Scène IV
Ragueneau, Lise, le mousquetaire,Cyrano, à la petite table, écrivant, les poètes, vêtus de noir, lesbas tombants, couverts de boue.
LISE, entrant, àRagueneau.
Les voici vos crottés !
PREMIER POÈTE, entrant, àRagueneau.
Confrère !…
DEUXIÈME POÈTE, de même, luisecouant les mains.
Cher confrère !
TROISIÈME POÈTE.
Aigle des pâtissiers !
(Il renifle.)
Ça sent bon dans votre aire.
QUATRIÈME POÈTE.
Ô Phœbus-Rôtisseur !
CINQUIÈME POÈTE.
Apollon maître-queux !…
RAGUENEAU, entouré, embrassé,secoué.
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !…
PREMIER POÈTE.
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
À la porte de Nesle !…
DEUXIÈME POÈTE.
Ouverts à coups d’épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !
CYRANO, levant une seconde latête.
Huit ?… Tiens, je croyais sept.
(Il reprend sa lettre.)
RAGUENEAU, à Cyrano.
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?
CYRANO, négligemment.
Moi ?… Non !
LISE, au mousquetaire.
Et vous ?
LE MOUSQUETAIRE, se frisant lamoustache.
Peut-être !
CYRANO, écrivant, à part, – onl’entend murmurer de temps en temps.
Je vous aime…
PREMIER POÈTE.
Un seul homme, assurait-on, sutmettre
Toute une bande en fuite !…
DEUXIÈME POÈTE.
Oh ! c’était curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol !…
CYRANO, écrivant.
… vos yeux…
TROISIÈME POÈTE.
On trouvait des chapeaux jusqu’au quai des Orfèvres !
PREMIER POÈTE.
Sapristi ! ce dut être un féroce…
CYRANO, même jeu.
… vos lèvres…
PREMIER POÈTE.
Un terrible géant, l’auteur de ces exploits !
CYRANO, même jeu.
… Et je m’évanouis de peur quand je vous vois.
DEUXIÈME POÈTE, happant ungâteau.
Qu’as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?
CYRANO, même jeu.
… qui vous aime…
(Il s’arrête au moment de signer, et se lève, mettant salettre dans son pourpoint.)
Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.
RAGUENEAU, au deuxièmepoète.
J’ai mis une recette en vers.
TROISIÈME POÈTE, s’installantprès d’un plateau de choux à la crème.
Oyons ces vers !
QUATRIÈME POÈTE, regardant unebrioche qu’il a prise.
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
(Il la décoiffe d’un coup dedent.)
PREMIER POÈTE.
Ce pain d’épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d’angélique !
(Il happe le morceau de paind’épice.)
DEUXIÈME POÈTE.
Nous écoutons.
TROISIÈME POÈTE, serrantlégèrement un chou entre ses doigts.
Ce chou bave sa crème. Il rit.
DEUXIÈME POÈTE, mordant à même lagrande lyre de pâtisserie.
Pour la première fois la Lyre me nourrit !
RAGUENEAU, qui s’est préparé àréciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose.
Une recette en vers…
DEUXIÈME POÈTE, au premier, luidonnant un coup de coude.
Tu déjeunes ?
PREMIER POÈTE, audeuxième.
Tu dînes !
RAGUENEAU.
Comment on fait les tartelettes amandines.
Battez, pour qu’ils soientmousseux,
Quelques œufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d’amande douce ;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D’un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !
LES POÈTES, la bouchepleine.
Exquis ! Délicieux !
UN POÈTE, s’étouffant.
Homph !
(Ils remontent vers le fond, en mangeant, Cyrano qui aobservé s’avance vers Ragueneau.)
CYRANO.
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s’empiffrent ?
RAGUENEAU, plus bas, avec unsourire.
Je le vois…
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j’ai
Tout en laissant manger ceux qui n’ont pas mangé !
CYRANO, lui frappant surl’épaule.
Toi, tu me plais !…
(Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux,puis, un peu brusquement.)
Hé là, Lise ?
(Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire,tressaille et descend vers Cyrano.)
Ce capitaine…
Vous assiège ?
LISE, offensée.
Oh ! mes yeux, d’une œilladehautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.
CYRANO.
Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.
LISE, suffoquée.
Mais…
CYRANO, nettement.
Ragueneau me plaît. C’est pourquoi,dame Lise,
Je défends que quelqu’un le ridicoculise.
LISE.
Mais…
CYRANO, qui a élevé la voix assezpour être entendu du galant.
À bon entendeur…
(Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, àla porte du fond, après avoir regardé l’horloge.)
LISE, au mousquetaire qui asimplement rendu son salut à Cyrano.
Vraiment, vous m’étonnez !…
Répondez… sur son nez…
LE MOUSQUETAIRE.
Sur son nez… sur son nez…
(Il s’éloigne vivement, Lise lesuit.)
CYRANO, de la porte du fond,faisant signe à Ragueneau d’emmener les poètes.
Pst !…
RAGUENEAU, montrant aux poètes laporte de droite.
Nous serons bien mieux par là…
CYRANO, s’impatientant.
Pst ! pst !…
RAGUENEAU, lesentraînant.
Pour lire
Des vers…
PREMIER POÈTE, désespéré, labouche pleine.
Mais les gâteaux !…
DEUXIÈME POÈTE.
Emportons-les !
(Ils sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement,et après avoir fait une râfle de plateaux.)