La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 3

 

Béryl était seule dans la salle commune quandStanley apparut en costume de serge bleue, col empesé et cravate àpois. Il avait l’air propre et bien brossé à un point presqueexcessif ; il allait en ville pour la journée. Il se laissatomber sur sa chaise, il tira sa montre et la posa auprès de sonassiette.

– Je n’ai que vingt-cinq minutes toutjuste, dit-il. Vous pourriez aller voir si le porridge estprêt, Béryl.

– Maman vient d’y aller, réponditBéryl.

Elle s’assit à la table et versa le thé de sonbeau-frère.

– Merci.

Stanley avala une petite gorgée.

– Hallo ! dit-il d’un tond’étonnement, vous avez oublié le sucre.

– Oh ! pardon !

Mais Béryl, même alors, ne le servitpas : elle poussa vers lui le sucrier. Qu’est-ce que celavoulait dire ? Les yeux bleus de Stanley, tandis qu’il seservait, s’élargirent ; ils semblaient frémir. Il jeta unregard rapide à sa belle-sœur et se renversa en arrière.

– Rien ne cloche, n’est-ce pas ?demanda-t-il négligemment, en tiraillant son col.

Béryl courbait la tête ; elle faisaittourner son assiette entre ses doigts.

– Rien, dit sa voix légère.

Puis elle aussi leva les yeux et sourit àStanley.

– Pourquoi y aurait-il quelque chose quicloche ?

– O… oh ! Pour rien du tout, à maconnaissance. Je pensais que vous aviez l’air un peu…

À ce moment, la porte s’ouvrit et troispetites filles parurent, chacune portant une assiettée deporridge. Elles étaient pareillement vêtues de jerseysbleus et de culottes courtes ; leurs jambes brunes étaientnues et elles avaient toutes trois les cheveux nattés et relevés ence qu’on nommait alors une queue de cheval. Derrière elles venaitgrand-mère Fairfield avec le plateau.

– Faites attention, enfants !dit-elle.

Mais elles prenaient le plus grand soin. Ellesadoraient qu’on leur permît de porter des objets.

– Avez-vous dit bonjour à votrepère ?

– Oui, grand-maman.

Elles s’installèrent sur le banc, en face deStanley et de Béryl.

– Bonjour, Stanley.

La vieille madame Fairfield lui tendit sonassiette.

– Bonjour, mère. Comment va lepetit ?

– Admirablement. Il ne s’est réveilléqu’une fois la nuit dernière. Quelle matinée idéale !

La vieille femme s’interrompit, la main poséesur la miche de pain, pour regarder le jardin par la porte ouverte.On entendait la mer. À travers la fenêtre ouverte largement lesoleil coulait à flot sur les murs peints en jaune et le planchernu. Tout sur la table rayonnait et scintillait. Au milieu setrouvait un vieux saladier rempli de capucines jaunes et rouges.Elle sourit et un air de profond contentement brilla dans sesyeux.

– Vous pourriez bien me couper unetranche de ce pain, mère, dit Stanley. Je n’ai que douze minutes etdemie avant que la diligence passe. Quelqu’un a-t-il donné messouliers à la bonne ?

– Oui, ils sont prêts.

Le calme de madame Fairfield n’était nullementtroublé.

– Oh ! Kézia. Pourquoi donc es-tu simalpropre ? cria Béryl au désespoir.

– Moi, tante Béryl ?

Kézia la regarda, en ouvrant de grands yeux.Qu’est-ce donc qu’elle avait fait maintenant ? Elle avaitseulement creusé une rigole au beau milieu de sa bouillie, l’avaitremplie de lait et était en train d’en manger les bords. Maisc’était ce qu’elle faisait tous les matins, sans que personne luieût dit un mot jusqu’à présent.

– Pourquoi ne peux-tu pas mangerconvenablement, comme Isabelle et Lottie ?

Que les grandes personnes sontinjustes !

– Mais Lottie fait toujours une île,n’est-ce pas, Lottie ?

– Moi pas, dit catégoriquement Isabelle.Je saupoudre tout simplement de sucre ma bouillie, je mets du laitdessus et je la finis. Il n’y a que les bébés qui jouent avec cequ’ils ont à manger.

Stanley repoussa sa chaise et se leva.

– Voudriez-vous me faire apporter cessouliers, mère ? Et, Béryl, si vous avez fini, je voudraisbien que vous filiez jusqu’à la porte et que vous fassiez arrêterla diligence. Isabelle, cours demander à ta mère où on a mis monchapeau melon. Attends une minute : vous êtes-vous amuséesavec ma canne, enfants ?

– Non, papa.

– Mais je l’avais mise ici.

Stanley commença à tempêter.

– Je me rappelle nettement l’avoir poséedans ce coin. Maintenant, qui l’a prise ? Il n’y a pas detemps à perdre. Dépêchez-vous ! Il faut absolument que cettecanne se retrouve.

Même Alice, la bonne, dut prendre part à lachasse.

– Vous ne vous en êtes pas servie pourtisonner le feu de la cuisine, par hasard ?

Stanley se précipita dans la chambre où Lindaétait couchée.

– Voilà une chose insensée ! Jen’arrive pas à conserver un seul des objets que je possède. On afait disparaître ma canne, à présent !

– Ta canne, mon ami ? Quellecanne ?

L’air vague de Linda en des circonstancespareilles ne pouvait être sincère, décida Stanley. Personne nesympathiserait donc avec lui ?

– La diligence ! La diligence,Stanley ! cria de la porte du jardin la voix de Béryl.

Stanley agita le bras du côté de Linda :« Pas le temps de dire adieu ! » cria-t-il. Et ilavait l’intention de la punir ainsi.

Il saisit brusquement son chapeau, s’élançahors de la maison et descendit à la course l’allée du jardin. Oui,la diligence était là qui attendait, et Béryl, se penchantpar-dessus la porte ouverte, riait, le visage levé vers quelqu’un,tout juste comme s’il n’était rien arrivé. Les femmes n’ont pas decœur ! Quelle façon elles ont de considérer comme une chosetoute naturelle que ce soit votre rôle de peiner pour elles, tandisqu’elles ne se dérangent même pas pour empêcher votre canne de seperdre !

Le conducteur passa légèrement son fouet surle dos des chevaux. « – Adieu, Stanley ! » criaBéryl, d’une voix douce et gaie. C’était assez facile de direadieu. Et elle se tenait là, oisive, abritant ses yeux de sa main.Ce qu’il y avait de pire, c’est que Stanley était forcé de crieradieu, lui aussi, pour sauver les apparences. Puis il la vit sedétourner, esquisser un petit saut, et revenir en courant à lamaison. Elle était contente d’être débarrassée de lui !

Oui, elle en était reconnaissante. Elle entratout courant dans la salle et cria : « Il estparti ! » Linda appela de sa chambre :« Béryl ! Stanley est-il parti ? » La vieillemadame Fairfield apparut, portant le bébé en petite veste deflanelle.

– Il est parti ?

– Parti !

Oh ! quel soulagement, quelle différencecela faisait que l’homme eût quitté la maison ! Leurs voixelles-mêmes avaient changé, lorsqu’elles s’appelaient entreelles ; leur ton était chaud et tendre, on eût dit qu’ellesavaient un secret en commun. Béryl alla vers la table :« – Prends donc une autre tasse de thé, maman. Il est encorechaud. » Elle avait envie de célébrer, en quelque sorte, lefait qu’elles pouvaient maintenant faire ce qu’elles voulaient. Iln’y avait pas d’homme là pour les déranger ; toute cettejournée parfaite leur appartenait.

– Non, merci, petite, dit la vieillemadame Fairfield, mais sa façon, à ce moment-là, de faire sauter lebébé et de lui dire : « A-gue… a-gue… a-ga ! »indiquait que son sentiment était le même. Les petites filless’enfuirent dans le clos comme des poulets échappés d’une cage.

Même Alice, la bonne, qui lavait la vaisselledans la cuisine, fut gagnée par la contagion et prodigua l’eauprécieuse de la citerne d’une manière absolument extravagante.

– Oh ! ces hommes !dit-elle.

Et elle plongea la théière dans le baquet etla maintint sous l’eau, même après que les bulles eurent cessé des’échapper, comme si elle était, elle aussi, un homme et que lanoyade fût un sort trop doux.

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