La Garden-party et autres nouvelles

Il savait, bien entendu – personne ne pouvaitle savoir mieux – qu’il n’avait pas l’ombre d’une chance d’êtreaccepté, pas la plus lointaine. L’idée même d’une chose pareilleétait grotesque. Grotesque au point que, si son père à elle devaitle… bref, quoi que fît son père, lui-même le comprendraitparfaitement. En somme, il n’avait fallu rien de moins que ledésespoir ; rien de moins que le fait d’en être arrivé audernier jour qu’il allait passer en Angleterre avant Dieu saitcombien d’années d’exil, pour lui donner cette audace. Et mêmealors… Il choisit une cravate dans le tiroir de la commode, unecravate à damier crème et bleu, puis il s’assit sur le bord de sonlit. Si elle ripostait : « Quelleimpertinence ! » serait-il étonné ? Nullement,décida-t-il en relevant son col souple pour le rabattre sur lacravate. Il s’attendait à ce qu’elle dise quelque chose comme ça. Àconsidérer froidement cette affaire, il ne voyait pas ce qu’ellepouvait répondre d’autre.

Ça y était ! De ses doigts énervés, ilfit le nœud en face du miroir, aplatit ses cheveux des deux mains,tira les revers de ses poches de jaquette. Il gagnait de cinq à sixcents livres par an à cultiver des fruits, et où… enRhodésia ! Pas de capitaux. Pas un sou d’héritage enperspective. Aucune chance d’accroître ses revenus avant quatre ansau moins. En ce qui concernait la beauté, le prestige personnel etle reste, il n’avait pas le moindre atout dans son jeu. Il nepouvait même pas se prévaloir d’une santé merveilleuse, car sonséjour en Afrique orientale l’avait si complètement démoli qu’ilavait dû prendre six mois de congé. Il était encore pâle à fairepeur – plus même que d’habitude, cet après-midi-là, songeait-il,penché en avant, interrogeant des yeux la glace. Grand Dieu !que lui était-il donc arrivé ? Voilà que ses cheveuxsemblaient presque vert pomme. Sapristi, il n’avait pourtant pasles cheveux verts. Ça, c’était un peu fort ! Alors la lueurverte se mit à trembler dans la glace : c’était le reflet del’arbre au-dehors. Reggie se détourna, tira son porte-cigarettes desa poche ; mais, se rappelant combien sa mère détestait qu’ilfumât dans sa chambre, il le remit à sa place et revint, désœuvré,vers la commode. Non, du diable s’il était capable de découvrir uneseule chose qui fût à son avantage à lui, tandis qu’elle…Ah !… Il s’arrêta net, croisa les bras, s’appuya de tout sonpoids contre le meuble.

Mais, en dépit de la position d’Anne, de lafortune de son père, du fait qu’elle était enfant unique et debeaucoup la jeune fille la plus fêtée du pays ; en dépit de sabeauté, de son intelligence – de l’intelligence ! c’était bienplus encore, il n’y avait rien vraiment qui ne fût à saportée ; il était pleinement convaincu qu’elle aurait, le caséchéant, révélé un génie universel – en dépit de cette circonstanceque ses parents l’adoraient, qu’elle le leur rendait, que, plutôtque de la laisser partir si loin, ils auraient préféré… eh bien, endépit de tout ce qu’il était capable d’imaginer, son amour à luiétait si formidable qu’il ne pouvait s’empêcher d’espérer. Était-cede l’espoir, après tout ? ou cet étrange, ce timide désird’avoir la possibilité de prendre soin d’elle, de veiller à cequ’elle eût tout ce qu’elle pouvait souhaiter, à ce que rien nel’approchât qui ne fût la perfection même – ce désir était-ilseulement de l’amour ? Comme il l’aimait ! Il se serracontra la commode et lui chuchota : « Je l’aime ! jel’aime ! » Et à cet instant, il se trouva avec elle enroute pour Umtali. C’était la nuit. Elle était assise dans un coin,elle dormait. Son menton tendre se nichait dans son col souple, sescils brun doré reposaient sur ses joues. Il contemplait avecadoration son petit nez délicat, ses lèvres parfaites, son oreillesemblable à celle d’un bébé, la bouche dorée qui la cachait à demi.Ils traversaient la brousse. Il faisait chaud et sombre, on étaitloin. Alors, elle se réveillait en disant : « Est-ce quej’ai dormi ? » et il répondait : « Oui. Es-tubien ? Tiens, laisse-moi… » Et il se penchait en avantpour… il se penchait sur elle. C’était une telle félicité qu’il neput rêver plus avant. Mais cette vision lui donna le courage debondir jusqu’en bas, de saisir son chapeau de paille dans levestibule et de dire, en refermant la porte d’entrée :« Enfin, je peux toujours en courir la chance, voilàtout. »

Mais cette chance à courir lui valut presqueaussitôt une secousse au moins désagréable. Sa mère était là,déambulant le long de l’allée du jardin avec Chinny et Biddy, lesvieux pékinois. Naturellement Réginald aimait bien sa mère. Elle…elle avait de bonnes intentions, elle était remarquablementénergique et ainsi de suite. Mais on ne pouvait nier qu’elle ne fûtplutôt austère. Et il y avait eu dans l’existence de Reggie, avantque l’oncle Alick mourût en lui laissant son exploitation, desmoments, de nombreux moments où il s’était senti convaincu que leplus dur châtiment qui pouvait tomber sur un pauvre type était dese trouver fils unique de veuve. Ce qui en augmentait encore larigueur, c’est que sa mère était positivement tout ce qu’ilpossédait au monde. Non seulement elle combinait en quelque sorteune double fonction paternelle et maternelle, mais, avant même queReggie eût promu à ses premières culottes, elle s’était déjàbrouillée avec toute la famille et avec toute celle de son mari. Desorte que, chaque fois que Reggie, là-bas, avait le mal du pays, àrester assis au clair d’étoiles sur sa véranda sombre, tandis quele gramophone cirait : « Qu’est-ce, ô chérie, que vivresans amour ? » son unique vision lui faisait apparaîtresa mère, grande et massive, qui suivait l’allée du jardin dans unbruissement de jupes, les chiens sur ses talons…

Maman, tenant ses ciseaux béants pour trancherla tête de quelque fleurette morte, s’arrêta en voyant Reggie.

– Tu ne sors pas, Réginald ?demanda-t-elle, en voyant qu’il s’y apprêtait.

– Je serai de retour pour le thé, maman,dit lâchement Reggie, enfonçant ses mains dans les poches de sajaquette.

Crac ! Une tête tomba. Reggie faillitfaire un bond.

– J’aurais pensé que tu pouvais réserverton dernier après-midi à ta mère, dit-elle.

Silence. Les pékinois le dévisageaient ;ils comprenaient tout ce que disait sa mère. Biddy s’était couchée,la langue pendante ; elle était si dodue et si luisante,qu’elle ressemblait à un morceau de caramel à moitié fondu. Maisles yeux de porcelaine de Chinny fixaient sur Réginald un regardsombre et il reniflait un peu, comme si l’univers tout entiern’était qu’une odeur déplaisante. Crac ! recommencèrent lesciseaux. Pauvres petites malheureuses ; on leur réglait leurcompte !

– Et où vas-tu donc, si ta mère a ledroit de te le demander ? interrogea maman.

