La Garden-party et autres nouvelles

Ce soir-là, pour la première fois de sa vie,en repoussant le double battant de la porte et en descendant lestrois larges marches vers le trottoir, le vieux M. Neave eutconscience qu’il était trop vieux pour le printemps. Le printemps –tiède, impatient, inquiet – était là ; il l’attendait dans laclarté dorée, prêt, en présence de tous, à l’assaillir, à soufflersur sa barbe blanche, à peser tendrement sur son bras. Et il étaitincapable de l’affronter, oui ; il ne pouvait plus redresserles épaules, encore une fois, et s’en aller à grands pas, crânecomme un jeune homme. Il était las et, bien que le soleil du soirbrillât encore, il se sentait tout engourdi. Brusquement, l’énergielui faisait défaut, le cœur lui manquait pour supporter davantagecette gaieté, cette agitation joyeuse ; il en était troublé.Il aurait voulu rester immobile, écarter tout cela d’un geste de sacanne, dire : « Allez-vous-en ! » Tout à coup,il lui en coûtait un effort terrible de saluer comme de coutume, entouchant son large feutre plat du bout de sa canne, tous les gensqu’il connaissait, amis, relations, fournisseurs, facteurs,cochers. Mais le regard animé qui accompagnait le salut, la petitelueur cordiale qui semblait dire : « Je suis de force àvous voir venir, tous tant que vous êtes ! » voilà ce quele vieux M. Neave ne pouvait plus trouver. Il s’en allapesamment, levant haut les genoux, comme s’il avançait à travers unair devenu, en quelque sorte, compact et lourd comme de l’eau. Etla foule passait près de lui, rapide, chacun rentrant chezsoi ; les trams filaient avec un cliquetis métallique, lescharrettes légères cahotaient à grand bruit, les gros fiacresroulaient en oscillant, avec cette indifférence téméraire etprovocante qui n’appartient qu’aux choses vues en rêve…

La journée au bureau avait été pareille auxautres journées. Rien de particulier n’était advenu. Harold étaitallé déjeuner et n’était revenu ensuite que vers quatre heures. Oùavait-il donc été ? Qu’avait-il manigancé encore ? Cen’était certes pas lui qui le dirait à son père. Le vieuxM. Neave s’était trouvé par hasard dans le vestibule, disantadieu à un client, quand Harold était entré sans se presser,parfaitement habillé comme toujours, l’air dégagé, suave, souriantde ce singulier petit demi-sourire que les femmes trouvaient siséduisant.

Ah ! Harold était trop beau garçon, bientrop beau : voilà ce qui avait toujours causé tout le tracas.Un homme n’avait pas le droit de posséder des yeux pareils, et cescils, et ces lèvres-là ; c’était de l’imprudence. Quant à samère, ses sœurs, aux domestiques, ce n’était pas exagéré de direqu’elles le traitaient en jeune dieu ; elles l’adoraient,elles lui pardonnaient tout. Et on avait eu de quoi lui pardonnerdepuis le temps où, à treize ans, il avait volé le porte-monnaie desa mère, pris l’argent et caché la bourse dans la chambre de lacuisinière. Le vieux M. Neave tapa brusquement de sa canne lebord du trottoir. Mais, réfléchit-il, ce n’était pas seulement safamille qui gâtait Harold, c’était tout le monde ; il n’avaitqu’à regarder, à sourire, et on cédait. Donc, il ne fallaitpeut-être pas s’étonner s’il attendait à voir cette tradition sepoursuivre au bureau. H’m, h’m ! Mais c’était impossible. Onne joue pas avec les affaires – même avec celles d’une grossemaison solide, qui réussit, qui rapporte. Il faut qu’un homme ymette tout son cœur, toute son âme, ou bien elle s’effondre sousses yeux…

Et puis Charlotte et leurs filles étaienttoujours après lui pour le persuader de remettre toute l’entrepriseà Harold, de se retirer et de jouir de sa retraite. Jouir de saretraite ! Le vieux M. Neave s’arrêta court sous ungroupe d’antiques palmiers, devant l’hôtel du Gouverneur. Jouir desa retraite ! Le vent du soir, agitant les feuilles sombres,leur arrachait un grêle et léger ricanement. Rester chez soi à setourner les pouces, en ayant conscience, tout le temps, que l’œuvrede sa vie s’en allait, se dissolvait, disparaissait entre les beauxdoigts de Harold, qui continuait à sourire…

– Pourquoi t’obstiner à être sidéraisonnable, père ? Il n’y a absolument aucune nécessitépour toi d’aller au bureau. Cela rend seulement la situation trèsgênante pour nous, quand les gens persistent à nous dire que tu asl’air bien fatigué. Nous avons cette immense maison, ce grandjardin. Tu pourrais certainement être heureux à… à… à… en jouir,pour changer. Ou bien tu pourrais te trouver quelque passe-temps,quelque manie…

Et Lola, ce bébé, avait fait chorus, d’un airsupérieur : « Les hommes devraient tous avoir des manies.Sans quoi, cela rend la vie impossible. »

Enfin, enfin ! Il ne put réprimer sonsourire d’âpre ironie, en commençant à gravir péniblement la rampequi menait à l’avenue d’Harcourt. Où en seraient-elles, Lola et sessœurs et Charlotte, s’il s’était permis des manies ? il auraitbien voulu le savoir. Ce n’étaient pas des manies qui pouvaientleur payer leur maison en ville et la villa au bord de la mer etleurs chevaux et leur golf et le gramophone de soixante guinéesdans la salle de musique, pour leur jouer des danses. Non pas qu’illeur donnât ces choses à regret. Non ; ses filles étaientjolies, étaient chic, et Charlotte était une femmeremarquable ; tout naturellement, elles suivaient lemouvement. En fait, pas une maison de la ville n’était aussiappréciée que la leur ; aucune autre famille ne recevait silargement. Et combien de fois, en poussant la boîte de cigares versun convive, à travers la table du fumoir, le vieux M. Neaven’avait-il pas écouté l’éloge de sa femme, de ses filles, delui-même parfois :

– Vous êtes une famille idéale, monsieur,une famille idéale. On dirait de ces choses qu’on lit ou qu’on voitau théâtre.

– Bien, bien, mon garçon, répliquait levieux M. Neave. Essayez un de ces cigares ; je croisqu’il vous plaira. Et si vous avez envie d’aller fumer au jardin,vous trouverez ces demoiselles sur la pelouse, je me figure.

C’était pour cela que les enfants ne s’étaientpas mariées, disait-on. Elles auraient pu épouser n’importe qui.Mais elles avaient la vie trop agréable à la maison. Elles étaienttrop heureuses ensemble, les petites et Charlotte. H’m, h’m !Enfin enfin ! Peut-être ainsi…

À cet instant, il parvint au bout del’élégante avenue d’Harcourt ; il arrivait à la maison ducoin, leur maison. La grande grille était béante ; la largeallée portait des traces récentes de roues. Puis, il se trouva enface de la vaste maison blanche, avec ses fenêtres grandesouvertes, ses rideaux de tulle que le vent faisait flotterau-dehors, ses jardinières bleues pleines de jacinthes, posées surle large rebord des croisées. De chaque côté du perron, leurshortensias – célèbres dans la ville – commençaient à fleurir ;les masses roses et bleuâtres des touffes s’étalaient comme unelumière parmi les feuilles déployées. Et il sembla, en quelquesorte, au vieux M. Neave que la maison, les fleurs, même lestraces fraîches des roues sur l’allée disaient : « Il y aici des vies toutes neuves. Il y a des jeunes filles… »

Le grand vestibule, comme d’habitude, étaitplongé dans la pénombre ; des manteaux, des ombrelles, desgants s’entassaient sur les coffres de chêne. Le son du pianovenait de la salle de musique, pressé, bruyant, plein d’impatience.Par la porte entrouverte du salon, des voix montaient, flottantdans l’air. Celle de Charlotte disait : « Y avait-il desglaces ? » Puis on entendit le craquement répété de sonfauteuil à bascule.

– Des glaces ! cria Ethel. Ma chèremaman, tu n’en as jamais vu de pareilles. Rien que deuxsortes ! Et l’une des deux était une vulgaire petite glace deboutique en plein vent, servie dans une collerette de papierdétrempé.

– Leur buffet, dans l’ensemble, étaitquelque chose de lamentable, dit la voix de Marion.

– Enfin, il est un peu tôt dans la saisonpour des glaces, répondit Charlotte d’un ton d’indulgence.

– Mais pourquoi donc, du moment qu’on enoffre… commença Ethel.

– Oh ! parfaitement, ma chérie,roucoula Charlotte.

La porte de la salle de musique s’ouvritbrusquement et Lola se précipita dehors. Elle sursauta, ellefaillit crier à la vue du vieux Neave.

– Grand Dieu, père ! Quelle peur tum’as faite ! Viens-tu seulement de rentrer ? PourquoiCharles n’est-il pas là pour t’aider à ôter tonpardessus ?

Ses joues étaient écarlates d’avoir joué, sesyeux étincelaient, ses cheveux lui retombaient sur le front. Etelle respirait comme si elle avait traversé à la course un endroitsombre et avait encore peur. Le vieux M. Neave regardaitfixement sa plus jeune fille ; il lui semblait ne l’avoirencore jamais vue. Ainsi donc, c’était Lola, n’est-ce pas ?Mais elle paraissait avoir oublié son père ; ce n’était pas àcause de lui qu’elle attendait là. Maintenant, elle fourrait lecoin de son mouchoir froissé entre ses dents et le tiraillait d’ungeste vexé. Le timbre du téléphone résonna. A-ah ! Lola poussaun cri qui ressemblait à un sanglot et s’élança. La porte de lacabine téléphonique claqua et, au même moment, Charlotteappela : « Est-ce toi, papa ? »

– Te voilà de nouveau fatigué, dit-elled’un air de reproche. Et elle arrêta le mouvement de son fauteuil àbascule pour lui tendre sa joue chaude, lisse comme une prune.Ethel aux cheveux d’or lui picora la barbe d’un baiser ; leslèvres de Marion lui effleurèrent l’oreille.

– Es-tu rentré à pied, papa ?demanda Charlotte.

– Oui, j’ai marché jusqu’à la maison, ditle vieux M. Neave.

Et il se laissa tomber dans l’un des immensesfauteuils du salon.

– Mais pourquoi n’as-tu pas pris unevoiture ? dit Ethel. Il y en a des centaines dans les rues, àcette heure-ci.

– Ma chère Ethel, cria Marion, si pèrepréfère se tuer de fatigue, je ne vois vraiment pas que nous ayonsà intervenir.

– Enfants, enfants ! plaidaCharlotte.

Mais Marion ne se laissa pas interrompre.

– Non, maman, tu gâtes père et ce n’estpas bien. Tu devrais être plus ferme avec lui. Il est trèsvilain !

Elle rit de son rire clair et dur et tapotases cheveux devant la glace. Chose étrange ! Quand elle étaitpetite, elle avait une voix si douce, si hésitante, elle bégayaitmême : « Passe-moi la confiture, papa, s’il teplaît », elle articulait comme si elle était en scène.

– Harold a-t-il quitté le bureau avanttoi, mon ami ? demande Charlotte, en recommençant à sebalancer.

– Je n’en suis pas certain, dit le vieuxM. Neave. Je n’en suis pas certain ; je ne l’ai plus vuaprès quatre heures.

– Il avait dit… reprit Charlotte.

Mais alors, Ethel, qui feuilletait rapidementune revue quelconque, courut à sa mère et se laissa tomber à côtéde son fauteuil.

– Là, tu vois ! cria-t-elle. Voilàce que je voulais dire, petite mère. Du jaune avec un peu d’argentpar-ci, par-là. N’es-tu pas de cet avis ?

– Donne-moi la gravure, mon chou, ditCharlotte.

Elle chercha en tâtonnant ses lunettes àmonture d’écaille, les mit, donna à la page une petite tape de sesdoigts courts et potelés, avança les lèvres.« Ravissant ! » roucoula-t-elle d’un airvague ; elle regarda Ethel par-dessus ses lunettes.« Mais je supprimerais la traîne. »

– Supprimer la traîne ! gémittragiquement Ethel. Mais c’est la traîne qui en fait tout lechic !

– Allons, maman, laisse-moi décider.

Marion s’empara du journal en riant.

– Je suis de l’avis de maman,cira-t-elle, triomphante. La traîne l’alourdit.

Oublié, le vieux M. Neave s’enfonça aucreux profond de son fauteuil et, s’assoupissant, les entenditcomme en rêve. On n’en pouvait douter, il était accablé defatigue ; il avait perdu prise. Même la présence de Charlotteet des enfants, ce soir, dépassait ses forces. Elles étaient trop…elles étaient trop… son cerveau ensommeillé ne put trouver qu’unmot… trop « abondantes ». Et quelque part là-bas,derrière tout le reste, il regardait un petit vieux desséché gravirun escalier qui n’en finissait plus. Qui donc était-ce ?

– Je ne m’habillerai pas pour dîner, cesoir, marmotta-t-il.

– Que dis-tu, papa ?

– Eh quoi, qu’est-ce que c’est ?

Le vieux M. Neave se réveilla en sursautet son regard fixe se posa sur sa femme et ses filles.

– Je ne m’habillerai pas pour dîner, cesoir, répéta-t-il.

– Mais, papa, nous avons Lucile, et HenryDavenport, et madame Teddie Walker.

– Ça fera un si drôle d’effet.

– Est-ce que tu ne te sens pas bien, monami ?

– Tu n’as pas besoin de te fatiguer pourça. C’est l’affaire de Charles.

– Mais si tu n’en as vraiment pas lecourage… ajouta Charlotte, indécise.

– C’est bon ! c’est bon !

Le vieux M. Neave se leva et s’en allarejoindre ce petit vieillard sur l’escalier, montant avec luijusqu’à son cabinet de toilette.

Charles, le jeune valet de chambre, l’yattendait. Avec précaution, comme si tout dépendait de ce geste, ilroulait une serviette autour du broc d’eau chaude. Le jeune Charlesavait été son domestique préféré dès le jour où, petit gaminrougeaud, il était entré dans la maison pour s’occuper des feux. Levieux M. Neave se laissa lentement descendre sur la chaiselongue de rotin, devant la fenêtre, allongea les jambes et prononçasa petite plaisanterie du soir : « Habillez-le,Charles ! » Et Charles, respirant avec vigueur etfronçant les sourcils, se pencha pour retirer l’épingle de lacravate.

H’m, h’m, enfin ! Il faisait bon près dela fenêtre ouverte, très bon ; c’était une belle soirée douce.On fauchait le gazon du tennis, en bas ; il entendait lesusurrement de la tondeuse. Bientôt, les enfants recommenceraientleurs parties. En y songeant, il lui semblait entendre la voixsonore de Marion : « Joli coup, partenaire !…Oh ! bien joué !… Oh ! c’est épatant !… »Puis, c’était Charlotte qui criait de la véranda : « Oùest donc Harold ? » Ethel répondait : « Iln’est certainement pas ici, maman. » Et vaguement, Charlottecommençait : « Il avait dit… »

Le vieux M. Neave soupira, se leva, passaune main sous sa barbe et, prenant le peigne des mains du jeuneCharles, peigna avec soin les poils blancs. Charles lui tendit unmouchoir plié, sa montre avec les breloques, son étui àlunettes.

– Ça suffit comme ça, mon garçon.

La porte se referma, il se laissa retomberdans son fauteuil ; il était seul…

Et voilà que maintenant ce vieux petitbonhomme redescendait un escalier sans fin qui conduisait à unesalle à manger scintillante de lumières, gaiement décorée. Quellesjambes il avait, ce pauvre vieux ! Des pattes d’araignée –maigres, desséchées.

– Vous êtes une famille idéale, monsieur,idéale.

Mais si c’était la vérité, pourquoi doncCharlotte et les enfants n’arrêtaient-elles pas cet interminablevoyage ? Pourquoi était-il tout seul à monter et àdescendre ? Où était Harold ? Ah ! il était bieninutile de compter sur Harold ! La vieille petite araignées’en allait dégringolant, dégringolant toujours ; et puis, àsa grande horreur, le vieux M. Neave la vit se faufiler, sansentrer, devant la salle à manger, se diriger vers le porche, versla sombre allée, la grille, le bureau. Arrêtez-le, arrêtez-le donc,quelqu’un !

Sursautant, le vieux M. Neave se mitdebout. Il faisait noir dans le cabinet de toilette ; lafenêtre était une clarté pâle. Combien de temps avait-ildormi ? Il écouta : à travers la vaste maison spacieuse,obscurcie, flottaient des voix lointaines, des bruits lointains.Peut-être, se dit-il vaguement, il avait fait un long somme. Onl’avait oublié. Qu’est-ce que tout cela avait à faire aveclui ? – cette maison, Charlotte, leurs filles, Harold ?Que savait-il de ces gens-là ? Ils lui étaient étrangers. Lavie l’avait laissé de côté. Charlotte n’était pas sa femme. Safemme…

… Un porche sombre, à demi caché par uneplante, une fleur de la Passion qui retombait douloureuse, désolée,comme si elle comprenait. Deux petits bras tièdes lui entouraientle cou. Un visage, un petit visage pâle se levait vers le sien, unevoix murmurait : « Adieu, mon trésor ! »

Mon trésor ! « Adieu, montrésor ! » Qui avait parlé, elle ou lui ? Pourquoise disaient-ils adieu ? Il devait y voir eu quelque erreurterrible. C’était elle qui était sa femme, cette petite fillepâle ; tout le reste de sa vie n’avait été qu’un rêve…

Alors, la porte s’ouvrit et le jeune Charles,debout dans la lumière, les mains plaquées le long du corps, criad’un ton martial : « Le dîner est servi,Monsieur ! »

– Je viens, je viens, dit le vieuxM. Neave.

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