La Garden-party et autres nouvelles

S’il avait fallu dire à quel moment précis lebal avait commencé, Leïla aurait trouvé difficile de répondre.Peut-être le fiacre avait-il été vraiment son premier cavalier. Peuimportait qu’elle eût pour compagnons, dans la voiture, lesdemoiselles Sheridan et leur frère. Elle s’était blottie dans lepetit coin qu’elle occupait, et le coussin rond sur lequel reposaitsa main lui semblait la manche d’habit d’un jeune hommeinconnu ; et ils roulaient à toute allure, dépassant lesréverbères qui valsaient, les maisons, les barrières, lesarbres.

– Est-ce vrai, Leïla, que tu n’as jamaisencore été au bal ? Mais, ma petite, c’est fantastique…criaient les Sheridan.

– Notre plus proche voisin demeurait àvingt kilomètres de chez nous, dit Leïla à mi-voix, en ouvrant eten refermant doucement son éventail.

Oh ! mon Dieu, que c’était difficiled’être indifférente comme les autres ! Elle tâchait de ne pastrop sourire ; elle tâchait de rester calme. Mais tout,absolument tout était si nouveau, si passionnant… les tubéreusesque portait Meg, le long collier d’ambre de Josée, la petite têtebrune de Laura, émergeant de sa fourrure blanche, comme une fleurde la neige. Elle s’en souviendrait toujours. Elle vit même avecémoi son cousin Laurie jeter les petits bouts de papier qu’ilarrachait des boutons de ses gants neufs. Elle aurait voulu lesgarder, ces chiffons, comme une relique, en souvenir.

Laurie se pencha en avant et posa la main surle genou de Laura.

– Écoute, chérie, dit-il. La troisième etla neuvième comme d’habitude. Compris ?

Ah ! quelle chance merveilleuse d’avoirun frère ! Dans son agitation, Leïla sentit que, s’il y avaiteu le temps, si la chose n’avait été impossible, elle n’aurait pus’empêcher de pleurer, parce qu’elle était fille unique et quejamais un frère ne lui avait dit :« Compris ? », que jamais une sœur ne lui dirait,comme Meg à Josée en ce moment : « Je n’ai jamais vu tacoiffure plus réussie que ce soir. »

Mais, évidemment, on n’avait pas le temps depleurer. Déjà, on arrivait, il y avait des voitures devant eux, desvoitures derrière. De chaque côté la route s’illuminait de clartésmobiles ouvertes en éventail ; sur les trottoirs, des couplesjoyeux paraissaient flotter dans l’air ; de petits souliers desatin se poursuivaient comme des oiseaux.

– Tiens-moi bien, Leïla, ou tu teperdras, dit Laura.

– Allons, mes petites, donnonsl’assaut ! dit Laurie.

Leïla posa deux doigts sur le manteau develours rose de Laura, et, sans savoir comment, elles se trouvèrentemportées au-delà de la grosse lanterne dorée, entraînées le longd’un couloir, poussées dans la petite pièce qu’une pancartebaptisait : « Vestiaire des Dames. » La foule yétait si dense qu’on avait à peine la place de sedéshabiller ; il y régnait un bruit assourdissant. Sur deuxbanquettes de chaque côté s’empilaient des monceaux de vêtements.Deux vieilles femmes en tabliers blancs allaient et venaient toutdu long, en jetant de nouvelles brassées. Et chacun essayaitd’avancer jusqu’à la petite table à coiffer et à la glace, tout aubout de la chambre.

Une haute flamme de gaz frémissante éclairaitle vestiaire. Elle ne pouvait plus attendre, elle dansait déjà.Quand la porte se rouvrait et que le bruit des instruments qu’onaccorde venait par bouffées de la salle de bal, elle sautaitpresqu’au plafond.

Des jeunes filles brunes, des jeunes fillesblondes tapotaient leurs cheveux, rattachaient des rubans,glissaient des mouchoirs sous leurs corsages, effaçaient les plisde leurs gants d’un blanc marmoréen. Et parce qu’elles riaienttoutes, Leïla les trouva toutes ravissantes.

– Est-ce qu’il n’y a pas d’épinglesneige ? cria une voix. Mais que c’est extraordinaire ! Jene peux pas en voir une seule.

– Poudrez-moi le dos, vous serez unamour ! criait quelqu’un d’autre.

– Mais il me faut absolument une aiguilleet du fil ! J’ai déchiré tout simplement des kilomètres de cevolant, gémit une troisième.

Puis ce fut : « Faites passer !faites passer ! » La corbeille contenant les programmesfut ballottée de main en main. De délicieux petits carnets argentet rose, avec des crayons roses et des pompons floconneux. Lesdoigts de Leïla tremblaient lorsqu’elle en tira un du panier. Ellevoulait demander à quelqu’un ! « Y en a-t-il vraiment unpour moi ? » mais elle n’avait eu que le temps delire :

« Troisième valse, À deux enpirogue. Quatrième polka, Faisons voler lesplumes », quand Meg lui cria : « Leïla, es-tuprête ? » et elles se frayèrent passage à travers lafoule qui remplissait le couloir, vers les grandes portes ouvertesde la salle de bal.

On n’avait pas encore commencé à danser, maisl’orchestre avait fini d’accorder ses instruments et le bruit étaittel qu’il semblait qu’on ne pourrait jamais entendre la musique.Leïla, en se serrant contre Meg, en regardant par-dessus sonépaule, eut l’impression que, même les petites banderoles aux vivescouleurs qui frémissaient sur des fils tendus à travers le plafond,causaient entre elles. Elle ne pensait plus du tout à satimidité ; elle oubliait, qu’en train de s’habiller, un piedchaussé, l’autre nu, elle s’était assise sur son lit et avaitsupplié sa mère de téléphoner à ses cousines pour leur dire qu’ellene viendrait décidément pas. Et cette nostalgie qui l’avait prise,ce désir d’être assise sur la véranda de leur maison solitaire,là-bas, dans la brousse, à écouter crier les petits hiboux au clairde lune, se changea en un élan de joie si douce qu’il était péniblede ne le partager avec personne. Elle serra son éventail dans samain, et, contemplant le parquet luisant et patiné, les azalées,les lanternes, la plate-forme dressée à une extrémité avec sontapis rouge, ses chaises dorées, l’orchestre dans un coin, ellepensa toute palpitante : « Que c’est adorable !absolument adorable ! »

Toutes les jeunes filles restaient groupéesd’un côté de la porte, les hommes de l’autre, et les chaperons enrobes sombres, souriant d’un air un peu niais, traversaient àpetits pas prudents le parquet ciré, pour aller s’asseoir surl’estrade.

– Voilà ma petite cousine Leïla, quiarrive de la campagne. Soyez gentille avec elle. Trouvez-lui desdanseurs ; elle est sous mon aile, disait Meg, allant d’unejeune fille à l’autre.

Des visages étrangers souriaient à Leïla –doucement, vaguement. Des voix étrangères répondaient :« Mais certainement, ma chère. » Pourtant Leïla avait lesentiment que les jeunes filles ne la voyaient pas, en réalité.Elles regardaient les hommes. Pourquoi donc ne commençaient-ilspas ? Qu’attendaient-ils ? Ils étaient là, tiraillantleurs gants, caressant leurs cheveux qui luisaient et souriantentre eux. Puis, tout à coup, comme s’ils venaient seulement dedécider qu’ils étaient là tout exprès, ils s’avancèrent, glissantsur le parquet poli. Un frisson joyeux passa parmi les jeunesfilles. Un grand jeune homme blond vola vers Meg, s’empara de sonprogramme, y griffonna quelque chose. Meg passa le danseur à Leïla.« Puis-je avoir le plaisir ? » Il s’inclina, sourit.Un jeune homme brun à monocle suivit, puis cousin Laurie avec unami, puis Laura avec un petit bonhomme couvert de taches derousseur et dont la cravate était de travers. Ensuite quelqu’un detout à fait vieux, – un monsieur gras, au crâne largement dégarni –prit son carnet en murmurant : « Voyons un peu, voyons unpeu ! » et resta longtemps à le comparer avec sonprogramme à lui, qui paraissait tout noir de noms inscrits. Ilavait l’air de prendre tant de peine que Leïla en fut honteuse.« Oh ! je vous en prie, ne vous tourmentezpas ! » dit-elle avec ferveur. Mais, au lieu de répondre,le gros monsieur écrivit quelque chose, lui jeta de nouveau unregard. « Est-ce que je me rappelle cette charmante petitefigure ? dit-il à mi voix. L’ai-je connueautrefois ? » À cet instant, l’orchestre se mit àjouer ; le gros monsieur disparut. Il fut ballotté, emporté auloin par une grande vague de musique qui déferla sur le parquetluisant, brisa les groupes, en fit des couples de danseurs, lesdispersa, les envoya tourbillonner au loin…

Leïla avait appris à danser en pension. Tousles samedis après-midi, on conduisait les élèves à un petitbâtiment de tôle ondulée, qui servait de salle de mission et oùMiss Eccles (de Londres) donnait ses cours « à l’usage de labonne société ». Mais cette salle poussiéreuse, où les mursétaient ornés de textes bibliques sur des banderoles de calicots,où une pauvre petite pianiste en toque de velours marron garnie decoques en oreilles de lapin tapait sur le clavier froid et où MissEccles piquait les pieds des jeunes filles de sa longue baguetteblanche, différait fabuleusement de celle-ci ; Leïla étaitconvaincue que, si son cavalier tardait à venir et s’il lui fallaitécouter cette merveilleuse musique, voir les autres glisser, voguersur le parquet doré, elle en mourrait pour le moins, ou biens’évanouirait, ou bien étendrait les bras et s’envolerait par unede ces sombres fenêtres qui révélaient les étoiles.

– Notre danse, je crois…

Quelqu’un s’inclinait, souriait, offrait sonbras ; elle ne devait pas mourir, après tout. Une main luiprit la taille et elle fut entraînée comme une fleur qu’on jettedans l’étang.

– Le parquet est excellent, n’est-cepas ? dit une voix traînante et vague tout près de sonoreille.

– Je trouve qu’on glisse délicieusementlà-dessus, répondit Leïla.

– Pardon ?

La voix vague avait un accent de surprise.Leïla répéta sa phrase. Il y eut une pause imperceptible avant quela voix fit écho : « Oh ! Parfaitement ! »et de nouveau le tournoiement de la danse emporta Leïla.

Comme il savait bien vous diriger !C’était pour cela qu’il était si différent de danser avec desjeunes filles ou avec des hommes, décida-t-elle. Les jeunes fillesse bousculaient, se marchaient sur les pieds ; celles quifaisaient le cavalier vous serraient toujours trop fort.

À présent, les azalées n’étaient plus desfleurs distinctes, c’étaient des bannières blanches et roses quipassaient, flottant au vent.

– Étiez-vous à la soirée des Bell ;la semaine dernière ? recommença la voix. Elle semblaitchargée de lassitude. Leïla se demanda si elle ne devrait pasproposer à son danseur de s’arrêter.

– Non, répondit-elle, c’est mon premierbal.

Il eut un petit rire essoufflé.

– Oh ! par exemple :protesta-t-il.

– Oui, vraiment, c’est le premier balauquel j’aie jamais assisté.

Leïla parlait avec une extrême ferveur.C’était un si grand soulagement de pouvoir expliquer tout ça àquelqu’un.

À cet instant, la musique cessa ; ilsallèrent s’asseoir sur deux chaises, contre le mur. Leïla nichadessous ses petits pieds de satin rose et s’éventa en regardantavec béatitude les autres couples qui passaient, quidisparaissaient derrière les portes tournantes.

– Tu t’amuses, Leïla ? demandaJosée, hochant sa tête d’or.

Laura passa en clignant imperceptiblement desyeux à son adresse, si bien que Leïla, un moment, eut peur d’avoirl’air, après tout, d’une petite fille. Évidemment, son danseur nedisait pas grand-chose. Il toussa, fourra son mouchoir dans samanche, tira son gilet, enleva de son habit un fil minuscule. Maistout cela importait peu. L’orchestre recommença presqueimmédiatement à jouer et son second cavalier parut jaillir duplafond.

– Ce parquet n’est pas mauvais, dit lanouvelle voix. Commençait-on toujours par parler du parquet ?Ensuite, ce fut : « Étiez-vous à la soirée des Neave,mardi dernier ? » Et Leïla expliqua encore. C’était unpeu singulier, sans doute, que ses danseurs ne montrent pas plusd’intérêt. Car enfin, la chose était poignante. Son premierbal ! Tout ne faisait que débuter pour elle. Il lui semblaitn’avoir jamais su avant ce qu’était la nuit. Jusqu’alors, ellel’avait connue sombre, silencieuse, belle souvent – oh ! oui,très belle ! – mais en quelque sorte désolée… solennelle. Etmaintenant, elle ne serait plus jamais ainsi – elle s’étaitépanouie en splendeur éblouissante.

– Une glace ? demanda son cavalier.Ils franchirent les portes capitonnées, prirent le couloir pouraller au buffet. Les joues de Leïla brûlaient, elle mourait desoif. Que les glaces étaient jolies dans leurs petites coupes decristal et comme la cuillère était froide sous sa buée, glacée,elle aussi ! Quand ils rentrèrent dans la salle, voilà que legros monsieur l’attendait à la porte. Elle eut un vrai frisson desurprise à le voir si vieux ; il aurait dû être avec lesparents, sur l’estrade. Et puis, quand elle le compara à ses autresdanseurs, il lui parut pauvrement mis. Il portait un gilet froissé,son gant avait perdu un bouton, son habit semblait saupoudré decraie.

– Venez, petite Mademoiselle, dit le groshomme. Ce fut tout juste s’il prit la peine de lui tenir la taille,et ils partirent si doucement que leur danse ressemblait à unepromenade. Mais lui ne dit pas un mot du parquet.

– Votre premier bal, n’est-ce pas ?murmura-t-il.

– Comment avez-vous fait pour lesavoir ?

– Ah ! dit le gros homme, voilà ceque c’est que d’être vieux.

Il soufflait un peu en l’entraînant, il luifit dépasser un couple maladroit.

– Voyez-vous, Mademoiselle, il y a trenteans que je pratique ce genre de sport.

– Trente ans ! cria Leïla. Ildansait déjà douze ans avant qu’elle fût née !

– On a à peine la force d’y penser,n’est-ce pas ? dit le gros homme d’un air sombre.

Leïla regarda sa tête chauve et eut vraimentpitié de lui.

– Je trouve que c’est merveilleux quevous puissiez continuer encore, dit-elle avec bonté.

– Petite âme charitable ! répliquele gros homme, en la serrant un peu plus. Et il fredonna une mesurede la valse. Naturellement, dit-il, vous ne pouvez pas espérerdurer aussi longtemps que ça. Non… on, continua-t-il, bien avant cetemps-là, vous irez vous asseoir là-bas, sur l’estrade, à regarderles autres, en belle robe de velours noir. Et ces jolis bras serontdevenus de gros petits bras courts ; vous battrez la mesureavec un éventail bien différent de celui-ci… un éventail tout noir,à monture d’os.

Un frisson sembla le parcourir.

– Vous sourirez, comme ces pauvres chèresvieilles dames, là-haut ; vous montrerez aux autres votrefille, vous raconterez à la personne d’âge mûr assise auprès devous qu’un affreux individu a essayé de l’embrasser au bal duCercle. Et vous aurez le cœur tout endolori, oui, tout endolori –le gros homme la serra encore davantage, comme s’il avait pitié,vraiment, de ce pauvre cœur – à la pensée que personne ne veut plusvous embrasser maintenant. Alors, vous direz que ces parquets ciréssont bien désagréables, qu’il est bien dangereux d’y marcher. Hein,Mademoiselle Pied-Léger ? demanda tout doucement le grosmonsieur.

Leïla répondit d’un petit rire dégagé, maiselle n’avait pas envie de rire. Était-ce vrai, tout cela – était-cepossible ? Cela semblait vrai, terriblement. Ce premier baln’était-il, en somme, que le commencement de son dernier bal ?À cette pensée, la musique parut changer ; elle devint triste,triste ; elle s’éleva sur un grand soupir. Oh ! commetout se transformait vite ! Pourquoi le bonheur ne durait-ilpas toujours ? Toujours n’était pas du tout troplong.

– Je voudrais m’arrêter, dit-elle d’unevoix épuisée.

Le gros monsieur la ramena vers la porte.

– Non, dit-elle, je ne veux pas sortir.Je ne veux pas m’asseoir. Je vais seulement rester là, mercibeaucoup.

Elle s’appuya au mur, tapant du pieddoucement, tiraillant ses gants et essayant de sourire. Mais auplus profond d’elle-même, une petite fille relevait son tablierpar-dessus sa tête et sanglotait. Pourquoi lui avait-on gâté toutson plaisir ?

– Allons, vous savez, dit le gros homme,il ne faut pas me prendre au sérieux, petite Mademoiselle.

– Comme si je risquais de le faire !riposta Leïla, en secouant sa petite tête brune et en suçant salèvre inférieure…

De nouveau, les couples se pavanaient. Lesportes tournantes s’ouvraient, se refermaient. Maintenant, le chefd’orchestre distribuait de nouveaux morceaux de musique. Mais Leïlan’avait plus envie de danser. Elle aurait voulu être à la maison,ou assise sur la véranda à écouter crier les petits hiboux. Quandelle regardait les étoiles à travers les fenêtres obscures, elleslui semblaient avoir de longs rayons comme des ailes…

Mais bientôt un air tendre, suave, ravissantse fit entendre ; un jeune homme aux cheveux bouclés s’inclinadevant elle. Elle allait être obligée de danser, par politesse,jusqu’à ce qu’elle pût rejoindre Meg. Très raide, elle avançajusqu’au milieu de la salle ; très hautaine, elle posa la mainsur la manche de son danseur. Mais, en un instant, au bout d’untour, ses pieds se mirent à glisser, à glisser. Les lumières, lesazalées, les toilettes, les visages roses, les fauteuils develours, tout ne fut qu’une belle roue tournoyante. Et quand soncavalier suivant lui fit heurter le gros monsieur et que le grosmonsieur lui dit : « Oh ! pardon ! » ellelui sourit d’un air plus radieux que jamais. Elle ne l’avait mêmepas reconnu.

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