Enfin, ce fut fini, mais Reggie ne ralentitpas son allure avant d’être hors de portée de la vue et à mi-cheminde la maison du colonel Proctor. Ce fut alors seulement qu’ilremarqua quel après-midi superbe il faisait. La pluie était tombéetout le matin, une pluie de fin d’été, chaude, lourde, rapide etmaintenant le ciel était clair, traversé seulement d’une longuefile de petits nuages pareils à des canetons, qui voguaientau-dessus de la forêt. Il y avait juste assez de vent pour fairetomber des arbres les dernières gouttes d’eau ; une tièdeétoile éclaboussa sa main. Flic ! une autre tambourina sur sonchapeau. La route vide miroitait, les haies sentaient l’églantine,et comme les roses trémières, larges et éclatantes, flambaient dansles jardins des chaumières ! Et voilà que c’était la maison ducolonel Proctor ; c’était elle, déjà ! La main de Reggiese posait sur la barrière, son coude heurtait les buissons deseringa ; des pétales, du pollen saupoudraient la manche de saveste. Mais, un instant ! ça marchait vraiment trop vite… Ilavait eu l’intention de réfléchir encore à toute cette affaire.Voyons, du calme ! Mais il remontait l’allée, entre lesénormes buissons de roses. Ça ne peut pas se faire comme ça… Maissa main avait saisi la poignée de la sonnette, l’avait tirée,l’avait mise en branle à toute volée, comme s’il était venu direque la maison brûlait. Par-dessus le marché, la femme de chambredevait être dans le vestibule, car la porte d’entrée s’ouvrit toutà coup et Reggie se trouva enfermé dans le salon vide, avant quecette sacrée sonnette eût cessé de retentir. Chose étrange, quandelle se tut, la vaste chambre obscure, où l’ombrelle de quelqu’ungisait sur le piano à queue, le réconforta – l’excita plutôt. Touty était si tranquille, et pourtant, dans une minute, la porteallait s’ouvrir et son sort se décider. Ce sentiment ressemblait unpeu à celui qu’on éprouve chez le dentiste : c’était presquede l’audace, l’insouciance du danger. Mais en même temps, à sasurprise immense, Reggie s’entendit prononcer :« Seigneur Dieu, tu sais que tu n’as pas fait grand-chose pourmoi… » Cette phrase le fit se ressaisir, lui redonnaconscience du sérieux terrible de la situation. Trop tard. Lebouton de la porte tourna. Anne entra, traversa l’espace d’ombrequi les séparait, lui tendit la main et dit de sa petite voixdouce :

– Je regrette tant que mon père soitsorti. Et maman est en ville pour la journée, à faire la chasse auxchapeaux. Il n’y a que moi pour vous recevoir, Reggie.

Reggie respira convulsivement, serra sonchapeau à lui contre les boutons de sa jaquette etbégaya :

– À vrai dire, je ne suis venu que… quepour dire adieu.

– Oh ! s’écria Anne doucement – elles’écarta un peu de lui et ses yeux gris dansèrent – en voilà unecourte visite !

Puis, le considérant, le menton relevé, elleéclata de rire, un long rire très doux, s’éloigna de lui, alla aupiano et s’y appuya, jouant avec le gland de l’ombrelle.

– Je vous demande pardon, dit-elle, derire comme ça. Je ne sais pas pourquoi ; ce n’est qu’unemauvaise ha… habitude.

Et tout à coup, elle tapa le parquet de sonsoulier gris et tira un mouchoir de sa jaquette de laineblanche.

– Il faut vraiment que je m’en corrige,dit-elle, c’est trop ridicule.

– Grand Dieu, Anne, cria Reggie, maisj’adore vous entendre rire ! Je ne peux rien imaginer deplus…

Mais la vérité, ils le savaient tous deux,c’est qu’elle ne riait pas toujours ; c’est que ce n’était pasdu tout une habitude. Seulement, dès le jour où ils s’étaientrencontrés, dès ce tout premier moment, pour quelque étrange raisonque Reggie aurait bien voulu comprendre, Anne avait ri en levoyant. Pourquoi ? Peu importait où ils se trouvaient et dequoi ils parlaient. Ils commençaient, peut-être, par être aussisérieux que possible, d’une gravité intense – du moins, en ce quile concernait lui – mais ensuite, au milieu d’une phrase, tout àcoup, Anne lui jetait un regard et un petit frémissement rapidepassait sur son visage. Ses lèvres s’en ouvraient, ses yeuxdansaient, elle se mettait à rire.

Une autre circonstance curieuse, c’était, sefigurait Reggie, qu’elle ne savait pas elle-même pourquoi elleriait. Il l’avait vue se détourner, froncer les sourcils,contracter ses joues, joindre et crisper les mains. Mais c’était envain. Le long rire tendre résonnait, même au moment où ellecriait : « Je ne sais pas pourquoi je ris ! »C’était un mystère.

À présent, elle fourrait son mouchoir dans sacachette ; elle disait :

– Asseyez-vous donc. Et fumez, n’est-cepas ? Il y a des cigarettes dans cette petite boîte, à côté devous. Moi aussi, j’en prendrai une.

Il frotta une allumette, la lui offrit et,comme elle se penchait, il vit la petite flamme luire dans la perlede la bague qu’elle portait.

– C’est demain que vous partez, n’est-cepas ? dit Anne.

– Oui, demain, pour de bon, dit Reggie.Et il exhala un petit éventail de fumée. Pourquoi donc était-il sinerveux ? Nerveux était un mot bien insuffisant.

– C’est… c’est joliment difficile de sefigurer ça, ajouta-t-il.

– Oui… n’est-ce pas ? dit Anne avecdouceur. Et elle se pencha en avant et fit rouler le bout de sacigarette tout autour du cendrier vert. Qu’elle était belleainsi ! – belle, belle ! – et si petite dans cet immensefauteuil ! Le cœur de Réginald se gonfla de tendresse, mais cefut sa voix, cette douce voix qui le fit trembler : « Ilme semble que vous êtes ici depuis des années », dit-elle.

Réginald aspira une profonde bouffée de sacigarette.

– C’est lugubre, l’idée de retournerlà-bas, dit-il.

Du fond du silence émergea ce son :Rou-cou-cou-cou-cou…

– Mais vous vous y plaisez, n’est-cepas ? reprit Anne. Elle enroula son collier de perles sur sondoigt.

– Papa disait encore l’autre soir qu’iltrouvait que vous aviez bien de la chance de vous faire une vie àvous.

Elle le regarda. Réginald eut un assez pâlesourire.

– Il ne me semble pas que ma chance soitbien extraordinaire, dit-il d’un ton léger.

Rou-cou-cou-cou résonna de nouveau.Et Anne murmura :

– Vous voulez dire qu’on est solitairelà-bas ?

– Oh ! ce n’est pas la solitude queje redoute, dit Réginald. Et il aplatit avec rage le bout de sacigarette sur le cendrier vert. Je serais capable de résister àn’importe quelle dose de solitude ; et même je l’aimais bien.C’est l’idée de…

Soudain, avec horreur, il se sentitrougir.

Rou-cou-cou !Rou-cou-cou !

Anne se leva d’un bond.

– Venez dire adieu à mes colombes,proposa-t-elle. On les a transportées dans la véranda à côté. Vousaimez les colombes, n’est-ce pas, Reggie ?

– Énormément, dit Reggie avec tant deferveur que, tandis qu’il ouvrit la porte-fenêtre et s’effaçaitpour laisser passer Anne, elle s’élança en courant et alla poufferdevant les colombes.

De-ci, de-là, de-ci, de-là, sur le fin sablerouge qui couvrait le sol de la volière, marchaient les deuxcolombes. L’une devançait toujours l’autre. L’une courait lapremière en poussant un petit cri, l’autre suivait, solennelle, enfaisant des courbettes.

– Vous voyez, expliqua Anne, celle qui vadevant, c’est madame Colombe. Elle regarde monsieur Colombe, ellepousse ce petit éclat de rire, elle court en avant et il la suit ensaluant, en saluant toujours. Et ça la fait rire de nouveau. Ellese sauve et à sa suite, cria Anne en s’asseyant sur ses talons,vient le pauvre M. Colombe, qui salue… et voilà toute leurvie. Ils ne font jamais rien d’autre, vous savez.

Elle se releva et prit des graines jaunes dansun sac sur le toit du colombier.

– Quand vous penserez à elles, là-bas, enRhodésia, Reggie, vous pourrez être certain que voilà ce qu’ellesfont.

Aucun signe n’indiqua que Reggie avait vu lescolombes ou entendu un mot. Pour le moment, il n’avait conscienceque de l’immense effort qu’il fallait pour s’arracher son secret etl’offrir à Anne.

