La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 7

 

La marée était basse : la plage étaitdéserte : paresseusement clapotait le flot tiède. Le soleilfrappait, frappait ardent, flamboyant, à coups répétés, le sablefin ; il cuisait les galets gris, les galets bleus, les galetsnoirs, les galets veinés de blanc. Il aspirait la petite goutted’eau qui gisait au creux des coquillages arrondis ; ilpâlissait les liserons roses qui faisaient courir leur feston àtravers le sable des dunes. Rien ne semblait bouger que les petitessauterelles. Pitt-pitt-pitt !elles ne restaientjamais tranquilles.

Là-bas, sur les rochers revêtus d’algues, qui,à marée basse, ressemblaient à des bêtes au long poil descendues aubord de l’eau pour boire, le soleil paraissait tournoyer comme unepièce d’argent qui serait tombée dans chacune des petites vasquesdu rocher. Elles dansaient, elles frissonnaient ; desondulations minuscules venaient laver les bords poreux. Si onregardait en bas, si on se penchait sur lui, chaque bassin étaitcomme un lac aux rives duquel se pressaient des maisons bleues etroses : et, oh ! quel vaste pays montagneux par-delà cesmaisons ! – quels ravins, quelles gorges, quelles dangereusescriques, quels sentiers effroyables conduisant au bord del’eau ! Sous sa surface ondulait la forêt marine : arbresroses pareils à des fils, anémones veloutées, algues tachetées defruits orangés. Parfois, une pierre au fond bougeait, oscillait etun noir tentacule se laissait entrevoir ; parfois, unecréature effilée passait sinueuse, et disparaissait. Il arrivaitquelque chose aux arbres roses et mobiles ; ils changeaient,devenaient d’un bleu froid de clair de lune. Et maintenant, onentendait le plop le plus léger. Qui faisait cebruit ? Que se passait-il là-dessous ? Et comme lesalgues au brûlant soleil avaient une odeur forte et mouillée…

Les stores verts étaient baissés dans lesbungalows des hôtes d’été. Sur les vérandas, ou couchéssur le gazon du clos, jetés sur les palissades, étaient descostumes de bain à l’aspect exténué, de rudes serviettes rayées.Chaque fenêtre de derrière semblait exhiber sur son rebord unepaire de sandales, des fragments de rocher ou un seau, ou unecollection de coquillages. La brousse frémissait dans une brume dechaleur ; la route sablonneuse était déserte et, seul, lechien des Trout, Snooker, reposait étendu au beau milieu. Son œilbleu regardait le ciel, ses pattes se dressaient toutes raides, etil poussait de temps en temps un halètement désespéré, comme pourdire qu’il avait décidé d’en finir et qu’il attendait seulement lavenue de quelque charitable véhicule.

– Que regardes-tu, ma grand-maman ?Pourquoi tu t’arrêtes tout le temps et pourquoi tu fixes le murcomme ça ?

Kézia et sa grand-mère faisaient la siesteensemble. La petite fille, vêtue seulement de son pantalon court etde son corsage de dessous, les bras et les jambes nus, reposait surl’un des oreillers bien gonflés du lit de sa grand-mère, et lavieille femme, en peignoir ruché de blanc, était assise à lafenêtre, dans un fauteuil à bascule, un long tricot rose sur lesgenoux. Cette chambre qu’elles partageaient avait, comme les autrespièces du bungalow, des parois de bois verni, clair, et leplancher était nu. Les meubles étaient des plus pauvres, des plussimples. La table à coiffer, par exemple, était une caisse habilléed’un jupon de mousseline à fleurettes et le miroir accrochéau-dessus était fort étrange : on eût dit qu’un petit fragmentd’éclair en zigzag y était emprisonné. Sur la table se trouvaientun vase plein d’œillets des dunes, si serrés qu’ils ressemblaientplutôt à une pelote de velours, un coquillage spécialement choisique Kézia avait donné à sa grand-mère pour servir de coupe àépingles, et un autre, plus spécialement choisi encore, qui luiavait paru offrir un nid très agréable pour qu’une montre s’yblottît.

– Dis-le-moi, grand-maman, dit Kézia eninsistant.

La vieille femme soupira, jeta rapidement lalaine deux fois autour de son pouce et passa l’aiguille d’os àtravers la boucle ; elle ajoutait des mailles.

– Je pensais à ton oncle William, machérie, dit-elle tranquillement.

– Mon oncle William d’Australie ?demanda Kézia.

Elle en avait un autre.

– Oui, bien sûr.

– Celui que je n’ai jamais vu ?

– Celui-là, oui.

– Eh bien, qu’est-ce qui lui estarrivé ?

Kézia le savait fort bien, mais elle voulaitse le faire redire.

– Il s’en était allé aux mines, et il y apris une insolation et il est mort, dit la vieille madameFairfield.

Kézia clignota et considéra de nouveau letableau… un petit homme renversé comme un soldat de plomb à côtéd’un grand trou noir.

– Ça te rend-il triste de penser à lui,grand-maman ?

Elle détestait voir sa grand-mèreattristée.

Ce fut au tour de la vieille femme deréfléchir. Cela la rendait-il triste, de regarder loin, loinderrière elle ? De contempler la longue perspective des annéesenfuies, comme Kézia le lui avait vu faire ? De les regarder,elles, comme le fait une femme, longtemps après qu’elles avaientdisparu ? Cela la rendait-il triste ? Non, la vie étaitainsi.

– Non, Kézia.

– Mais pourquoi ? demanda Kézia.

Elle leva un bras nu et se mit à tracer desdessins dans l’air.

– Pourquoi oncle William a-t-il étéobligé de mourir ? Il n’était pas vieux.

Madame Fairfield commença à compter lesmailles par trois.

– C’est arrivé comme ça, dit-elle, d’unton absorbé.

– Est-ce que tout le monde est obligé demourir ? demanda Kézia.

– Tout le monde !

– Moi aussi ?

La voix de Kézia avait un accent de terribleincrédulité.

– Quelque jour, ma chérie.

– Mais, grand-maman…

Kézia agita sa jambe gauche et remua lesorteils. Elle y sentait du sable.

– Et si je ne veux pas, moi ?

La vieille femme soupira de nouveau et tira unlong fil de la pelote.

– On ne nous consulte pas, Kézia,dit-elle tristement. Ça nous arrive à tous, tôt ou tard.

Kézia demeura immobile, réfléchissant à ceschoses. Elle n’avait pas envie de mourir. Mourir signifiait qu’ilfaudrait partir d’ici, tout quitter pour toujours, quitter… quittersa grand-maman. Elle roula vivement sur elle-même.

– Grand-maman, dit-elle d’une voixsurprise et émue.

– Quoi, mon petit chat ?

– Il ne faut pas que tu meures, toi.

Kézia parlait avec décision.

– Ah ! Kézia – sa grand-maman levales yeux, sourit, hocha la tête – ne parlons pas de cela.

– Mais il ne faut pas. Tu ne pourrais pasme quitter. Tu ne pourrais pas ne pas être là…

Ça, c’était terrible.

– Promets-moi que tu ne feras pas ça,jamais, grand-maman, supplia Kézia.

La vieille femme continua à tricoter.

– Promets-le-moi : Disjamais !

Mais sa grand-maman restait toujoursmuette.

Kézia se laissa rouler à bas du lit, elleétait incapable de supporter ça plus longtemps : légère, ellesauta sur les genoux de sa grand-maman, noua les mains autour ducou de la vieille femme et se mit à l’embrasser sous le menton,derrière l’oreille, et à lui souffler dans le cou.

– Dis jamais… disjamais… dis jamais…

Elle haletait entre les baisers. Ensuite ellecommença tout doucement, légèrement, à chatouiller sagrand-mère.

– Kézia !

La vieille femme laissa tomber son tricot.Elle se renversa en arrière au balancement du fauteuil. Elle se mità chatouiller Kézia.

– Dis jamais, disjamais, dis jamais, gazouillait Kézia, tandisqu’elles reposaient là, riant dans les bras l’une de l’autre.

– Allons, c’est assez, monécureuil ! C’est assez, mon petit cheval sauvage ! dit lavieille madame Fairfield, redressant son bonnet. Ramasse montricot.

Elles avaient oublié toutes deux à quoi serapportait ce jamais.

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