Cyrano de Bergerac

Scène VIII

Roxane, Christian ; au fond,allées et venues de cadets. Carbon et De Guiche donnent desordres.

 

ROXANE, courant àChristian.

 

Et maintenant, Christian !…

 

CHRISTIAN, lui prenant lesmains.

 

Et maintenant, dis-moi

Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi

À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,

Tu m’as rejoint ici ?

 

ROXANE.

 

C’est à cause des lettres !

 

CHRISTIAN.

 

Tu dis ?

 

ROXANE.

 

Tant pis pour vous si je cours cesdangers !

Ce sont vos lettres qui m’ont grisée ! Ah ! songez

Combien depuis un mois vous m’en avez écrites,

Et plus belles toujours !

 

CHRISTIAN.

 

Quoi ! pour quelques petites

Lettres d’amour…

 

ROXANE.

 

Tais-toi !… Tu ne peux passavoir !

Mon Dieu, je t’adorais, c’est vrai, depuis qu’un soir,

D’une voix que je t’ignorais, sous ma fenêtre,

Ton âme commença de se faire connaître…

Eh bien ! tes lettres, c’est, vois-tu, depuis un mois,

Comme si tout le temps, je l’entendais, ta voix

De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !

Tant pis pour toi, j’accours. La sage Pénélope

Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,

Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi,

Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu’Hélène,

Envoyé promener ses pelotons de laine !…

 

CHRISTIAN.

 

Mais…

 

ROXANE.

 

Je lisais, je relisais, jedéfaillais,

J’étais à toi. Chacun de ces petits feuillets

Était comme un pétale envolé de ton âme.

On sent à chaque mot de ces lettres de flamme

L’amour puissant, sincère…

 

CHRISTIAN.

 

Ah ! sincère etpuissant ?

Cela se sent, Roxane ?…

 

ROXANE.

 

Oh ! si cela se sent !

 

CHRISTIAN.

 

Et vous venez ?…

 

ROXANE.

 

Je viens (ô mon Christian, monmaître !

Vous me relèveriez si je voulais me mettre

À vos genoux, c’est donc mon âme que j’y mets,

Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)

Je viens te demander pardon (et c’est bien l’heure

De demander pardon, puisqu’il se peut qu’on meure !)

De t’avoir fait d’abord, dans ma frivolité,

L’insulte de t’aimer pour ta seule beauté !

 

CHRISTIAN, avecépouvante.

 

Ah ! Roxane !

 

ROXANE.

 

Et plus tard, mon ami, moins frivole,

– Oiseau qui saute avant tout à fait qu’ils’envole, –

Ta beauté m’arrêtant, ton âme m’entraînant,

Je t’aimais pour les deux ensemble !…

 

CHRISTIAN.

 

Et maintenant ?

 

ROXANE.

 

Eh bien ! toi-même enfin l’emporte sur toi-même,

Et ce n’est plus que pour ton âme que je t’aime !

 

CHRISTIAN, reculant.

 

Ah ! Roxane !

 

ROXANE.

 

Sois donc heureux. Car n’être aimé

Que pour ce dont on est un instant costumé,

Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;

Mais ta chère pensée efface ta figure,

Et la beauté par quoi tout d’abord tu me plus,

Maintenant j’y vois mieux… et je ne la vois plus !

 

CHRISTIAN.

 

Oh !…

 

ROXANE.

 

Tu doutes encor d’une tellevictoire ?…

 

CHRISTIAN,douloureusement.

 

Roxane !

 

ROXANE.

 

Je comprends, tu ne peux pas ycroire,

À cet amour ?…

 

CHRISTIAN.

 

Je ne veux pas de cet amour !

Moi, je veux être aimé plus simplement pour…

 

ROXANE.

 

Pour

Ce qu’en vous elles ont aimé jusqu’à cette heure ?

Laissez-vous donc aimer d’une façon meilleure !

 

CHRISTIAN.

 

Non ! c’était mieux avant !

 

ROXANE.

 

Ah ! tu n’y entendsrien !

C’est maintenant que j’aime mieux, que j’aime bien !

C’est ce qui te fait toi, tu m’entends, que j’adore,

Et moins brillant…

 

CHRISTIAN.

 

Tais-toi !

 

ROXANE.

 

Je t’aimerais encore !

Si toute ta beauté tout d’un coup s’envolait…

 

CHRISTIAN.

 

Oh ! ne dis pas cela !

 

ROXANE.

 

Si ! je le dis !

 

CHRISTIAN.

 

Quoi ? laid ?

 

ROXANE.

 

Laid ! je le jure !

 

CHRISTIAN.

 

Dieu !

 

ROXANE.

 

Et ta joie est profonde ?

 

CHRISTIAN, d’une voixétouffée.

 

Oui…

 

ROXANE.

 

Qu’as-tu ?

 

CHRISTIAN, la repoussantdoucement.

 

Rien. Deux mots à dire : uneseconde…

 

ROXANE.

 

Mais ?…

 

CHRISTIAN, lui montrant un groupede cadets, au fond.

 

À ces pauvres gens mon amourt’enleva.

Va leur sourire un peu puisqu’ils vont mourir… va !

 

ROXANE, attendrie.

 

Cher Christian !…

 

(Elle remonte vers les Gascons qui s’empressentrespectueusement autour d’elle.)

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