La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 8

 

Le soleil tombait encore tout droit sur lejardin, quand la porte de derrière de la maison des Burnell sereferma en claquant, et une silhouette en costume voyant se mit àdescendre l’allée qui conduisait à la barrière. C’était Alice, laservante, habillée pour son après-midi de sortie. Elle portait unerobe de percale blanche à pois rouges, larges et nombreux à donnerle frisson, des souliers blancs et un chapeau de paille d’Italie,au bord retroussé par une touffe de coquelicots. Elle était gantéenaturellement, de gants blancs tachés de rouille aux boutonnières,et, d’une main, elle tenait une ombrelle à l’aspect fort désabuséqu’elle désignait sous le nom de « monpérisol ».

Béryl, assise à la fenêtre, en train d’éventerses cheveux frais lavés, pensa qu’elle n’avait jamais vu pareilépouvantail. Si Alice s’était seulement noirci la figure avec unbout de bouchon brûlé avant de se mettre en route, le tableauaurait été complet. Et où donc une fille comme celle-làpouvait-elle bien aller, dans un endroit comme celui-ci ?L’éventail figien, arrondi en cœur, battit l’air avec dédain autourde la belle chevelure éclatante. Béryl supposait qu’Alice avaitramassé quelque horrible et vulgaire individu et qu’ils s’eniraient ensemble dans la brousse. C’était dommage qu’elle se fûtrendue si remarquable ; ils auraient du mal à se dissimuler,avec cette fille attifée de la sorte.

Mais non, Béryl était injuste. Alice allaitprendre le thé chez madame Stubbs, qui lui avait envoyé une« invite » par le gamin qui venait prendre les commandes.Madame Stubbs lui plaisait tellement, depuis la première foisqu’elle était allée acheter dans son magasin quelque chose pour sespiqûres de moustiques.

– Bonté du ciel !

Madame Stubbs avait pressé sa main sur soncôté.

– J’ai jamais vu personne dévoré commeça. C’est à croire que vous avez été attaquée par descannibales !

Alice aurait bien voulu tout de même qu’il yeut un peu de monde sur la route. Ça la faisait se sentir toutchose de n’avoir personne derrière elle. Ça lui donnait l’idéequ’elle n’avait plus de force dans le dos. Elle ne pouvait pascroire qu’il n’y avait pas quelqu’un à la guetter. Et pourtant,c’était nigaud de se retourner ; ça vous trahissait. Elleremonta ses gants, fredonna pour se réconforter et dit au lointaineucalyptus : « Ça sera pas long maintenant. » Maistout ça ne lui tenait guère compagnie.

La boutique de madame Stubbs était perchée surun petit monticule tout à côté de la route. Elle avait deuxfenêtres en guise d’yeux, une large véranda pour chapeau, etl’enseigne sur le toit, où le nom : Madame STUBBS, ÉPICERIE,était inscrit, ressemblait à une petite carte cavalièrement plantéesur la calotte du chapeau.

Sur la véranda était suspendue à une corde unelongue rangée de costumes de bain, s’accrochant les uns aux autres,comme s’ils venaient d’être arrachés aux flots, au lieu d’attendrele moment de s’y plonger ; auprès d’eux pendait une grappe desandales si singulièrement mélangées que, pour en tirer une paire,il fallait écarter violemment et séparer de force cinquante pairesau moins. Même alors, c’était la chose la plus rare que dedécouvrir le pied gauche appartenant à un pied droit. Biens desgens avaient perdu patience et s’en étaient allés avec uneespadrille allant bien et une autre un peu trop grande… MadameStubbs mettait son orgueil à avoir chez elle un peu de tout. Lesdeux fenêtres, où les marchandises étaient disposées en forme depyramides instables, se trouvaient tellement bourrées, emplies depiles si hautes, que seul un sorcier, semblait-il, pouvait empêcherles morceaux de dégringoler. Au coin gauche d’une des vitrines,collé à la vitre par quatre losanges de gélatine, il y avait – etil y avait eu de temps immémorial – cet avis :

Perdu ! Belle broche en ore

Massife

Sur la plage ou auprès

Récompance offerte.

Alice poussa la porte qui s’ouvrit. Lasonnette tinta, les rideaux de serge rouge s’écartèrent, madameStubbs parut. Avec son large sourire et le long couteau à jambonqu’elle tenait à la main, elle avait l’air d’un brigand amical.Alice reçut un accueil si chaleureux qu’elle eut beaucoup dedifficulté à conserver ses « bonnes manières ». Celles-ciconsistaient en petit accès de toux persistants, en petitshum… hum, en gestes pour tirailler ses gants,tortiller sa jupe, et en une bizarre difficulté de voir ce qu’onposait devant elle ou de comprendre ce qu’on disait.

