La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 10

 

Il avait eu l’intention d’être là plus tôt,mais dans le jardin, devant la maison, il avait trouvé Linda, quise promenait de long en large sur l’herbe, s’arrêtant pour enleverun œillet mort, ou pour donner à une fleur trop lourde un supportpour s’appuyer, ou pour aspirer profondément quelque parfum,continuant ensuite sa promenade avec son petit air d’êtrelointaine. Sur sa robe blanche, elle portait un châle jaune àfranges roses, acheté à la boutique du Chinois.

– Ohé ! Jonathan ! appelaLinda.

Et Jonathan ôta prestement son panamadéfraîchi, le pressa contre sa poitrine, mit un genou en terre enbaisa la main de Linda.

– Salut, ma beauté ! Salut, macéleste Fleur de Pêche ! gronda doucement la voix de basse. Oùsont les autres nobles dames ?

– Béryl est sortie pour aller jouer aubridge, et maman est en train de donner à bébé son bain… Êtes-vousvenu emprunter quelque chose ?

Les Trout étaient perpétuellement à court deprovision et en envoyaient demander aux Burnell, à la dernièreminute.

Mais Jonathan répondit seulement :« – Un peu d’amour, un peu de bonté », et se mit àmarcher à côté de sa belle-sœur.

Linda se laissa tomber dans le hamac de Béryl,sous le manuka, et Jonathan s’étendit sur le gazon auprèsd’elle, tira un long brin d’herbe et commença à le mâchonner. Ilsse connaissaient bien. Les voix des enfants montaient avec descris, des autres jardins. La légère charrette d’un pêcheur passa encahotant le long de la route sablonneuse et, au loin ilsentendirent un chien aboyer ; le son était sourd comme si labête avait eu la tête dans un sac. Si on écoutait, on pouvait toutjuste entendre le doux bruit liquide et rythmé de la mer à maréehaute, balayant les galets. Le soleil descendait.

– Alors, vous retournez au bureau lundi,n’est-ce pas, Jonathan ? demanda Linda.

– Lundi, la porte de la cage se rouvre etse referme avec fracas sur la victime pour onze mois et une semaineencore, répondit Jonathan.

Linda se balança un peu.

– Ce doit être affreux, dit-ellelentement.

– Voudriez-vous que je rie, ma charmantesœur ? Voudriez-vous que je pleure ?

Linda était si bien habituée à la façon deparler de Jonathan qu’elle n’y faisait aucune attention.

– Je suppose, dit-elle d’un air vague,qu’on s’y accoutume. On s’accoutume à tout.

– Vraiment ? Hum !

Ce « hum » était si creux qu’ilsemblait résonner de dessous terre.

– Je me demande comment on y parvient,dit Jonathan d’un air méditatif et sombre. Moi, je n’y suis jamaisarrivé.

En le regardant, tel qu’il reposait là, Lindasongea une fois de plus qu’il était bien séduisant. C’était étrangede se dire qu’il n’était qu’un employé ordinaire, que Stanleygagnait deux fois plus d’argent que lui. Qu’est-ce qu’avait doncJonathan ? Il manquait d’ambition ; c’était cela,supposait-elle. Et cependant on sentait qu’il avait des dons, qu’ilétait un être exceptionnel. Il aimait la musique avecpassion ; il dépensait en livres tout l’argent dont il pouvaitdisposer. Il était toujours plein d’idées nouvelles, de projets, deplans. Mais rien de tout cela n’aboutissait. Le feu nouveauflambait en lui ; on croyait presque l’entendre gronderdoucement tandis qu’il expliquait, décrivait, s’étendait sur lavision neuve ; mais un instant après la flamme était retombée,il ne restait rien que des cendres et Jonathan allait et venait,ayant dans ses yeux noirs le regard d’un affamé. En des momentspareils, il exagérait les absurdités de sa façon de parler, et àl’église – où il conduisait le chœur – il chantait avec uneintensité dramatique si terrible que le cantique le plus médiocrerevêtait une splendeur profane.

– Il me paraît tout aussi idiot, toutaussi infernal d’avoir à retourner lundi au bureau, déclaraJonathan, que cela m’a toujours semblé et me semblera toujours.Passer toutes les meilleures années de sa vie assis sur untabouret, de neuf heures à cinq, à gribouiller le registre dequelqu’un d’autre ! Voilà un drôle d’usage à faire de sa vie…de sa seule et unique vie, n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce unrêve insensé que je fais ?

Il se retourna sur l’herbe et leva les yeuxvers Linda.

