Scène V
Cyrano, Le Bret, puis leportier.
CYRANO, à Le Bret.
Je t’écoute causer.
(Il s’installe devant le buffetet rangeant devant lui le macaron.)
Dîner !…
(… le verre d’eau.)
Boisson !…
(… le grain de raisin.)
Dessert !…
(Il s’assied.)
Là, je me mets à table !
– Ah !… j’avais une faim, mon cher,épouvantable !
(Mangeant.)
– Tu disais ?
LE BRET.
Que ces fats aux grands airsbelliqueux
Te fausseront l’esprit si tu n’écoutes qu’eux !…
Va consulter des gens de bon sens, et t’informe
De l’effet qu’a produit ton algarade.
CYRANO, achevant sonmacaron.
Énorme.
LE BRET.
Le Cardinal…
CYRANO, s’épanouissant.
Il était là, le Cardinal ?
LE BRET.
A dû trouver cela…
CYRANO.
Mais très original.
LE BRET.
Pourtant…
CYRANO.
C’est un auteur. Il ne peut luidéplaire
Que l’on vienne troubler la pièce d’un confrère.
LE BRET.
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d’ennemis !
CYRANO, attaquant son grain deraisin.
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m’en être mis ?
LE BRET.
Quarante-huit. Sans compter les femmes.
CYRANO.
Voyons, compte !
LE BRET.
Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
Baro, l’Académie…
CYRANO.
Assez ! tu me ravis !
LE BRET.
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ?
CYRANO.
J’errais dans un méandre ;
J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J’ai pris…
LE BRET.
Lequel ?
CYRANO.
Mais le plus simple, de beaucoup.
J’ai décidé d’être admirable, en tout, pour tout !
LE BRET, haussant lesépaules.
Soit ! – Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !
CYRANO, se levant.
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille !…
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle… Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !
LE BRET, stupéfait.
Hein ? Comment ? Serait-il possible ?…
CYRANO, avec un rireamer.
Que j’aimasse ?…
(Changeant de ton etgravement.)
J’aime.
LE BRET.
Et peut-on savoir ? tu ne m’asjamais dit ?…
CYRANO.
Qui j’aime ?… Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux meprécède ;
Alors, moi, j’aime qui ?… Mais cela va de soi !
J’aime – mais c’est forcé ! – la plus belle quisoit !
LE BRET.
La plus belle ?…
CYRANO.
Tout simplement, qui soit aumonde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec accablement.)
la plus blonde !
LE BRET.
Eh ! mon Dieu, quelle est donc cette femme ?…
CYRANO.
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !…
LE BRET.
Sapristi ! je comprends. C’est clair !
CYRANO.
C’est diaphane.
LE BRET.
Magdeleine Robin, ta cousine ?
CYRANO.
Oui, – Roxane.
LE BRET.
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ?Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !
CYRANO.
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusion ! – Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, – je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
LE BRET, ému.
Mon ami !…
CYRANO.
Mon ami, j’ai de mauvaisesheures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul…
LE BRET, vivement, lui prenant lamain.
Tu pleures ?
CYRANO.
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière !… Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fût ridiculisée !…
LE BRET.
Va, ne t’attriste pas ! L’amour n’est que hasard !
CYRANO, secouant latête.
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’unCésar ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?
LE BRET.
Mais ton courage ! ton esprit ! – Cette petite
Qui t’offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !
CYRANO, saisi.
C’est vrai !
LE BRET.
Hé ! bien ! alors ?…Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel !…
CYRANO.
Toute blême ?
LE BRET.
Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin…
CYRANO.
Qu’elle me rie au nez ?
Non ! – C’est la seule chose au monde que jecraigne !
LE PORTIER, introduisantquelqu’un à Cyrano.
Monsieur, on vous demande…
CYRANO, voyant laduègne.
Ah ! mon Dieu ! Saduègne !