La Garden-party et autres nouvelles

En allant à la gare, William se rappela avecun nouveau et cruel regret qu’il n’apportait rien aux enfants.Pauvres petits bonshommes ! C’était dur pour eux. Quand ilsaccouraient à sa rencontre, leurs premières paroles étaienttoujours : « Qu’est-ce que tu m’as apporté,papa ? » et voilà qu’il n’avait rien du tout. Il faudraitleur acheter des bonbons à la gare. Mais les choses s’étaientpassées ainsi, les quatre samedis précédents ; leurs petitesfigures s’étaient allongées, la dernière fois, quand ils avaient vuapparaître les mêmes vieilles boîtes.

Et Paddy avait dit : « Y avait duriban rouge sur la mienne, avant ! »

Et Johnny avait dit : « C’esttoujours du rose sur la mienne. Je déteste le rose, moi. »

Mais, que faire ? L’affaire n’était passi facile à arranger. Autrefois, naturellement, il se serait faitconduire dans un bon magasin de jouets et, en cinq minutes, ilaurait choisi des cadeaux pour eux. Mais à présent, les petitsavaient des joujoux russes, des joujoux français, des joujouxserbes – des joujoux venant on ne savait d’où. Il y avait plus d’unan qu’Isabelle avait fait table rase des vieux trains, des ânes etdu reste parce que c’était tout ça, « d’un sentimentalisme àfaire peur » et « si dangereux pour le sens de la formechez les bébés ».

– Il est si important, avait expliqué lanouvelle Isabelle, qu’ils s’attachent dès le début à ce qu’il fautaimer. Cela fait gagner tant de temps après. Vraiment, si cespauvres trésors doivent passer les années de leur enfance àcontempler des horreurs pareilles, on peut s’attendre à ce qu’engrandissant ils vous supplient de les emmener au Salon depeinture.

Et son ton impliquait qu’une visite au Salonde peinture était la mort immédiate et certaine pour quiconque s’yrisquait…

– Ma foi, je ne sais pas, avait répondulentement William. Quand j’avais leur âge, j’allais généralement mecoucher en serrant sur mon cœur une vieille serviette nouée aubout.

La nouvelle Isabelle le regarda, plissant lespaupières, les lèvres entrouvertes.

– Cher William ! je n’en doutepas !

Elle rit à sa nouvelle manière.

Donc, il allait bien falloir acheter desbonbons, songea mélancoliquement William, en cherchant de lamonnaie dans sa poche pour le chauffeur du taxi. Il voyait d’avanceles gosses offrant leurs boîtes à la ronde – ils étaientétonnamment généreux, ces petits bonshommes – tandis que lesprécieux amis d’Isabelle n’hésitaient pas à se servir… Et s’ilapportait du fruit ? William s’arrêta devant un étalage, àl’entrée de la gare. Pourquoi pas chacun un melon ?Seraient-ils obligés d’en offrir aussi aux autres ? Ou bien unananas pour Pad et un melon pour Johnny ? Les amis d’Isabellene se faufileraient tout de même pas dans la nursery àl’heure des repas des enfants ? Cependant, en achetant lemelon, William eut la vision horrible d’un des jeunes poètes de safemme gobant une tranche, on ne sait comment, à la porte de lanursery.

Avec ses deux paquets remarquablementincongrus, il se dirigea vers son train. Le quai fourmillait demonde, l’express était en gare. Des portières s’ouvraient, serefermaient en claquant. De la locomotive jaillissait un sifflementsi strident que les voyageurs, courant de tous côtés, avaient l’airaffolés. William alla tout droit à un compartiment de fumeurs, enpremière classe, y casa sa valise et ses paquets, puis il sortit dela poche intérieure de sa jaquette une énorme liasse de papiers, selaissa tomber dans un coin et se mit à lire.

« Notre client est, en outre certain…Nous sommes disposés à considérer de nouveau… dans l’éventualitéde… » Ah ! ça allait mieux. William rejeta en arrière sescheveux aplatis, et étendit ses jambes à travers le passage. Ladouleur sourde et familière qui lui rongeait la poitrine s’apaisa.« En ce qui concerne notre décision… » Il tira un crayonbleu et souligna lentement un paragraphe.

Deux messieurs entrèrent, l’enjambèrent etallèrent s’asseoir à l’autre bout du compartiment. Un jeune hommejeta ses crosses de golf dans le filet et s’installa en face delui. Le train oscilla doucement, on était parti. William leva lesyeux et vit la gare chaude et reluisante glisser, disparaître. Unejeune fille, le visage empourpré, courait le long des wagons ;dans sa manière d’agiter la main en criant il y avait quelque chosede forcené, de presque désespéré. « Quellenerveuse ! » pensa William dans sa torpeur. Puis, au boutdu quai, un ouvrier, le visage noirci et huileux, grimaça en voyantpasser le train. Et William se dit : « La salevie ! » et retourna à ses paperasses.

Lorsqu’il releva de nouveau la tête, il yavait des champs, du bétail s’abritant sous les arbres sombres. Unelarge rivière, où des enfants nus barbotaient dans l’eau peuprofonde, apparut tout à coup et s’évanouit. Le ciel avait un éclatpâle et un seul oiseau voguait très haut, pareil à une tache sombredans une pierre précieuse.

« Nous avons vérifié la correspondance denotre client… » La dernière phrase qu’il venait de lirerésonnait en écho dans son esprit. « Nous avonsvérifié… » William se raccrocha à cette phrase, mais ce fut envain : elle se brisa net au milieu et les champs, le ciel,l’oiseau qui planait, l’eau, tout dit :« Isabelle. » Le même fait se produisait tous les samedissoir. Quand il se trouvait en route pour rejoindre Isabelle, desrencontres imaginaires commençaient innombrables. Elle était à lagare, attendant un peu à l’écart de tout le monde ; elle étaitassise dans le taxi, au-dehors ; elle se tenait à la barrièredu jardin ; elle venait, marchant sur l’herbe jaunie ;elle était à la porte ou à l’entrée du vestibule.

Et sa voix claire et légère disait :« Voilà William ! » ou « Holà,William ! » ou encore ! « Alors, William, tu esarrivé ? » Il touchait sa fraîche main, sa jouefraîche.

Cette exquise fraîcheur d’Isabelle !Quand il était petit garçon, son bonheur était de courir au jardinaprès une averse et de secouer sur lui le rosier. Isabelle était cerosier aux doux pétales, étincelant et frais. Et lui était toujoursce petit garçon. Mais, maintenant, on ne pouvait plus courir aujardin, ni rire, ni secouer la pluie. La douleur sourde et tenacequi lui rongeait la poitrine recommença. Il remonta ses jambes,jeta les papiers de côté, ferma les yeux.

– Qu’est-ce que c’est, Isabelle ?Qu’est-ce c’est ? demanda-t-il tendrement. Ils se trouvaientdans leur chambre, dans la nouvelle maison. Isabelle était assisesur un escabeau peint, devant la table à coiffer jonchée de petitesboîtes noires et vertes.

– Qu’est-ce qui est quoi,William ?

Elle se pencha en avant, ses beaux cheveuxlégers retombèrent sur ses joues.

– Ah ! tu sais bien !

Debout au milieu de la chambre étrangère, ilse sentait un étranger. À cette réponse, Isabelle se retournavivement et lui fit face.

– Oh ! William ! cria-t-elled’un ton suppliant ; et elle brandissait la brosse à cheveux.Je t’en prie ! Je t’en prie, ne sois pas mystérieux comme çaet… et tragique ! Tu ne cesses pas de dire, ou de faireentendre, ou d’insinuer que j’ai changé. Uniquement parce que j’aifait la connaissance de gens qui me sont vraiment sympathiques etparce que je m’intéresse follement à… à toutes sortes de choses, tute conduis comme si j’avais… (Isabelle rejeta ses cheveux enarrière et éclata de rire) tué notre amour ou commis quelque crimede ce genre. C’est absolument grotesque (elle se mordit la lèvre)et c’est à rendre fou, William. Même cette maison-ci et lesdomestiques, tu me les accordes à regret.

– Isabelle !