– Anne, croyez-vous que vous pourriezjamais m’aimer un peu ?

C’était fait. C’était fini. Et, dans le petitinstant d’attente qui suivit, Réginald vit le jardin déployé à lalumière, le ciel bleu frémissant, le frisson des feuilles sur lespiliers de la véranda, Anne qui retournait du doigt les grains demaïs sur sa paume. Puis, lentement, elle ferma la main et l’universnouveau s’effaça, tandis que, lentement, elle murmurait :« Non, jamais de cette façon-là. » Mais il eut à peine letemps d’éprouver un sentiment quelconque avant qu’elle s’éloignâtd’un pas rapide. Il la suivit, descendit derrière elle les marches,l’allée du jardin, passa sous les arceaux de roses roses, traversala pelouse à sa suite. Là, le dos tourné à l’éclatante floraisond’une longue plate-bande, Anne fit face à Réginald.

– Ce n’est pas que je n’aie pas beaucoup,beaucoup d’affection pour vous, dit-elle. Je vous aime bien. Mais –ses yeux s’élargirent – pas comme – un frémissement passa sur sonvisage – comme on devrait aimer celui…

Ses lèvres s’entrouvrirent et elle ne puts’arrêter ; elle se mit à rire.

– Là, vous voyez, vous voyez !cira-t-elle, c’est votre cra… cravate à carreaux. Même en ce momentoù on s’attendrait à être solennel pour tout de bon, votre cravateme rappelle, c’est épouvantable, les gros nœuds que les chatsportent dans les images ! Oh ! je vous en prie, je vousen supplie, pardonnez-moi d’être si vilaine !

Reggie s’empara de sa petite main chaude.

– Il ne s’agit pas de vous pardonner,dit-il. Comment pourrait-il être question de pardon entrenous ? Et puis, je crois bien savoir pourquoi je vous faisrire. C’est parce que vous m’êtes tellement supérieure sous tousles rapports que je suis, en quelque sorte, ridicule. Je le vois,Anne. Mais si je pouvais…

– Non, non.

Anne lui serra vigoureusement la main.

– Ce n’est pas ça du tout. Vous voustrompez absolument. Je ne vous suis nullement supérieure. Vousvalez beaucoup mieux que moi. Vous êtes d’une générositémerveilleuse, et… et bon, et simple. Je ne suis rien de tout ça.Vous ne me connaissez pas. J’ai le plus abominable caractère, ditAnne. Je vous en prie, ne m’interrompez pas. Du reste, ce n’est pasde ça qu’il s’agit. Ce qui importe – elle secoua la tête – c’estque je serais incapable d’épouser un homme qui me ferait rire. Vousle comprenez, bien sûr. L’homme que j’épouserai… murmura Anne toutdoucement.

Elle s’arrêta net. Elle retira sa main et,regardant Reggie, elle sourit d’un sourire étrange, plein derêve.

– L’homme que j’épouserai…

Et il sembla à Reggie qu’un étranger, grand,beau et brillant passait devant lui, prenait sa place – un hommepareil à celui qu’il avait vu souvent avec Anne, au théâtre, quisurgissait on ne savait d’où sur la scène, pour saisirsilencieusement l’héroïne dans ses bras, et après un seul longregard chargé de passion, l’emporter où il lui plaisait…

Reggie baissa la tête devant sa vision :« Oui, je vois », dit-il d’une voix enrouée.

– Vraiment ? dit Anne. Oh !j’espère que vous comprenez. Parce que j’ai tant de remords de toutça. C’est si difficile d’expliquer. Vous savez que je n’aijamais…

Elle se tut. Reggie la regarda. Ellesouriait.

– N’est-ce pas que c’est drôle ?dit-elle. Je peux vous dire n’importe quoi. Je vous ai toujourstout dit dès le premier jour.

Il essaya de sourire, de répondre :« J’en suis bien heureux ». Elle continua :

– Je n’ai jamais connu personne pour quij’aie autant d’affection que pour vous. Jamais je ne me suis sentieaussi heureuse avec n’importe qui. Mais je suis sûre que ce n’estpas là ce que veulent dire les gens, ou les livres, quand ilsparlent d’amour. Comprenez-vous ? Oh ! si vous saviezseulement à quel point je me sens vilaine envers vous. Mais nousressemblerions à… à monsieur et madame Colombe.

Le coup était porté. Il parut définitif àRéginald et la vérité de ce mot, si terrible qu’il put à peinel’endurer. « N’insistez pas », dit-il, et il se détournad’Anne, regardant de l’autre côté de la pelouse. Là-bas, on voyaitla maisonnette du jardinier, avec l’yeuse au sombre feuillageplanté près d’elle. Humide, bleue, arrondie en forme de pouce, unefumée transparente émergeait de la cheminée. Elle n’avait pas l’airnaturelle. Que sa gorge lui faisait mal ! Pourrait-ilparler ? Il fit un effort : « Il faut que je rentreà la maison », croassa-t-il, et il se mit à traverser lapelouse. Mais Anne lui courut après.

– Non, ne partez pas. Vous ne pouvez pasvous en aller encore, implora-t-elle. Il n’est pas possible quevous me laissiez avec des sentiments pareils.

Elle levait vers lui de grands yeux, fronçaitles sourcils, se mordait la lèvre.

– Oh ! ça va, dit Reggie, sesecouant. Je finirai… je finirai par…

Et il agita la main comme pour achever« par oublier tout ça ».

Les mains jointes elle se dressa devantlui.

– Vous voyez, bien sûr, que ce serait unechose fatale pour nous de nous marier, n’est-ce pas ?

– Oh ! parfaitement, parfaitement,dit Reggie, la fixant avec des yeux hagards.

– Que ce serait une erreur, un crime,avec les sentiments que j’ai ? Je veux dire, pour monsieur etmadame Colombe, cela va tout seul. Mais figurez-vous ça, dans lavraie vie… figurez-vous !

– Oh ! absolument, dit Reggie. Et ilse mit à marcher. Mais Anne l’arrêta encore. Elle le tira par lamanche et, cette fois, à son grand étonnement, au lieu de rire,elle fit la mine d’une petite fille qui va pleurer.

– Alors pourquoi, si vous comprenez,êtes-vous si mal… malheureux ? gémit-elle. Pourquoiprenez-vous ça tellement à cœur ? Pourquoi avez-vous un airsi, si terr… terrible ?

Reggie avala sa salive et, de nouveau fit legeste d’écarter quelque chose.

– Je n’y peux rien, dit-il, j’ai reçu uncoup. Si je file tout de suite, je serai capable de…

– Comment pouvez-vous parler de filertout de suite ? riposta Anne avec dédain.

Elle tapa du pied en le regardant ; sesjoues étaient cramoisies.

– Comment pouvez-vous être sicruel ? Je ne peux pas vous laisser partir, sans être certaineque vous êtes absolument aussi heureux qu’avant de me demander devous épouser. Vous devez comprendre cela, pour sûr, c’est sisimple.

Mais, à Réginald, la chose ne paraissait passimple du tout ; elle semblait d’une impossibledifficulté.

– Même si je ne peux pas vous épouser,comment voulez-vous que je me dise que vous êtes là-bas si loin,sans personne à qui écrire, excepté votre terrible mère, et quevous êtes malheureux et que, tout ça, c’est ma faute ?

– Ce n’est pas votre faute. Ne le pensezpas. C’est le destin, voilà tout.

Reggie prit la main d’Anne sur sa manche, lasouleva, la baisa.

– Ne me plaignez pas, chère petite Anne,dit-il doucement. Et cette fois-là, il courut presque en descendantl’allée, sous les arceaux de roses.

Rou-cou-cou-cou !Rou-cou-cou-cou ! résonna sous la véranda. Et du jardinvint un cri : « Reggie ! Reggie ! »

Il s’arrêta, il se retourna. Mais, quand ellevit son air timide, étonné, elle eut un petit rire.

– Revenez, monsieur Colombe ! ditAnne.

Et Réginald, lentement, retraversa lapelouse.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer