La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 6

 

Sur une chaise longue pliante, sous unmanuka qui poussait au milieu de la pelouse, devant lamaison, Linda Burnell passait le matin à rêver. Elle ne faisaitrien. Elle regardait les feuilles sombres, serrées et sèches dumanuka, les fentes bleues entre ces feuilles, et de tempsà autre une fleur minuscule et jaunâtre pleuvait sur elle. Joliesces fleurettes… oui, si vous en teniez une sur votre paume et quevous la regardiez de près, c’était une petite chose exquise. Chaquepétale jaune pâle brillait, comme s’ils étaient chacun l’œuvresoigneuse d’une main tendre. La languette menue, au cœur, luidonnait la forme d’une cloche, et quand on la retournait,l’extérieur était d’une couleur de bronze foncé. Mais, dès qu’ellesétaient épanouies, elles tombaient et s’éparpillaient. Tout encausant, vous passiez la main sur votre robe pour les fairetomber : ces horribles petites créatures se prenaient dans voscheveux. Alors, pourquoi donc fleurir ? Qui prend la peine –ou le plaisir – de faire toutes ces choses qui se perdent, seperdent ?… C’est de la prodigalité.

Auprès d’elle, sur l’herbe, couché entre deuxoreillers, reposait son petit enfant. Il était là, profondémentendormi, tournant la tête du côté opposé à sa mère. Ses cheveuxfoncés et fins ressemblaient à une ombre plus qu’à de vraischeveux, mais son oreille était d’un rose de corail vif et chaud.Linda noua ses mains au-dessus de sa tête et croisa ses pieds. Ilétait bien agréable de savoir que tous ces bungalowsétaient vides, que tout le monde était là-bas sur la plage, troploin pour être vu ou entendu. Elle avait le jardin tout àelle ; elle était seule.

Des fleurettes blanches brillaient,éblouissantes ; les renoncules aux yeux d’orscintillaient ; les capucines enguirlandaient de flammesvertes et dorées les piliers de la véranda. Si seulement on avaitle loisir de regarder assez longtemps ces fleurs, le temps delaisser passer le sentiment de leur nouveauté, de leur étrangeté,le temps de les connaître ! Mais dès qu’on s’arrêtait àséparer les pétales, à découvrir le revers de la feuille, la Vies’en venait et vous emportait. Et Linda, gisant sur sa chaiselongue de bambou, se sentait toute légère ; il lui semblaitêtre une feuille. La vie s’en venait pareille au vent ; elleétait saisie, secouée ; elle était forcée de fuir. Oh !mon Dieu, en serait-il ainsi toujours ? N’y avait-il aucunmoyen d’échapper ?

… Maintenant, elle était assise sous lavéranda de la maison paternelle, en Tasmanie, appuyée au genou deson père. Et il lui faisait cette promesse : « Dès quenous serons assez vieux, toi et moi, Line, nous filerons quelquepart, nous nous sauverons. Comme deux garçons, ensemble. J’ai idéeque ça me plairait de remonter en bateau une rivière, enChine. »

Linda voyait cette rivière, très large,couverte de petits radeaux, de jonques. Elle voyait les chapeauxjaunes des bateliers, elle entendait leurs voix aiguës et grêlesquand ils appelaient…

– Oui, papa.

Mais, à cet instant-là, un jeune homme auxtrès larges épaules, aux cheveux d’un brun roux et brillant,passait lentement devant leur maison et lentement, solennellementmême, saluait. Le père de Linda lui tirait l’oreille pour lataquiner, du geste qui lui était coutumier.

– L’amoureux de Line, chuchotait-il.

– Oh ! papa, pense un peu, me marieravec Stanley Burnell !

Et voilà, elle l’avait épousé. Et qui plusest, elle l’aimait. Non pas le Stanley que voyait tout le monde, leStanley de tous les jours ; mais un Stanley timide, plein desensibilité, innocent, qui, chaque soir, s’agenouillait pour direses prières et qui désirait ardemment être bon. Stanley était uneâme simple. S’il avait confiance en quelqu’un – comme il avaitconfiance en elle, par exemple –, c’était de tout son cœur. Ilétait incapable d’être déloyal ; il ne savait pas mentir. Etcomme il souffrait cruellement s’il pensait que quelqu’un –elle-même – n’était pas absolument droit, absolument sincère aveclui ! « – Ça, c’est trop compliqué pour moi ! »Il lui jetait ces mots, mais son expression de franchisefrémissante et troublée ressemblait à celle d’un animal pris aupiège.