– Oui, oui, c’est vrai en un sens, ditrapidement Isabelle. Tu trouves que tout ça est encore mauvaissigne. Oh ! je sais que tu as cette idée-là. Je le sens,dit-elle à mi-voix, chaque fois que tu montes l’escalier. Mais nousn’aurions pas pu continuer à vivre dans cette malheureuse petitebicoque, William. Sois au moins raisonnable ! Voyons ! iln’y avait même pas assez d’espace pour les bébés.

Oui, c’était vrai. Chaque matin, quand ilrentrait de son bureau, il trouvait les enfants avec Isabelle dansle petit salon. Ils faisaient des chevauchées sur la peau deléopard qui couvrait le dossier du canapé, ou bien ils jouaient àla boutique, avec le secrétaire d’Isabelle pour comptoir ; ouPad, assis sur le tapis devant le foyer, ramait de toutes sesforces avec une petite pelle à feu de cuivre, tandis que Johnnyfusillait les pirates avec les pincettes. Tous les soirs, leur pèreles prenait chacun à son tour sur son dos, pour monter l’escalierétroit qui menait à la nursery et à leur bonne grossevieille Nounou.

Oui, sans doute, c’était une petite bicoque demaison. Une maisonnette blanche avec des rideaux bleus et une baiefleurie de pétunias dans des caisses. William accueillait leursamis à la porte, en disant : « Avez-vous vu nospétunias ? Pas mal pour Londres, hein ? »

Mais ce qui était idiot, ce qui étaitabsolument extraordinaire, c’est qu’il n’avait pas eu la plus vagueidée qu’Isabelle ne fût pas aussi heureuse que lui-même. Mon Dieu,quel aveuglement ! En ce temps-là, il n’avait pas soupçonné,même de très loin, qu’elle détestait vraiment cette petite maisonincommode, qu’elle trouvait que la grosse Nounou gâtaitabominablement les bébés, qu’elle s’ennuyait horriblement, avec lanostalgie d’amis nouveaux, de nouvelle musique, de tableaux et dureste. S’ils n’étaient pas allés à cette soirée, dans l’atelier deMoira Morrison… Si Moira Morrison n’avait pas dit, au moment où ilsprenaient congé : « Je vais venir au secours de votrefemme, mari égoïste ! Elle ressemble à une exquise petiteTitania… » Si Isabelle n’était pas allée à Paris avec Moira…si… si…

Le train s’arrêta à une autre gare.Bettingford. Grand Dieu ! on allait arriver dans dix minutes.William fourra ses papiers dans ses poches ; le jeune homme enface de lui avait disparu depuis longtemps. À présent, les deuxautres voyageurs sortirent. Le soleil d’une fin d’après-midibrillait sur des femmes en robes de cretonne, sur des petitsenfants hâlés, courant pieds nus. Il flamboyait sur une fleur jauneet satinée, aux feuilles rugueuses, étalée sur un banc de rochers.L’air qui entrait en frémissant par la fenêtre sentait la mer.Isabelle avait-elle invité la même bande de gens, cette fin desemaine ? se demandait William.

Et il se souvint des vacances qu’ils avaientautrefois tous les quatre, avec une petite paysanne, Rose, pours’occuper des bébés. Isabelle portait un chandail et les cheveux ennatte ; on lui aurait donné quatorze ans. Mon Dieu ! etlui, comme son nez pelait ! Et comme ils mangeaient et commeils dormaient sur cet immense lit de plume, les pieds enlacés…William ne put se défendre d’ébaucher un sourire de sombre ironie,en pensant à l’horreur d’Isabelle, si elle savait jusqu’à quelpoint il pouvait être sentimental.

 

« Holà, William ! » Elle étaità la gare, après tout, debout, exactement comme il se l’étaitfiguré, à l’écart des autres, et – le cœur de William bondit – elleétait seule.

« Ohé, Isabelle ! » William laregarda longuement. Il la trouvait si belle qu’il fut forcé de direquelque chose :

– Tu as l’air d’avoir frais.

– Vraiment ? dit Isabelle. Je n’enai que l’air, alors. Viens donc, ton horrible vieux train est enretard. Le taxi attend dehors.

Elle lui posa légèrement la main sur le bras,en passant devant le contrôleur.

– Nous sommes tous venus à ta rencontre,dit-elle. Mais nous avons laissé Bobby Kane chez leconfiseur ; on le prendra au passage.

– Oh ! fit William. Ce fut tout cequ’il put dire sur le moment.

Le taxi attendait là, dans la lumièreaveuglante ; Bill Hunt et Dennis Green se vautraient d’uncôté, leurs chapeaux rabattus sur la figure, tandis que, del’autre, Moira Morrison, coiffé d’un béguin pareil à une énormefraise, sautillait sur la banquette.

– Pas de glace ! pas de glace !pas de glace ! cria-t-elle gaiement.

Et Dennis, de dessus son chapeau, fitécho :

– On n’en trouve qu’à lapoissonnerie !

Bill Hunt, émergeant ajouta :

– Avec des poissons entiersdedans !

– Oh ! quel ennui ! gémitIsabelle. Et elle expliqua à William qu’ils avaient couru toute laville pour se procurer de la glace, pendant qu’ellel’attendait.

– Tout fond, tout coule du haut desfalaises jusqu’à la mer, à commencer par le beurre.

– Il faudra en venir à nous oindre debeurre, dit Dennis. Que ta tête, ô William, ne manque jamaisd’onguent !

– Voyons, dit William, comment va-t-ons’asseoir ? Je ferais mieux de me mettre à côté duchauffeur.

– Non, c’est la place de Bobby Kane, ditIsabelle. Tu te mets entre Moira et moi.

Le taxi démarra.

– Qu’est-ce que tu as dans ces mystérieuxpaquets ?

– Des têtes de dé-ca-pi-tés ! ditBill Hunt, en frissonnant sous son chapeau.

– Oh ! du fruit !

On voyait, à sa voix, qu’Isabelle étaitenchantée.

– Sage William ! Un melon et unananas. C’est trop délicieux !

– Non, mais attends un peu ! ditWilliam en souriant. En réalité, il était inquiet.

– Je les ai apportés pour les petits.

– Oh ! mon cher !

Isabelle rit et lui glissa la main sous lebras.

– Ils se rouleraient sur le parquet dansleurs tortures, s’ils les mangeaient. Non – elle lui tapota la main– tu leur apporteras quelque chose la prochaine fois. Je refuse deme séparer de mon ananas.

– Cruelle Isabelle ! Laissez-moi lesentir, de grâce ! dit Moira.

Elle tendit les bras par-dessus William, d’ungeste suppliant. « Oh ! » Son bonichon couleur defraise glissa en avant, sa voix semblait expirante.

– Portrait d’une Dame éprise d’un Ananas,dit Dennis, comme le taxi s’arrêtait devant un petit magasinombragé d’une tente rayée. Bobby Kane en sortit, les bras chargésde petits paquets.

– J’espère de toute mon âme que ce serabon. Je les ai choisis pour leurs couleurs. Il y a de petitsmachins ronds qui ont l’air absolument divins. Et regardez un peuce nougat, cria-t-il, d’un air d’extase, mais regardez-ledonc ! C’est un parfait petit ballet.

Mais, à cet instant, le marchand apparut.

– Oh ! j’oubliais. Rien n’est payé,dit Bobby, prenant un air d’effroi. Isabelle tendit un billet auconfiseur et Bobby redevint radieux.

– Ohé, William ! Je me mets à côtédu chauffeur.

En tête nue, tout de blanc vêtu, les manchesretroussées jusqu’aux épaules, il bondit à sa place.« Avanti ! » cria-t-il…