– Dites-moi, quelle est la différenceentre mon existence et celle d’un prisonnier ordinaire ? Laseule que je puisse voir est que je me suis mis en prison moi-mêmeet que personne ne m’en fera jamais sortir. Cette situation-là estplus intolérable que l’autre. Car si j’avais été poussé là-dedansmalgré moi – en me débattant même – quand la porte aurait étérefermée, ou dans quelque cinq ans en tout cas, j’aurais puaccepter le fait ; j’aurais pu commencer à m’intéresser au voldes mouches, ou à compter les pas du geôlier le long du couloir, enobservant particulièrement les variations de sa démarche et tout cequi s’ensuit. Mais, dans l’état des choses, je ressemble à uninsecte qui est venu de son propre gré voler dans une chambre. Jeme précipite contre les murs, je me précipite contre les fenêtres,je bats des ailes au plafond, je fais, en somme, tout ce qu’on peutfaire en ce moment, sauf m’envoler au-dehors. Et tout le temps, jene cesse de penser, comme ce phalène, ou ce papillon, ou cetinsecte quelconque : « Ô brièveté de la vie ! Ôbrièveté de la vie ! » Je n’ai qu’une nuit ou qu’un jour,et ce vaste, ce dangereux jardin attend là, dehors, sans que je ledécouvre, sans que je l’explore !

– Mais, si vous avez ce sentiment-là,pourquoi… commença Linda, vivement.

– Ah ! cria Jonathan.

Ce « ah ! » avait presque unaccent d’exultation.

– Voilà où vous me tenez !Pourquoi ? Pourquoi, certes ? Voilà la questionaffolante, mystérieuse. Pourquoi est-ce que je ne m’envole pasau-dehors ? La fenêtre ou la porte, l’ouverture par laquelleje suis entré est là. Elle n’est pas close à tout jamais… n’est-cepas ? Pourquoi donc ne puis-je la trouver et m’évader ?Répondez à cela, petite sœur !

Mais il ne lui donna pas le temps de laréponse.

– Là encore, je ressemble exactement àcet insecte. Pour une raison quelconque…

Jonathan espaça les mots.

– … il n’est pas permis, il est défendu,il est contraire à la loi des insectes de cesser, même un instant,de venir frapper, battre des ailes, se traîner sur la vitre.Pourquoi ne pas quitter le bureau ? Pourquoi ne pas examinersérieusement, en ce moment, par exemple, ce qui m’empêche de lequitter ? Ce n’est pas comme si j’étais retenu par des liensformidables. J’ai deux enfants à élever, mais après tout, ce sontdes garçons. Je pourrais filer, partir en mer ou trouver du travailà l’intérieur du pays, ou bien…

Tout à coup, il sourit à Linda et dit d’unevoix changée, comme s’il confiait un secret :

– Faible… faible. Pas de vigueur. Pas deport d’attache. Pas de principes qui me guident, s’il faut lesappeler de ce nom.

Mais ensuite, sa voix de velours sombrerésonna :

Voulez-vous entendre le conte

Et comment il se déroula…

Ils restèrent silencieux.

Le soleil avait disparu. Dans le cieloccidental, il y avait de grandes masses de nuages couleur de rose,mollement entassés. De larges rayons de lumière brillaient àtravers ces nuages et au-delà, comme s’ils voulaient inonder toutle ciel. Là-haut, le bleu se fanait-il, il se muait en un or pâle,et la brousse, se profilant sur lui, luisait obscure etresplendissante comme un métal. Parfois, ces rayons de lumière,quand ils se montrent dans le ciel, vous remplissent d’épouvante.Ils vous rappellent que, là-haut, trône Jéhovah, le Dieu jaloux, leTout-Puissant dont l’œil vous contemple, toujours vigilant, jamaislas. Vous vous souvenez qu’à Sa venue, la terre tout entièrecroulera, réduite en un cimetière de ruines ; que les angesfroids et lumineux vous chasseront de-ci, de-là, et qu’il n’y aurapas de temps pour expliquer ce qui pourrait s’expliquer simplement…Mais ce soir-là, il semblait à Linda qu’il y avait quelque chosed’infiniment joyeux et tendre dans ces rayons d’argent. Aucun bruitmaintenant ne venait de la mer. Elle respirait doucement, comme sielle eût voulu attirer dans son sein toute cette beauté tendre etjoyeuse.

– Tout cela est mal, tout cela estinjuste, répétait la voix crépusculaire de Jonathan. Ce n’est pasle lieu, ce n’est pas le décor… trois tabourets, trois pupitres,trois encriers, un écran de fil de fer.

Linda savait bien qu’il ne changerait jamais,mais elle dit :

– Est-il trop tard, même àprésent ?

– Je suis vieux… je suis vieux, psalmodiaJonathan.

Il se pencha vers elle, il passa la main sursa tête.

– Regardez !

Ses cheveux noirs étaient tout striésd’argent, comme sur la poitrine, le plumage noir d’un grandoiseau.

Linda fut surprise. Elle n’avait aucune idéequ’il grisonnât. Et pourtant, lorsqu’il se tint debout auprèsd’elle et soupira, et s’étira, elle le vit, pour la première fois,non pas résolu, non pas audacieux, non pas insouciant, mais déjàtouché par la vieillesse. Il semblait très grand sur l’herbeassombrie et cette pensée lui traversa l’esprit :

« – Il est comme une plante sansforce ».

Jonathan se pencha de nouveau et lui baisa lesdoigts.

– Le ciel récompense ta douce patience, ôdame de mes pensées, murmura-t-il. Il me faut aller quérir leshéritiers de ma gloire et de ma fortune…

Il avait disparu.

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