Mais le malheur était – ici Linda eut presqueenvie de rire, bien que l’affaire n’eût rien de risible, Dieusait ! – le malheur était qu’elle voyait si rarement ceStanley-là. Il y avait des éclairs, des moments, des trêves decalme, mais tout le reste du temps, on aurait dit qu’on vivait dansune maison qui ne pouvait perdre l’habitude de prendre feu, sur unnavire qui faisait quotidiennement naufrage. Et toujours, c’étaitStanley qui se trouvait au plus fort du danger. Tout son temps àelle se passait à venir à son secours, à le réconforter, àl’apaiser, à écouter son récit du sinistre. Et ce qui lui restaitde loisirs s’écoulait dans la terreur d’avoir des enfants.

Linda fronça les sourcils ; elle seredressa sur sa chaise longue et saisit ses chevilles dans sesmains. Oui, c’était là son véritable grief contre la vie ;c’était là ce qu’elle ne parvenait pas à comprendre. C’était laquestion qu’elle posait, qu’elle posait et dont elle attendait envain la réponse. Il est bien facile de dire que le sort commun desfemmes est de mettre au monde des enfants. Ce n’était pas vrai.Elle, par exemple, était capable de prouver que c’était faux. Elleétait brisée, sans courage, à force d’en avoir eu. Et, ce quirendait la chose deux fois plus dure à supporter, c’était qu’ellen’aimait pas ses enfants. Il ne servait à rien de prétendre que si.Même si elle en avait eu la force, elle n’aurait jamais soigné sespetites filles, jamais joué avec elles. Non, il semblait qu’unsouffle glacé l’avait pénétrée tout entière pendant chacun de cesterribles voyages ; il ne lui restait plus aucune chaleur àleur donner. Quant au petit… eh bien, Dieu merci, sa mère s’enétait chargé ; il était à elle, ou à Béryl, ou à quiconque levoulait. C’était à peine si elle l’avait tenu dans ses bras. Il luiétait si indifférent que, tel qu’il reposait là…

Linda jeta un regard vers lui.

Le bébé s’était retourné. Il était couché, levisage vers elle, et il ne dormait plus. Ses yeux bleu sombre depetit enfant étaient ouverts ; il semblait regarder sa mère àla dérobée. Et, tout à coup, sa figure se creusa defossettes ; elle s’irradia d’un large sourire édenté, quiétait pourtant un vrai rayon de lumière.

– Je suis là, semblait dire ce sourireheureux. Pourquoi donc ne m’aimes-tu pas ?

Il y avait dans ce sourire quelque chose de sidrôle, de si inattendu que Linda sourit elle-même. Mais elle seressaisit et dit froidement au poupon :

– Je n’aime pas les bébés.

– Tu n’aimes pas les bébés ?

Le petit ne pouvait le croire.

– Moi, tu ne m’aimes pas ?

Il agita les bras, comme un petit nigaud, ducôté de sa mère. Linda se laissa glisser de sa chaise longue sur legazon.

– Pourquoi souris-tu tout le temps ?dit-elle avec sévérité. Si tu savais à quoi je pense, tu n’enaurais pas envie.

Mais tout ce qu’il fit fut de plisser ses yeuxavec malice et de rouler sa tête sur l’oreiller. Il ne croyait pasun seul mot de ce qu’elle disait.

– On connaît tout ça ! répondait lesourire du poupon.

Linda fut stupéfaite de la confiance de cettepetite créature… Ah ! non, il fallait être sincère. Ce n’étaitpas de la stupéfaction qu’elle éprouvait ; c’était quelquechose de bien différent, c’était quelque chose de si nouveau, desi… Les larmes papillotaient dans ses yeux. Chuchotant, tout baselle murmura au bébé :

– Oh ! oh ! mon drôle de petitbonhomme !

Mais à présent, le petit avait oublié sa mère.Il était de nouveau sérieux. Quelque chose de rose, quelque chosede doux ondulait devant lui. Il essaya de l’attraper, et la chosedisparut aussitôt. Mais quand il retomba en arrière une autre chosesemblable à la première apparut. Cette fois, il résolut de lasaisir. Il fit un effort frénétique et roula sens dessusdessous.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer