La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 1

 

La semaine qui suivit fut l’une des plusremplies de leur existence. Même quand elles se mettaient au lit,leurs corps seuls s’y étendaient et reposaient ; leurs espritscontinuaient à agir, à réfléchir, à discuter, à se poser desquestions, à décider, à essayer de se souvenir où on avait mis…

Constance gisait comme une statue, les mainsallongées à ses côtés, les pieds croisés à peine, le drap relevéjusqu’au menton. Ses yeux contemplaient le plafond, fixement.

– Crois-tu que père serait fâché si nousdonnions son chapeau haut de forme au concierge ?

– Au concierge ? ripostait aigrementJoséphine. Et pourquoi donc au concierge ? En voilà une idéeextraordinaire !

– Parce que, dit lentement Constance, ildoit souvent être obligé d’assister à des enterrements. Et j’airemarqué au… au cimetière qu’il n’avait qu’un chapeau melon.

Elle s’interrompit.

– Alors, j’ai pensé qu’il apprécieraitbeaucoup un chapeau haut de forme. Et puis aussi, nous devrions luifaire un cadeau. Il a toujours été très gentil avec père.

– Mais, cria Joséphine, bondissant surson oreiller et fixant, à travers l’ombre, des yeux écarquillés surConstance, le tour de tête de père !

Et soudain, pendant un instant terrible, ellefut sur le point de céder au fou rire. Non pas, bien entendu,qu’elle en eût la moindre envie. Ce devait être par habitude.Autrefois, quand elles restaient éveillées la nuit à causer, unvrai roulis ballottait leurs lits. Voilà maintenant que la tête duconcierge disparaissait éteinte comme une chandelle sous le chapeaude père… Le fou rire montait, montait : elle crispa lesmains ; elle le domina ; les sourcils froncés, elleregarda l’obscurité d’un air farouche et se dit :« Rappelle-toi ! » avec une sévérité menaçante.

– Nous pouvons décider ça demain,dit-elle.

Constance n’avait rien remarqué ; ellesoupira :

– Penses-tu que nous devrions faireteindre aussi nos robes de chambre ?

– En noir ? cria presqueJoséphine.

– Naturellement, dit Constance. Je medisais… que ça n’a pas l’air tout à fait sincère, en un sens, deporter le deuil quand nous sortons et quand nous sommes entoilette, et puis, quand nous restons à la maison, de…

– Mais personne ne vous voit, ditJoséphine.

Elle tira si brusquement le drap que ses deuxpieds se découvrirent et qu’il lui fallut se hausser sur l’oreillerpour les rentrer tout à fait.

– Kate nous voit, répondit Constance. Etle facteur pourrait bien aussi…

Joséphine pensa à ses pantoufles grenat, sibien assorties à sa robe de chambre, et à celle de Constance, sespréférées, du vert incertain de son peignoir. Noires ! Deuxrobes noires, deux paires de pantoufles de laine noire, sefaufilant dans la salle de bai comme deux chats noirs.

– Je ne trouve pas que ce soit absolumentnécessaire, dit-elle.

Un silence. Puis Constance reprit :

– Il faudra expédier demain les journauxoù cette note a paru, pour attraper le courrier de Ceylan… Combienavons-nous reçu de lettres jusqu’à maintenant ?

– Vingt-trois.

Joséphine avait répondu à toutes ; et,vingt-trois fois, en arrivant à la phrase : « Notre cherpère nous laisse un bien grand vide », l’émotion l’avaitgagnée, elle avait dû tirer son mouchoir et même, sur certainespages, pomper avec le bord du papier buvard une larme d’un bleutrès pâle. Étrange ! Il n’était pas possible qu’elle eûtvolontairement… mais vingt-trois fois pourtant ! Même àprésent, quand elle se répétait avec tristesse : « Notrecher père nous laisse un bien grand vide », elle aurait pupleurer, si elle avait voulu.

– As-tu assez de timbres ? demandaConstance.

– Oh ! comment veux-tu que je lesache ? répliqua Joséphine d’un ton maussade. À quoi bon mefaire une question pareille en ce moment ?

– Je me le demandais seulement, ditConstance avec douceur.

De nouveau, le silence. On entendit un petitbruissement, une course précipitée, un saut léger.

– Une souris, dit Constance.

– Ça ne peut pas être une souris,puisqu’il n’y a pas de miettes.

– Elle ignore qu’il n’y en a pas,répondit Constance.

Une brusque pitié lui serra le cœur. Pauvrepetite bestiole ! Elle regretta de n’avoir pas laissé un boutde biscuit sur la coiffeuse. C’était affreux de se dire que lasouris ne trouverait rien du tout. Que ferait-elle ?

– Je ne peux pas comprendre comment ellesfont pour vivre, dit-elle lentement.

– Qui ? demanda Joséphine d’un tonimpérieux.

Et Constance répliqua plus haut qu’elle nevoulait :

– Les souris.

Joséphine devint furieuse.

– Oh ! quelle sottise, Connie !Qu’est-ce que viennent faire là les souris ? Tu dors.

– Je ne crois pas, dit Constance.

Elle ferma les yeux pour s’en assurer. Et elles’endormit.

Joséphine arqua le dos, remonta les genoux,croisa les bras si haut que ses poings touchèrent ses oreilles etpressa vigoureusement sa joue contre l’oreiller.

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