Chapitre 28Les amis.
Pendant que Paris bouillonnait commel’intérieur d’une fournaise, madame de Monsoreau, escortée par sonpère et deux de ces serviteurs qu’on recrutait alors comme destroupes auxiliaires pour une expédition, s’acheminait vers lechâteau de Méridor, par étapes de dix lieues à la journée.
Elle aussi commençait à goûter cette libertéprécieuse aux gens qui ont souffert. L’azur du ciel et de lacampagne, comparé à ce ciel toujours menaçant, suspendu comme uncrêpe sur les tours noires de la Bastille, les feuillages déjàverts, les belles routes se perdant comme de longs rubans onduleuxdans le fond des bois ; tout cela lui paraissait frais etjeune, riche et nouveau, comme si réellement elle fût sortie ducercueil où la croyait plongée son père.
Lui, le vieux baron, était rajeuni de vingtans. À le voir d’aplomb sur ses étriers, et talonnant le vieuxJarnac, on eût pris le noble seigneur pour un de ces époux barbonsqui accompagnent leur jeune fiancée en veillant amoureusement surelle.
Nous n’entreprendrons pas de décrire ce longvoyage. Il n’eut d’autres incidents que le lever et le coucher dusoleil. Quelquefois impatiente, Diane se jetait à bas de son lit,lorsque la lune argentait les vitres de sa chambre d’hôtellerie,réveillait le baron, secouait le lourd sommeil de ses gens, et l’onpartait, par un beau clair de lune, pour gagner quelques lieues surle long chemin que la jeune femme trouvait infini.
Il fallait, d’autres fois, la voir, en pleinemarche, laisser passer devant Jarnac, tout fier de devancer lesautres, puis les serviteurs, et demeurer seule en arrière sur untertre, afin de regarder dans la profondeur de la vallée siquelqu’un ne suivait pas…. Et, lorsque la vallée était déserte,lorsque Diane n’avait aperçu que les troupeaux épars dans lepâturage, ou le clocher silencieux de quelque bourg dressé au boutde la route, elle revenait plus impatiente que jamais. Alors sonpère, qui l’avait suivie du coin de l’œil, lui disait :
– Ne crains rien, Diane.
– Craindre quoi, mon père ?
– Ne regardes-tu pas siM. de Monsoreau te suit ?
– Ah ! c’est vrai…. Oui, jeregardais cela, disait la jeune femme avec un nouveau regard enarrière.
Ainsi, de crainte en crainte, d’espoir endéception, Diane arriva, vers la fin du huitième jour, au châteaude Méridor, et fut reçue au pont-levis par madame de Saint-Luc etson mari, devenus châtelains en l’absence du baron.
Alors commença pour ces quatre personnes unede ces existences comme tout homme en a rêvé en lisant Virgile,Longus et Théocrite.
Le baron et Saint-Luc chassaient du soir aumatin. Sur les traces de leurs chevaux s’élançaient les piqueurs.On voyait des avalanches de chiens rouler du haut des collines à lapoursuite d’un lièvre ou d’un renard, et quand le tonnerre de cettecavalcade furieuse passait dans les bois, Diane et Jeanne, assisesl’une auprès de l’autre sur la mousse, à l’ombre de quelquehallier, tressaillaient un moment, et reprenaient bientôt leurtendre et mystérieuse conversation.
– Raconte-moi, disait Jeanne, raconte-moitout ce qui t’est arrivé dans la tombe, car tu étais bien mortepour nous…. Vois, l’aubépine en fleurs nous jette ses dernièresmiettes de neige, et les sureaux envoient leurs parfums enivrants.Un doux soleil se joue aux grandes branches des chênes. Pas unsouffle dans l’air, pas un être vivant dans le parc, car les daimsse sont enfuis tout à l’heure en sentant trembler la terre, et lesrenards ont bien vite gagné le terrier… Raconte, petite sœur,raconte.
– Que te disais-je ?
– Tu ne me disais rien. Tu es doncheureuse ?… Oh ! cependant ce bel œil noyé dans une ombrebleuâtre, cette pâleur nacrée de tes joues, ce vague élan depaupière, tandis que la bouche essaye un sourire jamais achevé…Diane, tu dois avoir bien des choses à me dire !
– Rien, rien.
– Tu es donc heureuse… avecM. de Monsoreau ?
Diane tressaillit.
– Tu vois bien ! fit Jeanne avec untendre reproche.
– Avec M. de Monsoreau !répéta Diane ; pourquoi as-tu prononcé ce nom ? pourquoiviens-tu d’évoquer ce fantôme au milieu de nos bois, au milieu denos fleurs, au milieu de notre bonheur….
– Bien, je sais maintenant pourquoi tesbeaux yeux sont cerclés de bistre, et pourquoi ils se lèvent sisouvent vers le ciel ; mais je ne sais pas encore pourquoi tabouche essaye de sourire.
Diane secoua tristement la tête.
– Tu m’as dit, je crois, continua Jeanneen entourant de son bras blanc et rond les épaules de Diane, tum’as dit que M. de Bussy t’avait montré beaucoupd’intérêt….
Diane rougit si fort, que son oreille, sidélicate et si ronde, parut tout à coup enflammée.
– C’est un charmant cavalier queM. de Bussy, dit Jeanne, et elle chanta :
Un beau chercheur de noise,
C’est le seigneur d’Amboise.
Diane appuya sa tête sur le sein de son amie,et murmura d’une voix plus douce que celle des fauvettes quichantaient sous la feuillée :
Tendre, fidèle aussi,
C’est le brave….
– Bussy !… dis-le donc, achevaJeanne en appuyant un joyeux baiser sur les yeux de son amie.
– Assez de folies, dit Diane tout àcoup ; M. de Bussy ne pense plus à Diane deMéridor.
– C’est possible, dit Jeanne ; maisje croirais assez qu’il plaît beaucoup à Diane de Monsoreau.
– Ne me dis pas cela.
– Pourquoi ? est-ce que cela tedéplaît ?
Diane ne répondit pas.
– Je te dis que M. de Bussy nesonge pas à moi… et il fait bien… Oh ! j’ai été lâche… murmurala jeune femme….
– Que dis-tu là ?
– Rien, rien.
– Voyons, Diane, tu vas recommencer àpleurer, à t’accuser… Toi, lâche ! toi, mon héroïne ; tuas été contrainte.
– Je le croyais… je voyais des dangers,des gouffres sous mes pas… À présent, Jeanne, ces dangers mesemblent chimériques, ces gouffres, un enfant pouvait les franchird’une enjambée. J’ai été lâche, te dis-je, oh ! que n’ai-je eule temps de réfléchir !….
– Tu me parles par énigmes.
– Non, ce n’est pas encore cela, s’écriaDiane en se levant dans un désordre extrême. Non, ce n’est pas mafaute, c’est lui, Jeanne, c’est lui qui n’a pas voulu. Je merappelle la situation qui me semblait terrible ; j’hésitais,je flottais… mon père m’offrait son appui et j’avais peur… lui,lui m’offrait sa protection… mais il ne l’a pas offerte defaçon à me convaincre ; le duc d’Anjou était contre lui. Leduc d’Anjou s’était ligué avec M. de Monsoreau, diras-tu.Eh bien, qu’importent le duc d’Anjou et le comte deMonsoreau ! Quand on veut bien une chose, quand on aime bienquelqu’un, oh ! il n’y aurait ni prince ni maître qui meretiendrait. Vois-tu, Jeanne, si une fois j’aimais….
Et Diane, en proie à son exaltation, s’étaitadossée à un chêne, comme si, l’âme ayant brisé le corps, celui-cin’eût plus renfermé assez de force pour se soutenir.
– Voyons, calme-toi, chère amie,raisonne….
– Je te dis que nous avons étélâches.
