventer, aujourd’hui, de machine…

 

ROXANE.

 

Que dites-vous ?

 

CYRANO.

 

Mais oui, c’est là, je vous ledis,

Que l’on va m’envoyer faire mon paradis

Plus d’une âme que j’aime y doit être exilée,

Et je retrouverai Socrate et Galilée !

 

LE BRET, se révoltant.

 

Non ! non ! C’est trop stupide à la fin, et c’esttrop

Injuste ! Un tel poète ! Un cœur si grand, sihaut !

Mourir ainsi !… Mourir !…

 

CYRANO.

 

Voilà Le Bret qui grogne !

 

LE BRET, fondant enlarmes.

 

Mon cher ami…

 

CYRANO, se soulevant, l’œilégaré.

 

Ce sont les cadets de Gascogne…

– La masse élémentaire… Eh oui !… voilà lehic…

 

LE BRET.

 

Sa science… dans son délire !

 

CYRANO.

 

Copernic

A dit…

 

ROXANE.

 

Oh !

 

CYRANO.

 

Mais aussi que diable allait-ilfaire,

Mais que diable allait-il faire en cette galère ?…

 

Philosophe, physicien,

Rimeur, bretteur, musicien,

Et voyageur aérien,

Grand riposteur du tac au tac,

Amant aussi – pas pour sonbien ! –

Ci-gît Hercule-Savinien

De Cyrano de Bergerac

Qui fut tout, et qui ne fut rien.

 

… Mais je m’en vais, pardon, je ne peux faire attendre.

Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !

 

(Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent àla réalité, il la regarde, et caressant ses voiles.)

 

Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,

Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement

Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,

Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,

Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.

 

ROXANE.

 

Je vous jure !…

 

CYRANO, est secoué d’un grandfrisson et se lève brusquement.

 

Pas là ! non ! pas dans cefauteuil !

 

(On veut s’élancer vers lui.)

 

– Ne me soutenez pas ! – Personne !

 

(Il va s’adosser àl’arbre.)

 

Rien que l’arbre !

 

(Silence.)

 

Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,

– Ganté de plomb !

 

(Il se raidit.)

 

Oh ! mais !… puisqu’elle esten chemin,

Je l’attendrai debout,

 

(Il tire l’épée.)

 

et l’épée à la main !

 

LE BRET.

 

Cyrano !

 

ROXANE, défaillante.

 

Cyrano !

 

(Tous reculentépouvantés.)

 

CYRANO.

 

Je crois qu’elle regarde…

Qu’elle ose regarder mon nez, cette camarde !

 

(Il lève son épée.)

 

Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je lesais !

Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !

Non ! non ! c’est bien plus beau lorsque c’estinutile !

– Qu’est-ce que c’est que tous ceux-là ? – Vous êtesmille ?

Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !

Le Mensonge ?

 

(Il frappe de son épée levide.)

 

Tiens, tiens ! – Ha !ha ! les Compromis,

Les Préjugés, les Lâchetés !…

 

(Il frappe.)

 

Que je pactise ?

Jamais, jamais ! – Ah ! te voilà, toi, laSottise !

– Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;

N’importe : je me bats ! je me bats ! je mebats !

 

(Il fait des moulinets immenses ets’arrête haletant.)

 

Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !

Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose

Que j’emporte, et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,

Mon salut balaiera largement le seuil bleu,

Quelque chose que sans un pli, sans une tache,

J’emporte malgré vous,

 

(Il s’élance l’épéehaute.)

 

et c’est…

 

(L’épée s’échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans lesbras de Le Bret et de Ragueneau.)

 

ROXANE, se penchant sur lui etlui baisant le front.

 

C’est ?…

 

CYRANO, rouvre les yeux, lareconnaît et dit en souriant.

 

Mon panache.

 

RIDEAU.

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