Le thé était servi sur la table dusalon : du jambon d’York, des sardines, toute une livre debeurre, et un si énorme gâteau qu’il faisait l’effet d’une réclamepour quelque levure en poudre. Mais le réchaud à pétrole ronflaitsi bruyamment qu’il était inutile d’essayer de se faire entendre encausant. Alice s’assit au bord d’un fauteuil d’osier, tandis quemadame Stubbs activait encore le réchaud. Tout à coup, elle enlevale coussin d’un fauteuil et révéla un gros paquet enveloppé depapier brun.

– Je viens de me faire tirer de nouvellesphotos, ma chère ! cria-t-elle joyeusement à Alice ?Dites-moi ce que vous en pensez.

D’un geste fort délicat et distingué, Alicemouilla son doigt et écarta de la première photographie le feuilletde papier de soie. Seigneur ! combien y en avait-il ?Trois douzaines au moins. Elle leva celle qu’elle tenait vers lalumière.

Madame Stubbs était assise dans un fauteuil,se penchant très fort d’un côté. Son vaste visage portait uneexpression de placide étonnement, et c’était chose bien naturelle.Car, quoique le fauteuil reposât sur un tapis, à sa gauche etlongeant miraculeusement la bordure, une cascade se précipitait. Àsa droite, se dressait une colonne grecque avec une fougèregigantesque de chaque côté, et à l’arrière-plan s’érigeait unemontagne austère et nue, pâle de neige.

– C’est un joli genre, n’est-cepas ? cria madame Stubbs ; et Alice venait dehurler : « Délicieusement », quand le grondement duréchaud expira, s’éteignit dans un sifflement, cessa, et elleajouta : « Joli », au milieu d’un silenceeffarant.

– Approchez votre fauteuil, ma chère, ditmadame Stubbs en commençant à verser le thé. Oui, reprit-elle d’unair méditatif en lui tendant sa tasse, mais le format ne me ditrien. Je me fais faire un agrandissement. Tout ça va bien pour descartes de Noël, mais moi j’ai jamais été pour les petites photos.On n’en tire pas d’agrément. Pour dire vrai, je les trouvedécourageantes.

Alice voyait tout à fait ce qu’elle voulaitdire.

– Une bonne taille. Qu’on me donne unebonne taille. C’est ce que mon pauvre cher défunt répétaittoujours. Il ne pouvait rien supporter de petit. Ça lui donnait lachair de poule. Et, tout drôle que ça puisse paraître, machère…

Ici, l’armature de madame Stubbs fit entendreun craquement et elle-même parut se dilater à cetteréminiscence.

– C’est la dropisie qui l’a emporté à lafin des fins. C’est bien souvent qu’ils lui ont tiré un litre etdemi à l’hôpital… Vous auriez dit une punition.

Alice brûlait du désir de savoir exactement ceque c’était qu’on lui avait tiré. Elle se risqua :

– Je suppose que c’était de l’eau.

Mais madame Stubbs la regarda fixement etrépondit d’un ton qui en disait long :

– C’était du liquide, machère.

Du liquide ! D’un saut, Alice s’écarta dumot, comme un chat, et revint à lui, le flairant avec prudence.

– Le v’là ici ! dit madame Stubbs,et elle indiqua d’un geste dramatique la tête et les épaules degrandeur naturelle d’un homme corpulent, étalant à la boutonnièrede son veston une rose blanche morte qui vous faisait penser à unerondelle de gras de mouton froid. Exactement au-dessous, en lettresd’argent sur un fond de carton rouge se lisait ce texte :« Ne craignez point, c’est Moi. »

– C’est une bien belle figure, dit Alicefaiblement.

Le nœud de ruban bleu pâle, posé au sommet desblonds cheveux frisottants de madame Stubbs, frémit. Elle arqua soncou dodu. Quel cou elle avait ! Rose vif à l’endroit où ilcommençait, il devenait ensuite d’une chaude couleur d’abricot, quiprenait en s’éteignant la teinte d’une coquille d’œuf brune, puisun ton crème foncé.

– Tout de même, ma chère, fut sasurprenante réponse, la liberté, c’est ce qu’il y a de mieux.

Son petit rire moelleux et gras ressemblait àun ronron.

– La liberté, c’est ce qu’il y a demieux, répéta madame Stubbs.

La liberté ! Alice pouffa d’un rire niaiset bruyant. Elle se sentait gênée. Son esprit s’enfuit vers sacuisine à elle. Comme c’était cocasse ! Elle avait envie d’yêtre revenue.

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