– Nous… Oh ! Diane, de quiparles-tu là ? Ce nous est éloquent, ma Dianechérie….
– Je veux dire mon père et moi ;j’espère que tu n’entends pas autre chose… Mon père est un bongentilhomme, et pouvait parler au roi ; moi, je suis fière etne crains pas un homme quand je le hais… Mais, vois-tu ! lesecret de cette lâcheté, le voici : j’ai comprisqu’il ne m’aimait pas.
– Tu te mens à toi-même ; s’écriaJeanne ;… si tu croyais cela, au point où je te vois, tu iraisle lui reprocher à lui-même… Mais tu ne le crois pas, tu sais lecontraire, hypocrite, ajouta-t-elle avec une tendre caresse pourson amie.
– Tu es payée pour croire à l’amour, toi,répliqua Diane en reprenant sa place auprès de Jeanne ; toi,que M. de Saint-Luc a épousée malgré un roi ! toi,qu’il a enlevée du milieu de Paris ; toi ; qu’on apoursuivie peut-être et qui le payes, par tes caresses, de laproscription et de l’exil !
– Et il se trouve richement payé, ditl’espiègle jeune femme.
– Mais moi, – réfléchis un peu, et nesois pas égoïste ;– moi, que ce fougueux jeune homme prétendaimer ; moi, qui ai fixé les regards de l’indomptable Bussy,cet homme qui ne connaît pas d’obstacles, je me suis mariéepubliquement, je me suis offerte aux yeux de toute la cour, et ilne m’a pas regardée ; je me suis confiée à lui dans le cloîtrede la Gypecienne : nous étions seuls, il avait Gertrude, leHaudoin, ses deux complices, et moi, plus complice encore !…Oh ! j’y songe, par l’église même, un cheval à la porte, ilpouvait m’enlever dans un pan de son manteau ! À ce moment,vois-tu, je le sentais souffrant, désolé à cause de moi ; jevoyais ses yeux languissants, sa lèvre pâlie et brûlée par lafièvre. S’il m’avait demandé de mourir pour rendre l’éclat à sesyeux, la fraîcheur à ses lèvres, je serais morte…. Eh bien, je suispartie, et il n’a pas songé à me retenir par un coin de mon voile.– Attends, attends encore… Oh ! tu ne sais pas ce que jesouffre…. Il savait que je quittais Paris, que je revenais àMéridor ; il savait que M. de Monsoreau… tiens, j’enrougis… que M. de Monsoreau n’est pas mon époux ; ilsavait que je venais seule, et, tout le long de la route, chèreJeanne, je me suis retournée, croyant à chaque instant quej’entendais le galop de son cheval derrière nous. Rien !c’était l’écho du chemin qui parlait ! Je te dis qu’il nepense pas à moi, et que je ne vaux pas un voyage en Anjou… quand ily a tant de femmes belles et courtoises à la cour du roi de France,dont un sourire vaut cent aveux de la provinciale enterrée dans leshalliers de Méridor. Comprends-tu maintenant ? Es-tuconvaincue ? ai-je raison ? suis-je oubliée,méprisée ; ma pauvre Jeanne ?
Elle n’avait pas achevé ces mots que lefeuillage du chêne craqua violemment ; une poussière de mousseet de plâtre brisé roula le long du vieux mur, et un homme,bondissant du milieu des lierres et des mûriers sauvages, vinttomber aux pieds de Diane, qui poussa un cri terrible.
Jeanne s’était écartée ; elle avait vu etreconnut cet homme.
– Vous voyez bien que me voici, murmuraBussy agenouillé en baisant le bas de la robe de Diane ; qu’iltenait respectueusement dans sa main tremblante.
Diane reconnut, à son tour, la voix, lesourire du comte, et, saisie au cœur, hors d’elle-même, suffoquéepar ce bonheur inespéré ; elle ouvrit ses bras et se laissatomber, privée de sentiment, sur la poitrine de celui qu’ellevenait d’accuser d’indifférence.
