La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 9

 

Une société singulière était assemblée dans labuanderie des Burnell, après le thé. Autour de la table étaientassis un taureau, un coq, un âne qui ne se souvenait jamais qu’ilétait un âne, un mouton, une abeille. La buanderie était l’endroitidéal pour une réunion de ce genre, parce qu’on pouvait faireautant de bruit qu’on voulait et que personne ne vous interrompaitjamais. C’était un petit hangar couvert de tôle, bâti à l’écart dubungalow. Contre le mur se trouvait une auge profonde et,dans le coin, une chaudière avec un panier plein d’épingles àlessive[1] posé dessus. La petite fenêtre, voiléed’un réseau de toiles d’araignées, portait sur son rebordpoussiéreux un bout de bougie et une souricière. Des cordes à linges’entrecroisaient en haut, et à une cheville plantée dans le murétait accroché un très grand, un énorme fer à cheval tout rouillé.La table était au milieu, avec un banc de chaque côté.

– Tu ne peux pas être une abeille, Kézia.Une abeille n’est pas un animal. C’est un« ninsèque ».

– Oh ! mais c’est que j’ai tellementenvie d’être une abeille, gémit Kézia… Une petite, petite abeille,toute jaune et velue, aux pattes rayées…

Kézia releva ses jambes sous elle et se penchapar-dessus la table. Elle sentait qu’elle était vraiment uneabeille.

– Un « ninsèque » doit être unanimal, dit-elle résolument. Ça fait du bruit. C’est pas comme unpoisson.

– Moi, je suis un taureau, moi, je suisun taureau ! cria Pip.

Et il poussa un beuglement si formidable –comment donc faisait-il ce bruit-là ? – que Lottie eut l’airtout alarmée.

– Je vais être un mouton, dit le petitRags. Des tas de moutons sont passés par ici, ce matin.

– Comment le sais-tu ?

– Papa les a entendus. Bê… ê…ê !

Sa voix semblait celle du petit agneau quitrottine par-derrière et a l’air d’attendre qu’on le porte.

– Coquerico ! cria d’unevoix perçante Isabelle.

Avec ses joues rouges et ses yeux brillants,elle ressemblait à un jeune coq.

– Qu’est-ce que je serai, moi ?demanda Lottie à tout le monde. Et elle resta là, souriante, àattendre qu’on décidât pour elle.

Il fallait que le rôle fût facile.

– Sois un âne, Lottie.

Telle fut l’idée suggérée par Kézia.

– Hi-han ! tu ne peux pasoublier ça.

– Hi-han ! ditsolennellement Lottie. Quand faut-il que je le dise ?

– Je vais expliquer, je vais expliquer,dit le taureau.

C’était lui qui tenait les cartes. Il lesagita autour de sa tête.

– Restez tous tranquilles ! Écouteztous !

Il attendit qu’on fût prêt.

– Regarde un peu, Lottie.

Il retourne une carte.

– Elle a deux ronds dessus – tuvois ? Eh bien, si tu mets cette carte au milieu et quequelqu’un d’autre en ait une avec deux ronds aussi, tu dis« Hi-han », et la carte est à toi.

– À moi ?

Lottie ouvrit de grands yeux.

– Pour la garder ?

– Non, bécasse. Seulement pendant qu’onjoue.

Le taureau était très fâché contre elle.

– Oh ! Lottie, quelle petite nigaudetu es ! dit le coq, dédaigneux.

Lottie les regarda tous deux. Puis elle baissala tête ; sa lèvre trembla.

– Moi, je veux pas jouer,chuchota-t-elle.

Les autres se regardèrent comme desconspirateurs. Ils savaient tous ce que cela voulait dire. Lotties’en irait et on la découvrait quelque part, debout avec sontablier relevé par-dessus la tête, dans un coin ou contre un mur,ou même derrière une chaise.

– Si tu veux, Lottie, c’est tout à faitfacile, dit Kézia.

Et Isabelle, repentante, ajouta exactementcomme une grande personne :

– Regarde-moi bien, moi, Lottie, et tusauras vite.

– Courage, Lot ! dit Pip. Tiens, jesais ce que je vais faire ; je vais te donner la premièrecarte. Elle est à moi, pour de vrai, mais je te la donnerai.Voilà.

Et il jeta la carte devant Lottie.

Là-dessus, Lottie se ranima. Mais, à présentelle était aux prises avec une autre difficulté.

– J’ai pas de mouchoir, dit-elle. Etc’est que je voudrais bien me moucher.

– Tiens Lottie, tu peux te servir dumien.

Rags plongea la main dans sa blouse de marinpour en extraire un mouchoir à l’aspect fort humide, et serré d’unnœud.

– Prends bien garde, prévint-il. Ne tesers que de ce coin. Ne le défais pas. J’ai là-dedans une petiteétoile de mer que je vais tâcher d’apprivoiser.

– Oh ! dépêchez-vous, vous autresfilles, dit le taureau. Et faites attention – il ne faut pasregarder vos cartes. Il faut tenir vos mains sous la table, jusqu’àce que je dise : « Allez. »

Clac ! les cartes s’abattirent toutautour de la table. Les enfants essayaient de toutes leurs forcesde voir, mais Pip allait trop vite pour eux. Ils étaient toutexcités d’être installés là dans la buanderie ; ils purent àpeine s’empêcher d’éclater en petits cris d’animaux, tous en chœur,avant que Pip eût fini de distribuer les cartes.

– À présent, Lottie, commence.

Timidement, Lottie tendit une main, prit surson paquet la première carte, la regarda attentivement – il étaitévident qu’elle comptait les taches rondes – et la replaça.

– Non, Lottie, tu ne peux pas faire ça.Tu n’as pas le droit de regarder d’abord. Il faut que tu laretournes de l’autre côté.

– Mais alors tout le monde la verra enmême temps que moi, dit Lottie.

La partie continua. Meû… eû…eû ! Le taureau était terrible. Il chargeait à travers latable, il avait l’air de dévorer les cartes.

B-z-z-z ! disait l’abeille.

Coquerico ! Isabelle s’étaitlevée dans son agitation et remuait les coudes comme des ailes.

Bê… ê… ê ! le petit Rags avaitretourné le roi de carreau et Lottie ce qu’ils appelaient le« roi d’Afrique ». Il ne lui restait presque plus decartes.

– Pourquoi ne dis-tu rien,Lottie ?

– J’ai oublié ce que je suis, dit l’âned’un ton lamentable.

– Eh bien, change. Sois un chien, à laplace : Oua-oua !

– Oh ! oui. Ça, c’est bien plusfacile.

Lottie avait retrouvé son sourire. Mais quandelle et Kézia eurent des cartes pareilles, Kézia attendit toutexprès. Les autres firent des signes à Lottie et montrèrent dudoigt les cartes, Lottie devint toute rouge ; elle parut n’yrien comprendre et, à la fin, elle dit :« Hi-han ! Kézia. »

– Chut ! attendez uneminute !

Ils étaient au plus fort de la partie quand letaureau les arrêta, levant la main :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ceque c’est que ce bruit ?

– Quel bruit ? que veux-tudire ? demanda le coq.

– Chut ! Tais-toi donc !Écoutez !

Ils restèrent tranquilles comme dessouris.

– J’ai cru entendre un… une espèce decoup à la porte, dit le taureau.

– À quoi ça ressemblait-il ? demandale mouton faiblement.

Pas de réponse.

L’abeille eut un frisson.

– Pourquoi avons-nous donc fermé laporte ? dit-elle à voix basse.

Oh ! pourquoi, pourquoi avaient-ils ferméla porte ?

Pendant qu’ils étaient en train de jouer, jejour avait pâli, le somptueux soleil couchant avait flamboyé,s’était éteint. Et maintenant, l’ombre rapide arrivait à la coursepar-dessus la mer, par-dessus les dunes, à travers le pré. On avaitpeur de regarder dans les coins de la buanderie et, pourtant, onétait forcé de regarder tant qu’on pouvait. Et quelque part, bienloin, grand-mère allumait une lampe. On baissait les stores, le feude la cuisine bondissait sur les boîtes de fer-blanc de lacheminée.

– Ça serait terrible, à présent, dit letaureau, si une araignée tombait du plafond sur la table,pas ?

– Les araignées ne tombent pas desplafonds.

– Si, elles tombent. Notre Minne nous adit qu’elle avait vu une araignée grande comme une soucoupe, avecde longs poils dessus comme une groseille verte.

Vivement, toutes les petites têtes serelevèrent d’une saccade, tous les petits corps se rapprochèrent,se pressèrent ensemble.

– Pourquoi quelqu’un ne vient-il pas nousappeler ? cria le coq.

Oh ! ces grandes personnes, qui riaient,bien à leur aise, assises à la lumière de la lampe, buvant dans destasses ! Elles les avaient oubliées. Non, pas oubliéesvraiment : c’était ce que signifiait leur sourire. Ellesavaient décidé de les laisser là, toutes seules.

Soudain Lottie poussa un cri de terreur siperçant qu’ils sautèrent tous à bas de leurs bancs, qu’ils crièrentaussi, tous.

– Une figure… une figure quiregarde ! clamait Lottie d’une voie aiguë.

C’était vrai, c’était un fait. Pressé contrela fenêtre, on voyait un visage pâle, des yeux noirs, une barbenoire.

– Grand-maman ! Maman !Quelqu’un !

Mais ils n’étaient pas arrivés à la porte, ense bousculant les uns les autres, qu’elle s’ouvrit pour laisserentrer l’oncle Jonathan. Il venait chercher ses petits garçons pourles emmener chez eux.

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