Cyrano de Bergerac

Scène II

Roxane, le duc de Grammont,ancien comte de Guiche, puis Le Bret et Ragueneau.

 

LE DUC.

 

Et vous demeurerez ici, vainement blonde,

Toujours en deuil ?

 

ROXANE.

 

Toujours.

 

LE DUC.

 

Aussi fidèle ?

 

ROXANE.

 

Aussi.

 

LE DUC, après un temps.

 

Vous m’avez pardonné ?

 

ROXANE, simplement, regardant lacroix du couvent.

 

Puisque je suis ici.

 

(Nouveau silence.)

 

LE DUC.

 

Vraiment c’était un être ?…

 

ROXANE.

 

Il fallait le connaître !

 

LE DUC.

 

Ah ! Il fallait ?… Je l’ai trop peu connu,peut-être !

… Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?

 

ROXANE.

 

Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.

 

LE DUC.

 

Même mort, vous l’aimez ?

 

ROXANE.

 

Quelquefois il me semble

Qu’il n’est mort qu’à demi, que nos cœurs sont ensemble,

Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !

 

LE DUC, après un silenceencore.

 

Est-ce que Cyrano vient vous voir ?

 

ROXANE.

 

Oui, souvent.

– Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.

Il vient ; c’est régulier ; sous cet arbre où vousêtes

On place son fauteuil, s’il fait beau ; je l’attends

En brodant ; l’heure sonne ; au dernier coup,j’entends

– Car je ne tourne plus même le front ! – sa canne

Descendre le perron ; il s’assied ; il ricane

De ma tapisserie éternelle ; il me fait

La chronique de la semaine, et…

 

(Le Bret paraît sur leperron.)

 

Tiens, Le Bret !

 

(Le Bret descend.)

 

Comment va notre ami ?

 

LE BRET.

 

Mal.

 

LE DUC.

 

Oh !

 

ROXANE, au duc.

 

Il exagère !

 

LE BRET.

 

Tout ce que j’ai prédit : l’abandon, la misère !…

Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !

Il attaque les faux nobles, les faux dévots,

Les faux braves, les plagiaires, – tout le monde.

 

ROXANE.

 

Mais son épée inspire une terreur profonde.

On ne viendra jamais à bout de lui.

 

LE DUC, hochant la tête.

 

Qui sait ?

 

LE BRET.

 

Ce que je crains, ce n’est pas les attaques, c’est

La solitude, la famine, c’est Décembre

Entrant à pas de loup dans son obscure chambre.

Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !

– Il serre chaque jour, d’un cran, son ceinturon.

Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.

Il n’a plus qu’un petit habit de serge noire.

 

LE DUC.

 

Ah ! celui-là n’est pas parvenu ! – C’est égal,

Ne le plaignez pas trop.

 

LE BRET, avec un sourireamer.

 

Monsieur le maréchal !…

 

LE DUC.

 

Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,

Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.

 

LE BRET, de même.

 

Monsieur le duc !…

 

LE DUC, hautainement.

 

Je sais, oui : j’ai tout ;il n’a rien…

Mais je lui serrerais bien volontiers la main.

 

(Saluant Roxane.)

 

Adieu.

 

ROXANE.

 

Je vous conduis.

 

(Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers leperron.)

 

LE DUC, s’arrêtant, tandisqu’elle monte.

 

Oui, parfois, je l’envie.

– Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie,

On sent, – n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraimentmal ! –

Mille petits dégoûts de soi, dont le total

Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;

Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,

Pendant que des grandeurs on monte les degrés,

Un bruit d’illusions sèches et de regrets,

Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,

Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.

 

ROXANE, ironique.

 

Vous voilà bien rêveur ?…

 

LE DUC.

 

Eh ! oui !

 

(Au moment de sortir,brusquement.)

 

Monsieur Le Bret !

 

(À Roxane.)

 

Vous permettez ? Un mot.

 

(Il va à Le Bret, et àmi-voix.)

 

C’est vrai : nul n’oserait

Attaquer votre ami ; mais beaucoup l’ont enhaine ;

Et quelqu’un me disait, hier, au jeu, chez la Reine.

« Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident. »

 

LE BRET.

 

Ah ?

 

LE DUC.

 

Oui. Qu’il sorte peu. Qu’il soitprudent.

 

LE BRET, levant les bras auciel.

 

Prudent !

Il va venir. Je vais l’avertir. Oui, mais !…

 

ROXANE, qui est restée sur leperron, à une sœur qui s’avance vers elle.

 

Qu’est-ce ?

 

LA SŒUR.

 

Ragueneau veut vous voir, Madame.

 

ROXANE.

 

Qu’on le laisse

Entrer.

 

(Au duc et à Le Bret.)

 

Il vient crier misère. Étant unjour

Parti pour être auteur, il devint tour à tour

Chantre…

 

LE BRET.

 

Étuviste…

 

ROXANE.

 

Acteur…

 

LE BRET.

 

Bedeau…

 

ROXANE.

 

Perruquier…

 

LE BRET.

 

Maître

De théorbe…

 

ROXANE.

 

Aujourd’hui, que pourrait-il bienêtre ?

 

RAGUENEAU, entrantprécipitamment.

 

Ah ! Madame !

 

(Il aperçoit Le Bret.)

 

Monsieur !

 

ROXANE, souriant.

 

Racontez vos malheurs

À Le Bret. Je reviens.

 

RAGUENEAU.

 

Mais, Madame…

 

(Roxane sort sans l’écouter, avec le duc. Il redescend versLe Bret.)

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