La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 12

 

Au même instant, dans la rue au-dessous unorgue de Barbarie commença à jouer. Joséphine et Constance sedressèrent ensemble, d’un bond.

– Cours, Connie, dit Joséphine, coursvite. Il y a une pièce de dix sous sur la…

Alors, elles se rappelèrent. Cela ne faisaitplus rien. Jamais plus il ne faudrait arrêter le joueur d’orgue.Jamais plus elles ne s’entendraient dire d’envoyer ce sapajou-làfaire son vacarme ailleurs. Jamais plus ne résonnerait ce violentet étrange mugissement par lequel papa témoignait qu’à son aviselles ne se pressaient pas assez. Le musicien pouvait bien jouer làtout le jour, la canne ne taperait pas sur le plancher.

Elle ne tapera plus jamais,

Elle ne tapera plus jamais,

chantait l’orgue de Barbarie.

À quoi songeait Constance ? Elle avait unsi singulier sourire ; elle semblait toute changée. Il n’étaitpas possible qu’elle eût envie de pleurer.

– Jou, Jou, dit-elle doucement, enserrant les mains l’une contre l’autre, sais-tu quel jourc’est ? C’est samedi. Il y a une semaine aujourd’hui, tout unesemaine.

Une semaine qu’il est mort,

Une semaine qu’il est mort,

criait l’orgue. Et Joséphine, elle aussi,oublia d’être raisonnable et sensée ; elle souriait vaguement,étrangement. Sur le tapis indien tombait un rectangle de soleild’un rouge pâle ; il apparaissait, disparaissait, revenait –puis il resta, devint plus intense – enfin il prit un éclat presquedoré.

– Le soleil se montre, dit Joséphine,comme si ce fait eût été vraiment important.

Une véritable fontaine de notes rebondissantesjaillit de l’orgue, des notes rondes et claires, éparpillées auhasard. Constance tendit ses grandes mains froides comme pour lessaisir ; puis ses mains retombèrent. Elle alla vers lacheminée où son Bouddha, son favori, était posé. Et l’image depierre et d’or dont le sourire lui causait toujours un sentiment siétrange, une douleur presque, mais une douleur délicieuse, luiparut aujourd’hui faire plus que sourire. Il savait quelquechose ; il avait un secret. « Je sais ce que tu ne saispas », disait son Bouddha. Oh ! qu’est-ce que c’étaitdonc, qu’est-ce que cela pouvait être ? Mais pourtant, elleavait toujours eu l’intuition qu’il il y avait… quelque chose.

Le soleil pénétrait par la fenêtre,s’insinuait comme un voleur, jetait ses éclairs de clarté sur lesmeubles, sur les photographies. Joséphine l’observait. Quand ilparvint à la photographie de sa mère, celle qui était agrandie,au-dessus du piano, il s’y attarda comme s’il était un peudéconcerté de s’apercevoir que si peu de chose restait de maman, àpart les boucles d’oreilles en forme de minuscules pagodes et unboa de plumes noirs. Pourquoi donc, se demandait Joséphine, lesphotographies des personnes mortes se fanent-elles toujours commeça ? Dès que quelqu’un meurt, sa photographie meurt aussi.Mais, évidemment, celle de maman était très vieille. Elle dataitd’il y avait trente-cinq ans. Joséphine se souvenait d’avoir grimpésur une chaise et d’avoir dit à Constance, en lui montrant ce boade plumes, que c’était un serpent, qui avait tué leur mère, àCeylan… Si elle n’était pas morte, est-ce que tout aurait étédifférent ? Elle ne voyait pas pourquoi. Tante Florence étaitvenue vivre chez eux jusqu’à ce qu’elles eussent quitté lapension ; on avait déménagé trois fois, on avait pris desvacances chaque année et puis… et puis il y avait eu deschangements de domestiques, naturellement.

De petits moineaux, des oisillons tout jeunesà en juger par leur cri, pépiaient au rebord de la fenêtre.Yip-iyip-yip. Mais il semblait à Joséphine que cen’étaient pas des moineaux, que le son ne venait pas de la croisée.C’était en elle qu’il gémissait, ce bizarre petit bruit, de quelquechose qui pleure. Yip-iyip-yip. Ah ! qu’est-ce quipleurait donc, si faible et solitaire ?

Si maman avait vécu, se seraient-ellesmariées ? Mais il n’y avait eu personne pour les épouser. Lesamis de papa aux Indes, avant qu’il se fût brouillé avec eux ?Depuis, elle et Constance n’avaient jamais vu un seul célibataire,excepté des pasteurs. Comment s’y prenait-on pour rencontrer deshommes ? Si même elles en avaient vu, comment arriver à lesconnaître assez bien pour qu’ils cessent d’être desétrangers ? Dans les livres qu’on lisait, les gens avaient desaventures, des inconnus vous suivaient et ainsi de suite. Maispersonne ne les avait jamais suivies, elle et Constance. Oh !si, il y avait eu une année, à Eastbourne, dans leur pension defamille, quelqu’un de mystérieux qui avait posé une lettre sur lacruche d’eau chaude, devant la porte de leur chambre ! Maislorsque Constance l’avait découverte, la vapeur avait tellementdélavé l’écriture qu’elles n’avaient pas pu lire ; même pasdéchiffrer à laquelle des deux le billet était adressé. Etl’étranger était parti le jour suivant. Et c’était tout. Le restede la vie s’était passé à s’occuper de papa, tout en évitant de setrouver sur son chemin. Mais à présent ? À présent ? Lesoleil, se faufilant comme un voleur, frôla doucement Joséphine.Elle releva son visage. Les tendres rayons l’attiraient vers lafenêtre.

Jusqu’à ce que l’orgue cessât de jouer,Constance resta devant le Bouddha, rêvant, mais non pas commed’habitude, non pas perdue dans le vague. Cette fois-ci, sa rêverieressemblait à un désir nostalgique. Elle se souvenait des momentsoù elle était entrée dans cette chambre, où elle s’était glisséehors de son lit en chemise, quand la lune était pleine, où elles’était couchée sur le tapis, les bras étendus, comme si elle étaitcrucifiée. Pourquoi ? C’était la grande lune pâle qui l’yavait forcée. Sur le paravent sculpté, les horribles danseurs luiavaient jeté des regards en coulisse et elle n’y avait pas prisgarde. Elle se rappelait aussi qu’à chacun de leurs séjours au bordde la mer, elle s’en était allée toute seule s’asseoir aussi prèsde l’eau que possible et qu’elle chantait quelque chose, quelquechose qu’elle inventait, et parcourant des yeux ces flots inquiets.Elle avait eu cette autre existence, passée à faire des courses, àrapporter des provisions dans des sacs, à aller chercher dans lesmagasins des objets à condition, à les examiner avec sa sœur, à leséchanger contre d’autres, toujours à condition, à servir les repasde papa sur un plateau, à essayer de ne pas mettre papa en colère.Mais tout cela semblait avoir eu lieu dans une espèce de tunnel.Cela n’avait aucune réalité. Quand elle sortait du tunnel pour seplonger dans le clair de lune, pour s’asseoir auprès de la mer ous’enfoncer dans un orage, alors seulement elle sentait qu’elleétait vraiment elle-même. Qu’est-ce que cela signifiait ?Qu’était-ce donc qui lui manquait toujours ? À quoi tout celamenait-il ? Et maintenant ? Maintenant ?

Elle se détourna du Bouddha avec un de sesgestes vagues. Elle alla vers le coin où Joséphine restait debout.Elle voulait lui dire quelque chose, quelque chose d’excessivementimportant à propos de – à propos de l’avenir et de ce qu’il…

– Ne crois-tu pas que, peut-être…commença-t-elle. Mais Joséphine l’interrompit.

– Je me demandais, murmura-t-elle, si, àprésent…

Elles se turent ; elles s’attendaientmutuellement.

– Continue donc, Connie, ditJoséphine.

– Non, non, Jou ; après toi, ditConstance.

– Non, dis ce que tu allais dire. Tu ascommencé.

– Je… j’aimerais mieux savoir, d’abord,ce que tu allais dire, toi.

– Ne fais pas la sotte, Connie.

– Bien vrai, Jou.

– Connie !

– Oh ! mais, Jou !

Silence. Alors Constance dit, d’une voixindistincte :

– Je ne peux pas dire ce que j’allaisdire, Jou, parce que j’ai oublié ce que c’était… ce que c’était quej’allais dire.

Joséphine resta muette un moment. Elleregardait fixement un gros nuage à l’endroit où le soleil avaitbrillé. Puis, elle répliqua brièvement :

– Moi aussi, j’ai oublié.

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