La Garden-party et autres nouvelles

Un gros homme au visage rose porte un pantalonde flanelle d’un blanc douteux, une veste bleue, de la poche delaquelle émerge un mouchoir rose, et un chapeau de paille bien troppetit pour lui se perche en arrière sur sa tête. Il joue de laguitare. Un petit bonhomme chaussé de toile blanche et dont lafigure se cache sous un feutre rabattu comme une aile casséesouffle doucement dans une flûte ; un grand gaillard mince,avec des bottines à boutons qui éclatent à force d’être mûres, tired’un violon les rubans – les longs rubans enroulés, onduleux –d’une mélodie. Sans sourire, mais non pas graves pourtant, lestrois musiciens sont debout au grand soleil, en face d’un étalagede fruits ; l’araignée rose d’une main tapote laguitare ; la petite patte carrée que décore une bague decuivre à turquoise force à résonner la flûte rebelle ; et lebras du violoniste essaie de scier en deux son instrument.

Une foule s’assemble ; on mange desoranges, des bananes, on arrache les peaux, on sépare lesquartiers, on partage. Une jeune fille tient même un panier defraises, mais elle n’y goûte pas : « Ce qu’elles sontchères, hein ! » Elle contemple fixement les petitsfruits pointus, comme si elle en avait peur. Le soldat australienqui l’accompagne se met à rire : « Allons, vas-y donc, çane fait qu’une bouchée ! » Mais lui non plus ne tient pasà les lui voir manger. Il aime à regarder sa petite mine effarée,ses yeux étonnés levés vers lui : « Quel prix que çacoûte ! » Il bombe le torse et grimace.

Des vieilles femmes grasses en corsages develours – pelotes antiques et poussiéreuses – puis des vieillesmégères décharnées, pareilles à des parapluies usés, que coiffe unecapote tremblotante ; des femmes jeunes en robes demousseline, avec des chapeaux qui semblent avoir poussé sur leshaies et des souliers pointus à hauts talons ; des hommes enuniforme kaki, des marins, des employés en costumes râpés, dejeunes Juifs bien habillés de drap fin, jaquettes rembourrées auxépaules, larges pantalons ; des soldats en traitement àl’hôpital et de bleu vêtus : tous ces gens-là, le soleil lesrévèle, la musique sonore et hardie les tient réunis un instant, enun groupe nombreux. Les jeunes s’amusent, se bousculent sur letrottoir, montant, descendant, s’esquivant, avec des coups decoude ; les vieux bavardent : « Alors, j’y aidit : Si c’est que tu veux, le docteur, va le cherchertoi-même, que j’y dit. »

« Et quand ils ont été cuits, y en avaitpas même assez pour me remplir la main. »

Seuls, les enfants déguenillés se tiennenttranquilles. Ils se sont mis aussi près que possible des musiciens,les mains derrière le dos, les yeux écarquillés. Parfois, une jambesautille, un bras s’agite. Un tout petit bébé chancelant n’en peutplus, tourne deux fois sur lui-même, s’assied solennellement et serelève.

– Pas que c’est joli ? chuchotederrière sa main une petite fille.

Et la musique se brise en éclats lumineux, quise rejoignent de nouveau pour se briser encore et sedissoudre ; la foule se disperse, elle monte lentement lapente du coteau.

Au coin de la route commencent lesbaraques.

– À la chatouille ! Quat’sous lachatouille ! Qui n’en veut ? Chatouillez vos dames, mesgaillards !

Ce sont de petits balais doux, des goupillonsmontés sur fil de fer. Les soldats les achètent avecempressement.

– Achetez un diablotin ! Quat’sousle diablotin !

– Achetez l’âne sauteur ! Ça bouge,ça bouge, oh !

– La gomme à mâcher qualitéestra ! Achetez de quoi vous distraire,messieurs.

– Achetez une rose. Offrez une rose àmadame, jeune homme ! Des roses, ma bonne dame ?

– Des plumes ! des plumes !

Elles sont irrésistibles, ces plumes. Decharmants panaches flottant au vent, vert d’émeraude, écarlate,bleu vif, jaune serin. Les bébés eux-mêmes portent des plumespassées à leurs béguins.

Et une vieille coiffée d’un tricorne de papierclame, comme si c’était son dernier conseil avant un départ, laseule façon de sauver votre vie ou de ramener quelqu’un audevoir : « Achetez un tricorne, ma belle, et mettez-lecomme ça ! »

C’est un jour qui vole à tire-d’aile, moitiésoleil, moitié vent. Quand le soleil se cache, une ombreplane ; quand il se montre de nouveau, il est ardent. Hommeset femmes le sentent leur brûler le dos, la poitrine, lesbras ; ils ont l’impression que leurs corps se dilatent,prennent vie… si bien qu’ils font de grands gestes avides, lèventen l’air des bras pour un rien, enlacent brusquement les filles,éclatent en rires soudains.