Après le thé, les autres allèrent se baigner,tandis que William restait à la maison et faisait la paix avec lespetits. Mais Johnny et Paddy dormaient, à présent la splendeurrouge et rose du ciel avait pâli, des chauves-souris voltigeaientet les baigneurs n’étaient pas encore revenus. Comme Williamdescendait d’un pas incertain, la femme de chambre, portant unelampe, traversa le vestibule. Il la suivit au salon. C’était unelongue pièce aux meubles jaunes. Sur le mur, en face de William,quelqu’un avait peint un jeune homme, plus grand que nature, fortpeu solide sur ses jambes, offrant une pâquerette écarquillée à unejeune femme pourvue d’un bras très court et d’un autre très long etmince. Sur les chaises, sur le divan pendaient des morceauxd’étoffe noire, couverts de larges éclaboussures qui rappelaientdes taches d’œuf ; partout où se posait le regard, ilrencontrait un cendrier plein de bouts de cigarettes. Williams’assit dans un des fauteuils. À présent quand on coulait une mainle long des côtés des sièges, on n’y trouvait plus un mouton àtrois pattes, ou une vache qui avait perdu une de ses cornes, oubien la colombe dodue de l’arche de Noé. On repêchait encore unautre petit volume broché, de poèmes noircis d’encre grasse… Il serappela la liasse de papiers qui était dans sa poche, mais il avaittrop faim, il était trop las pour lire. La porte était restéeouverte ; du bruit venait de la cuisine. Les domestiquescausaient, comme s’ils étaient seuls dans la maison. Tout à couprésonna un éclat de rire strident et sonore, puis un« chut ! » également bruyant. On s’était rappelé saprésence. William se leva et, par la porte-fenêtre, gagna lejardin. Comme il était là, dans l’ombre, il entendit les baigneursmonter le chemin sablonneux ; leurs voix vibraient dans lesilence.

– Je trouve que c’est à Moira de mettreen jeu ses petits artifices et ses grâces.

Moira poussa un gémissement tragique.

– Nous devrions pour lesweek-ends avoir un gramophone qui joue La Filledes Montagnes.

– Oh ! non ! oh !non ! cria la voix d’Isabelle. Ce n’est pas juste enversWilliam. Soyez gentils pour lui, mes enfants ! Il ne reste quejusqu’à demain soir.

– Confiez-le-moi, cria Bobby Kane.J’excelle à m’occuper des gens.

La barrière battit, s’ouvrit, se referma. Surla terrasse, William avait bougé ; ils le virent. « Holà,William ! » Et Bobby Kan, brandissant sa serviette, semit à bondir, à pirouetter sur la pelouse.

– Bien dommage que vous ne soyez pasvenu, William ! L’eau était divine. Et après, nous sommes tousallés dans un petit bistrot boire de l’eau-de-vie de prunelle.

Les autres étaient arrivés jusqu’à lamaison.

– Dites-moi, Isabelle, cria Bobby,voudriez-vous que je mette mon costume Nijinsky, ce soir ?

– Non, dit Isabelle, personne nes’habille. Nous mourons tous de faim. William aussi est affamé.Venez donc, mes amis, allons commencer par les sardines.

– C’est moi qui les ai trouvées, ditMoira, et elle s’élança dans le vestibule, tenant une boîte enl’air à bout de bras.

– Portrait d’une Dame tenant une Boîte deSardines, dit gravement Dennis.

– Eh bien, William, comment se porteLondres ? demanda Bill Hunt, en débouchant une bouteille dewhisky.

– Oh ! Londres n’a guère changé,répondit William.

– Ce bon vieux Londres ! dit Bobby,avec une extrême cordialité, tout en piquant une sardine.

Mais au bout d’un instant ils eurent oubliéWilliam. Moira Morrison commença à se demander de quelle couleursont vraiment les jambes sous l’eau.

– Les miennes sont du plus pâle, du pluspâle amadou.

Bill et Dennis mangeaient énormément. Isabelleremplissait des verres, changeait des assiettes, allait chercherles allumettes. Une fois, elle dit :

– Je voudrais tant, Bill, que vouspeigniez tout ça.

– Que je peigne quoi ? demanda Bill,d’une grosse voix en se remplissant la bouche de pain.

– Nous, dit Isabelle, assis autour de latable. Ce serait tellement exquis, dans vingt ans.

Bill roula des yeux et mastiqua.

– Mauvaise lumière, répliqua-t-il sansamabilité, trop de jaune.

Il continua à manger. Et cela aussi parutenchanter Isabelle.

Mais après le souper, ils étaient tous sifatigués qu’ils ne firent que bâiller, jusqu’à ce que l’heured’aller au lit arrivât.

Ce ne fut que l’après-midi suivant, lorsqueWilliam attendait son taxi, qu’il se trouva seul avec Isabelle.Quand il descendit sa valise dans le vestibule, sa femme quitta lesautres et vint le rejoindre. Elle se pencha et prit la valise.

– Comme c’est lourd ! dit-elle avecun petit rire gêné. Laisse-moi la porter ! Si, jusqu’à labarrière.

– Mais non, pourquoi donc ? ditWilliam. Non, bien sûr. Donne-la-moi.

– Oh ! je t’en prie, laisse-moidonc, répondit Isabelle. J’ai envie de la porter, vraiment.

Ils marchèrent côte à côte en silence. Williamsentait qu’il n’y avait rien à dire, maintenant.

– Là, s’écria Isabelle d’un air detriomphe, en posant la valise, et elle jeta un regard inquiet lelong du chemin sablonneux. Il me semble que je t’ai à peine vu,cette fois, ajouta-t-elle, essoufflée. C’est si court, n’est-cepas ? J’ai l’impression que tu viens seulement d’arriver. Laprochaine fois…

Le taxi apparut.

– J’espère qu’on te soigne bien, àLondres. Je regrette tant que les bébés aient été dehors tout lejour, mais Miss Neil avait décidé ça. Ils vont être désolés d’avoirmanqué ton départ. Pauvre William qui retournes en ville !

Le taxi vira.

– Au revoir !

Elle lui donna un petit baiser hâtif ;elle était partie.

Des champs, des arbres, des haies défilèrent.On passa en cahotant à travers la petite ville vide, à l’airaveugle ; les roues grincèrent sur la montée abrupte quimenait à la gare. Le train était déjà là. William alla tout droit àun compartiment de fumeurs, en première classe, se laissa tomberdans un coin, mais, cette fois, il ne toucha pas à ses paperasses.Il croisa les bras sur la douleur sourde et tenace qui lui rongeaitla poitrine, et en pensée, se mit à écrire une lettre àIsabelle.

*

**

Comme d’habitude, le courrier était en retard.Ils étaient devant la maison étendus sur des chaises longues, sousdes parasols aux vives couleurs. Seul, Bobby Kane était couché surle gazon, aux pieds d’Isabelle. Il faisait un temps lourd,étouffant ; la journée retombait comme un drapeau quipend.

– Croyez-vous qu’il aura des lundis enParadis ? demanda Bobby, d’une voix enfantine.

Et Dennis murmura :

– Le Paradis ne sera qu’un interminablelundi.

Mais Isabelle ne pouvait s’empêcher de sedemander ce qui était arrivé à ce saumon qu’on avait eu poursouper, le soir précédent. Elle s’était proposée de le faire mettreen mayonnaise pour le déjeuner, et voilà que…

Moira dormait. Le sommeil était sa plusrécente découverte : « C’est quelque chose demerveilleux. Il n’y a qu’à fermer les yeux, voilà tout. C’estabsolument délicieux ! »

Quand le vieux facteur à la face rougeaudeavança laborieusement sur son tricycle, le long du cheminsablonneux, on eut l’impression que le guidon de la machine auraitdû être une paire de rames.

Bill Hunt posa son livre. « Deslettres ! » dit-il avec satisfaction, et tout le mondeattendit. Mais, ô cruel facteur, ô malveillance des choses !il n’y avait qu’une lettre, une épaisse enveloppe, pour Isabelle.Pas même un journal.

– Et encore, la mienne n’est que deWilliam, dit douloureusement Isabelle.

– De William ? déjà !

– Il vous renvoie votre certificat demariage, comme discret rappel au devoir.

– Est-ce que tout le monde a uncertificat de mariage ? Je croyais que ce n’était que pour lesdomestiques.

– Des pages et de pages !Regardez-la ! Une dame lisant une lettre, dit Dennis.

« Ma chérie, ma précieuseIsabelle. » Oui, il y en avait des pages et des pages.Tandis qu’Isabelle lisait, son sentiment de surprise devenait unesensation d’oppression. Qu’est-ce qui pouvait bien avoir conduitWilliam à… ? Comme c’était extraordinaire… Qu’est-ce qui luiavait fait faire une pareille… Elle se sentait confuse, de plus enplus excitée, effrayée même. C’était bien de William ! Etpourtant… C’était absurde, évidemment, ce devait être absurde,ridicule. « Ah ! ah ! ah ! oh ! monDieu ! » Que fallait-il faire ? Isabelle se renversadans son fauteuil, en riant jusqu’à ce qu’elle fût incapable des’arrêter.

– Dites, dites-nous donc, demandèrent lesautres. Il faut absolument nous dire.

– Je ne demande que ça ! pouffaIsabelle.

Elle se redressa, rassembla les feuillets, lesagita.

– Faites le cercle, dit-elle. Écoutez,c’est trop inouï. Une lettre d’amour !

– Une lettre d’amour ! Mais c’estdivin !

« Chérie, précieuseIsabelle. » À peine avait-elle commencé que leurs riresl’interrompirent.

– Continuez donc, Isabelle, c’estadorable.

– C’est la plus miraculeusetrouvaille !

– Oh ! de grâce, Isabelle,continuez.

« Dieu me garde, ma chérie, d’être unobstacle à ton bonheur. »

– Oh ! oh ! oh !

– Chut ! chut ! chut !

Et Isabelle continua. Quand elle arriva à lafin, ils n’en pouvaient plus de rire ; Bobby se roulait surl’herbe, en sanglotant presque.

– Il faut absolument que vous me ladonniez telle qu’elle est, complète, pour mon prochain livre, ditDennis avec fermeté. Je lui consacrerai un chapitre entier.

– Oh ! Isabelle, gémit Moira, cemerveilleux passage où il parle de vous tenir dans sesbras !

– J’avais toujours cru que ces lettresqu’on cite dans les procès en divorce étaient invention pure. Maiselles pâlissent devant celle-là.

– Laissez-moi la toucher. Laissez-moi lalire, moi tout seul, dit Bobby Kane.

Mais, à leur grande surprise Isabelle serra lalettre dans sa main. Elle ne riait plus. Elle leur jeta à tous unregard rapide ; elle semblait épuisée.

– Non, pas à présent. Pas en ce moment,balbutia-t-elle.

Et avant qu’ils fussent remis, elle s’étaitenfuie dans la maison, avait traversé le vestibule, avait montél’escalier, était entrée dans sa chambre. Elle s’assit sur lelit.

– Que c’est vil, odieux, abominable,vulgaire ! marmotta Isabelle.

Elle pressa ses poings fermés contre ses yeux,elle se berça d’avant en arrière. De nouveau, elle voyait ses amis,mais ils n’étaient plus quatre, ils étaient quarante plutôt, quiriaient, qui ricanaient, qui plaisantaient, les mains tendues,tandis qu’elle leur lisait la lettre de William. Oh ! avoirfait cette chose ignoble ! Comment avait-elle pu ?« Dieu me garde, ma chérie, d’être un obstacle à tonbonheur. » William ! Isabelle enfouit son visagedans l’oreiller. Mais elle avait le sentiment que même la chambregrave la tenait pour ce qu’elle était, superficielle, frivole,vaniteuse…

Bientôt, du jardin au-dessous, des voixmontèrent.

– Isabelle, nous allons tous nousbaigner. Venez donc !

– Viens, ô épouse de William !

– Appelez-la encore une fois avant departir, appelez encore !

Isabelle se redressa. Le moment était venu, ilfallait se décider à présent. Irait-elle avec eux, resterait-elleici pour écrire à William ? Lequel des deux, lequelserait-ce ? « Il faut que je prenne une décision. »Oh ! mais comment pouvait-on hésiter ? Elle resteraitévidemment, elle écrirait.

– Titania ! cria la voix fluttée deMoira.

– I-sa-belle !

Non, c’était trop difficile.

– Je vais… je vais aller avec eux etj’écrirai plus tard à William. À un autre moment. Plus tard. Pasmaintenant. Mais j’écrirai pour sûr, pensa précipitammentIsabelle.

Et, riant du rire à la mode, elle descendit encourant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer