Cyrano de Bergerac

Scène VI

Les mêmes, moins DeGuiche.

 

CHRISTIAN, suppliant.

 

Roxane !…

 

ROXANE.

 

Non !

 

PREMIER CADET, auxautres.

 

Elle reste !

 

TOUS, se précipitant, sebousculant, s’astiquant.

 

Un peigne ! – Un savon ! –Ma basane

Est trouée : une aiguille ! – Un ruban ! – Tonmiroir ! –

Mes manchettes ! – Ton fer à moustache ! – Unrasoir !

 

ROXANE, à Cyrano qui la supplieencore.

 

Non ! rien ne me fera bouger de cette place !

 

CARBON, après s’être, comme lesautres, sanglé, épousseté, avoir brossé son chapeau, redressé saplume et tiré ses manchettes, s’avance vers Roxane, etcérémonieusement.

 

Peut-être siérait-il que je vous présentasse,

Puisqu’il en est ainsi, quelques de ces messieurs

Qui vont avoir l’honneur de mourir sous vos yeux.

 

(Roxane s’incline et elle attend, debout au bras deChristian. Carbon présente.)

 

Baron de Peyrescous de Colignac !

 

LE CADET, saluant.

 

Madame…

 

CARBON, continuant.

 

Baron de Casterac de Cahuzac. – Vidame

De Malgouyre Estressac Lésbas d’Escarabiot. –

Chevalier d’Antignac-Juzet. – Baron Hillot

De Blagnac-Saléchan de Castel Crabioules…

 

ROXANE.

 

Mais combien avez-vous de noms, chacun ?

 

LE BARON HILLOT.

 

Des foules !

 

CARBON, à Roxane.

 

Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.

 

ROXANE, ouvre la main et lemouchoir tombe.

 

Pourquoi ?

 

(Toute la compagnie fait le mouvement de s’élancer pour leramasser.)

 

CARBON, le ramassantvivement.

 

Ma compagnie était sans drapeau ! Mais, ma foi,

C’est le plus beau du camp qui flottera sur elle !

 

ROXANE, souriant.

 

Il est un peu petit.

 

CARBON, attachant le mouchoir àla hampe de sa lance de capitaine.

 

Mais il est en dentelle !

 

UN CADET, aux autres.

 

Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,

Si j’avais seulement dans le ventre une noix !…

 

CARBON, qui l’a entendu,indigné.

 

Fi ! parler de manger lorsqu’une exquise femme !…

 

ROXANE.

 

Mais l’air du camp est vif et, moi-même, m’affame.

Pâtés, chaud-froids, vins fins : – mon menu, levoilà !

– Voulez-vous m’apporter tout cela !

 

(Consternation.)

 

UN CADET.

 

Tout cela !

 

UN AUTRE.

 

Où le prendrions-nous, grand Dieu ?

 

ROXANE, tranquillement.

 

Dans mon carrosse.

 

TOUS.

 

Hein ?…

 

ROXANE.

 

Mais il faut qu’on serve et découpe,et désosse !

Regardez mon cocher d’un peu plus près, messieurs,

Et vous reconnaîtrez un homme précieux.

Chaque sauce sera, si l’on veut, réchauffée !

 

LES CADETS, se ruant vers lecarrosse.

 

C’est Ragueneau !

 

(Acclamations.)

 

Oh ! Oh !

 

ROXANE, les suivant desyeux.

 

Pauvres gens !

 

CYRANO, lui baisant lamain.

 

Bonne fée !

 

RAGUENEAU, debout sur le siègecomme un charlatan en place publique.

 

Messieurs !…

 

(Enthousiasme.)

 

LES CADETS.

 

Bravo ! Bravo !

 

RAGUENEAU.

 

Les Espagnols n’ont pas,

Quand passaient tant d’appas, vu passer le repas !

 

(Applaudissements.)

 

CYRANO, bas à Christian.

 

Hum ! hum ! Christian !

 

RAGUENEAU.

 

Distraits par la galanterie

Ils n’ont pas vu…

 

(Il tire de son siège un platqu’il élève.)

 

la galantine !…

 

(Applaudissements. La galantinepasse de mains en mains.)

 

CYRANO, bas à Christian.

 

Je t’en prie,

Un seul mot !…

 

RAGUENEAU.

 

Et Vénus sut occuper leur œil

Pour que Diane, en secret, pût passer…

 

(Il brandit un gigot.)

 

son chevreuil !

 

(Enthousiasme. Le gigot est saisipar vingt mains tendues.)

 

CYRANO, bas à Christian.

 

Je voudrais te parler !

 

ROXANE, aux cadets quiredescendent, les bras chargés de victuailles.

 

Posez cela par terre !

 

(Elle met le couvert sur l’herbe, aidée des deux laquaisimperturbables qui étaient derrière le carrosse.)

 

ROXANE, à Christian, au moment oùCyrano allait l’entraîner à part.

 

Vous, rendez-vous utile !

 

(Christian vient l’aider. Mouvement d’inquiétude deCyrano.)

 

RAGUENEAU.

 

Un paon truffé !

 

PREMIER CADET, épanoui, quidescend en coupant une large tranche de jambon.

 

Tonnerre !

Nous n’aurons pas couru notre dernier hasard

Sans faire un gueuleton…

 

(Se reprenant vivement en voyantRoxane.)

 

pardon ! un balthazar !

 

RAGUENEAU, lançant les coussinsdu carrosse.

 

Les coussins sont remplis d’ortolans !

 

(Tumulte. On éventre les coussins.Rires. Joie.)

 

TROISIÈME CADET.

 

Ah ! Viédaze !

 

RAGUENEAU, lançant des flacons devin rouge.

 

Des flacons de rubis !…

 

(De vin blanc.)

 

Des flacons de topaze !

 

ROXANE, jetant une nappe pliée àla figure de Cyrano.

 

Défaites cette nappe !… Eh ! hop ! Soyezléger !

 

RAGUENEAU, brandissant unelanterne arrachée.

 

Chaque lanterne est un petit garde-manger !

 

CYRANO, bas à Christian, pendantqu’ils arrangent la nappe ensemble.

 

Il faut que je te parle avant que tu lui parles !

 

RAGUENEAU, de plus en pluslyrique.

 

Le manche de mon fouet est un saucisson d’Arles !

 

ROXANE, versant du vin,servant.

 

Puisqu’on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons

Du reste de l’armée ! – Oui ! tout pour lesGascons !

Et si De Guiche vient, personne ne l’invite !

 

(Allant de l’un àl’autre.)

 

Là, vous avez le temps. – Ne mangez pas sivite ! –

Buvez un peu. – Pourquoi pleurez-vous ?

 

PREMIER CADET.

 

C’est trop bon !…

 

ROXANE.

 

Chut ! – Rouge ou blanc ? – Du pain pour monsieur deCarbon !

– Un couteau ! – Votre assiette ! – Un peu decroûte ? – Encore ?

Je vous sers ! – Du bourgogne ? – Une aile ?

 

CYRANO, qui la suit, les braschargés de plats, l’aidant à servir.

 

Je l’adore !

 

ROXANE, allant versChristian.

 

Vous ?

 

CHRISTIAN.

 

Rien.

 

ROXANE.

 

Si ! ce biscuit, dans du muscat…deux doigts !

 

CHRISTIAN, essayant de laretenir.

 

Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ?

 

ROXANE.

 

Je me dois

À ces malheureux… Chut ! Tout à l’heure !…

 

LE BRET, qui était remonté aufond, pour passer, au bout d’une lance, un pain à la sentinelle dutalus.

 

De Guiche !

 

CYRANO.

 

Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !

Hop ! – N’ayons l’air de rien !…

 

(À Ragueneau.)

 

Toi, remonte d’un bond

 

Sur ton siège ! – Tout est caché ?…

 

(En un clin d’œil tout a été repoussé dans les tentes, oucaché sous les vêtements, sous les manteaux, dans les feutres. – DeGuiche entre vivement – et s’arrête, tout d’un coup, reniflant. –Silence.)

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