La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 2

 

Quelques instants après, la porte de derrièrede l’un des bungalows s’ouvrit et une forme revêtue d’uncostume de bain à larges raies s’élança à travers le clos, franchitd’un bond la barrière, se précipita parmi l’herbe touffue, pénétradans le ravin, remonta en trébuchant le coteau sablonneux en pritsa course à toute allure par-dessus les gros cailloux poreux,par-dessus les galets froids et humides, jusqu’au sable dur quiluisait comme de l’huile. Flic-flac ! Flic-flac ! L’eaubouillonnait autour des jambes de Stanley Burnell, tandis qu’ilavançait en pataugeant. Il exultait ; il était le premiercomme d’habitude. Il les avait tous battus, une fois encore. Et ilfit un brusque plongeon pour se mouiller la tête et le cou.

– Salut, ô frère ! Salut à toi, ôPuissant !

Une voix de basse, au velours sonore serépercutait, résonnante au-dessus de l’eau.

Sapristi ! Le diable l’emporte !Stanley se releva pour voir une tête sombre ballottée au loin et unbras levé. C’était son beau-frère, Jonathan Trout… là, devantlui !

– Matinée superbe ! chanta lavoix.

– Oui, très belle, dit brièvementStanley.

Pourquoi diable ce gars-là ne s’en tenait-il àsa partie de la mer ? Pourquoi fallait-il qu’il s’en vîntbarboter jusqu’à ce coin-ci ? Stanley donna un coup de pied,détendit son bras et se mit à nager over arm. MaisJonathan le valait bien. Il le rejoignit, ses cheveux noirs luisantsur son front, sa courte barbe luisante et lisse.

– J’ai eu un rêve extraordinaire, la nuitdernière ! cria-t-il.

Qu’avait-il donc, cet homme-là ? Cettemanie de conversation agaçait Stanley au-delà de toute expression.Et c’était toujours la même chose, toujours quelque ineptie àpropos d’un rêve qu’il avait eu, ou de quelque idée baroque qu’ils’était fourrée dans la tête, ou de quelque ânerie qu’il venait delire. Stanley se retourna sur le dos et lança des coups de piedjusqu’à en devenir un jet d’eau vivant. Mais cela même ne put…

– J’ai rêvé que je me penchais par-dessusune falaise d’une hauteur épouvantable, criant à quelqu’unau-dessous…

– Ça vous ressemblait ! pensaStanley.

Il ne put en endurer davantage. Il cessa defaire jaillir l’eau.

– Dites donc, Trout, fit-il, je suisassez pressé, ce matin.

– Vous êtes QUOI ?

Jonathan était si surpris – ou s’en donnaitl’air – qu’il se laissa sombrer sous l’eau, puis reparutsoufflant.

– Tout ce que je veux dire, repritStanley, c’est que je n’ai pas le temps de… de conter desbalivernes. Je veux en finir. Je suis pressé. J’ai du travail àfaire ce matin… Compris ?

Stanley n’avait pas achevé que Jonathan avaitdisparu.

« – Passez, ami ! » ditdoucement la voix de basse, et il s’esquiva, glissant à traversl’eau presque sans une ondulation… Mais, peste soit del’animal ! Il avait gâté le bain de Stanley. Quel idiot dénuéde tout son bon sens était cet homme-là ! Stanley nagea denouveau vers le large, puis aussi rapidement se remit à nager versla terre et se précipita pour remonter la grève. Il se sentaitfrustré.

Jonathan resta un peu longtemps dans l’eau. Ilflottait en agitant doucement les mains comme des nageoires, enlaissant la mer balancer son long corps parcheminé. C’était un faitcurieux, mais en dépit de tout il aimait bien Stanley Burnell. Ilest vrai qu’il avait parfois une envie perverse de le taquiner, dele cribler de plaisanteries, mais au fond ce garçon-là luiinspirait de la pitié. Il y avait quelque chose de pathétique danssa résolution de tout prendre au sérieux. On ne peut s’empêcher desentir qu’il se ferait rouler un jour, et alors la formidableculbute qu’il ferait ! À cet instant une vague immense soulevaJonathan, le dépassa au galop et vint se briser le long de la plageavec un bruit joyeux. Qu’elle était belle ! Puis une autrearriva. Voilà comment il fallait vivre ! avec insouciance,avec témérité, en se donnant tout entier. Il se remit sur ses piedset commença à regagner le rivage en enfonçant ses orteils dans lesable ferme et ridé. Prendre facilement les choses, ne pasbatailler contre le flot et le jusant de la vie, mais s’abandonnerà eux, voilà ce dont on avait besoin. Vivre, vivre ! Et laparfaite matinée, si fraîche, si charmante, baignantvoluptueusement dans la lumière comme si elle riait à sa proprebeauté, semblait murmurer : « Pourquoipas ? »

Mais à présent qu’il était sorti de l’eau,Jonathan devenait bleu de froid. Tout son corps lui faisait mal,c’était comme si quelqu’un l’avait tordu pour en exprimer le sang.Et remontant la grève à longues enjambées frissonnant, tous sesmuscles tendus, il sentit, lui aussi, que le plaisir de son bainétait gâté. Il y était resté trop longtemps.

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