De la limonade ? Il y en a tout unréservoir sur une table drapée d’une nappe ; et des citronspareils à des poissons courtauds sautillent dans le liquidejaunâtre. On la dirait solide comme une gelée, dans les verresépais. Pourquoi ne peut-on pas la boire sans en répandre ?Tout le monde en renverse et, avant de rendre le gobelet, on jetteen rond les dernières gouttes.

Autour de la charrette du marchand de glaces,avec sa tente rayée et sa carapace de cuivre poli, les enfantss’attroupent. Les petites langues lèchent, lèchent tout le tour descornets de crème, des rectangles de biscuit. Le vendeur enlève lecouvercle, plonge la cuillère de bois ; on ferme les yeux pourmieux savourer, on grignote en silence.

« Faites-vous dire l’avenir par cespetits oiseaux ! » La femme est là près de la cage, c’estune Italienne ridée, sans âge, qui crispe et rouvre ses griffesbrunes. Son visage, merveille de délicate ciselure, est entouréd’une écharpe vert et or. Dans leur prison, les petites perruchesvoltigent pour saisir les bouts de papier dans la mangeoire.

« Vous avez une grande force decaractère. Vous épouserez un homme qui a les cheveux rouges, vousaurez trois enfants. Méfiez-vous d’une femme blonde. »

Attention ! attention ! Voilà qu’uneauto, conduite par un gros chauffeur, descend la colline à toutevitesse. Dedans une femme blonde qui fait la moue, se penche – ellefait irruption dans votre vie… méfiez-vous !méfiez-vous !

– Mesdames et messieurs, je suiscommissaire priseur de mon état et, si ce que je vous dis là n’estpas la vérité, je m’expose à me voir retirer ma patente et à êtrepuni de prison.

L’homme étale sa patente sur sapoitrine ; la sueur coule de son visage jusqu’à son col depapier mâché ; ses yeux semblent vitrifiés. Quand il ôte sonchapeau, on voit la chair enflammée se creuser sur son front en uneride profonde. Personne ne lui achète ses montres.

Attention encore ! Une immense calèchedescend de là-haut, balançant deux vieux, vieux bébés. Elle tientune ombrelle de dentelle ; il suce le pommeau de sa canne etles deux vieux corps obèses se heurtent quand oscille leurberceau ; le cheval fumant laisse après lui, en trottant lelong de la pente, un sillage de crottin.

Sous un arbre, le professeur Léonard, en togeet en bonnet carré, se tient auprès de sa bannière. Il n’est icique « pour un seul jour » en revenant des Expositions deLondres, de Paris, de Bruxelles, tout exprès pour vous dire votrebonne aventure d’après votre physionomie. Il sourit d’un airencourageant, comme un dentiste maladroit. Quand les grandsgaillards qui, l’instant précédent, se bousculaient et juraient,lui tendent leur pièce de dix sous et comparaissent devant lui, ilsdeviennent tout à coup sérieux, muets, timides, presquerougissants, tandis que la main prompte du professeur pointe unecarte imprimée. Ils ressemblent à de petits enfants surpris à jouerdans un jardin défendu, par le propriétaire qui surgit de derrièreun arbre.

On est arrivé au sommet du coteau. Comme il yfait chaud ! Et que c’est donc beau ! Le café est ouvert,la foule s’y rue. La maman s’assied avec son bébé au bord dutrottoir et le père lui apporte un verre d’un liquide foncé,brunâtre ; puis rentre, en se frayant passage à coups de coudeforcenés. Du cabaret, une âcre odeur de bière se répand dans l’air,avec le cliquetis bruyant des chopes et le tumulte des voix.

Le vent est tombé, le soleil brûle, plusardent que jamais. Devant les deux battants mobiles de la porte, lamasse compacte des enfants s’entasse, comme les mouches au bordd’un pot de confiture.

Et la foule monte, monte la colline, les mainspleines de petits goupillons, de diablotins, de roses, de plumes.Les gens grimpent, grimpent, se précipitent dans la lumière et lachaleur, avec des appels, des rires, des cris perçants, comme s’ilsétaient poussés par quelque chose bien loin derrière eux, happéspar le soleil, bien loin devant – attirés dans l’universelle,l’éclatante, l’éblouissante splendeur… vers quoi ?

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