La Garden-party et autres nouvelles

Il semblait à la petite foule rassemblée surle quai que le paquebot ne bougerait plus jamais. Il gisait là-bas,immense, immobile sur l’eau grise et plissée ; une volute defumée se déroulait au-dessus de lui ; un grand vol de goélandsplanait avec des cris et plongeait après les détritus qui tombaientdes cuisines à l’arrière. On pouvait tout juste apercevoir depetits couples qui paradaient – comme des mouches minusculesparcourant un plat posé sur une nappe grisâtre et froissée.D’autres mouches se pressaient et fourmillaient tout au bord. Detemps à autre, sur le pont inférieur, quelque chose de blancluisait – le tablier du cuisinier ou peut-être d’une femme dechambre. Parfois une microscopique et noire araignée escaladait encourant l’échelle de la passerelle.

Au premier rang de la foule, un home d’âgemûr, robuste, très bien et très confortablement habillé, enpardessus gris, avec une écharpe de soie grise, des gants épais, unchapeau de feutre sombre, se promenait de long en large, en faisanttournoyer son parapluie bien roulé. On aurait dit qu’il était lechef de la petite troupe sur le quai et qu’en même temps ill’empêchait de se disperser. Il semblait tenir à la fois le rôle duchien et du berger.

Mais quelle folie, quelle folie de sa part den’avoir pas apporté de lorgnette ! Dans toute cette bande debadauds, pas une paire de jumelles !

– C’est vraiment curieux, monsieur Scott,que pas un seul d’entre nous n’ait pensé à des jumelles ! Onaurait pu les asticoter un peu là-bas. On aurait pu leur lancerquelques petits signaux : « N’hésitez pas à débarquer,les indigènes son inoffensifs. » Ou encore : « Onvous fera bon accueil. Tout est pardonné ». Quoi ?Hein ?

Le regard de M. Hammond, ce regard vif,impatient, si inquiet et pourtant si amical et si confiant,s’adressait à tout le monde sur le quai, allait même chercher cesvieux bonshommes qui flânaient le long des passerelles. Ilssavaient, tous ces braves gens, que madame Hammond arrivait par lepaquebot et, dans sa formidable agitation, son mari ne doutait pasun instant que ce merveilleux événement ne les touchât aussi. Il enétait tout attendri à leur égard. C’était bien, décida-t-il, lafoule la plus sympathique qu’il eût jamais vue. Et ces vieuxgaillards, là-bas, près des passerelles, quels beaux lurons,solides, bien plantés. Quels torses, sapristi ! Et il élargitses épaules, fourra ses mains gantées dans ses poches, se balançasur ses talons.

– Eh oui, ma femme a passé dix mois enEurope. Elle était en visite chez notre fille aînée, que nous avonsmariée, l’an dernier. Je l’avais accompagnée ici, moi-même, aussij’ai pensé que je ferais bien de venir la chercher. Oui, oui,oui.

De nouveau, il plissa les paupières sur sesyeux gris et vifs, scrutant d’un regard rapide, anxieux, lepaquebot immobile. Puis il déboutonna encore son pardessus ;il tira sa montre plate, pâle et jaune, et pour la vingtième, lacinquantième, la centième fois, il refit son calcul.

– Voyons un peu, à présent. Le canot duservice de santé est parti à deux heures quinze. À deux heuresquinze. Il est maintenant exactement quatre heures vingt-huit.C’est-à-dire que le docteur est à bord depuis deux heures treizeminutes. Deux heures treize minutes ! U… u… uh !

Un petit bruit bizarre, presque un coup desifflet, s’échappa de ses lèvres et il referma brusquement leboîtier de sa montre.

– Mais il me semble que, s’il y avait euquelque chose d’anormal, on nous aurait prévenus – n’est-ce pas,monsieur Gaven ?

– Oh ! certainement, monsieurHammond. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de… de se faire du souci,dit M. Gaven en tapant sa pipe contre la semelle de sonsoulier. Mais tout de même…

– Évidemment ! évidemment !cria M. Hammond. C’est bigrement embêtant !

Il fit quelques pas rapides de long en largeet revint à sa place, entre M. et Mme Scott etM. Gaven. « Avec cela, il commence à faire noir »,et il agita son parapluie roulé, comme pour inviter le crépuscule àavoir au moins la décence d’attendre un peu. Mais l’ombredescendait lentement, s’étendant sur l’eau peu à peu, comme unetache. La petite Jeannie Scott tira sa mère par la main.

– Je voudrais mon thé, maman !gémit-elle.

– Ça se comprend, dit M. Hammond. Jeme doute bien que toutes ces dames en font autant.

De nouveau, son bon regard, ému, presquecompatissant, les réunit toutes. Il se demanda si Janey prenait unedernière tasse de thé là-bas, dans le salon du paquebot. Ill’espérait ; il ne le croyait pas. Ce serait bien d’elle de nepas vouloir quitter le pont. En ce cas, peut-être que le garçon deservice lui en apporterait une tasse. S’il avait été là, c’est luiqui serait allé lui en chercher – il en aurait bien trouvé lemoyen. Un instant, if fut sur ce pont, debout près d’elle,regardant sa petite main s’arrondir autour de la tasse avec cegeste qu’elle avait, tandis qu’elle buvait la seule goutte de théqu’il fût possible de se procurer à bord…

Puis, il se trouva de retour sur lequai ; Dieu seul savait quand ce maudit capitaine en auraitfini de traînasser dans la rade. M. Hammond fit un nouveautour, de long en large, de haut en bas. Il alla jusqu’à la stationdes voitures pour s’assurer que son cocher n’avait pasdisparu ; il s’en revint vers le petit troupeau blotti àl’abri des couffes de bananes. La petite Jeannie réclamait encoreson thé. Pauvre gosse ! Il regretta de ne pas avoir un bout dechocolat dans sa poche.

– Hé, Jeannette ! dit-il.Voulez-vous grimper là-haut ?

Doucement, sans effort, il souleva la petitefille et la posa sur un tonneau. La tenir, l’empêcher de chancelerlui fut un soulagement incroyable, lui allégea le cœur.

– Tenez-vous bien, dit-il, en gardant unbras passé autour d’elle.

– Oh ! ne vous dérangez pas pourJeannie, monsieur Hammond ! pria madame Scott.

– Pas du tout, Madame. Ce n’est pas unepeine, c’est un plaisir. Jeannie et moi sommes une paire d’amis,n’est-ce pas, Jeannette ?

– Oui, monsieur Hammond, répondit lapetite fille. Et elle passa le doigt dans le pli de son chapeau defeutre.

Tout à coup, elle lui saisit l’oreille etpoussa un grand cri : « Regardez, monsieur Hammond !Le voilà qui marche ! Regardez ! Il va entrer dans leport ! »

Bon Dieu, c’était vrai ! Enfin !Lentement, lentement, le navire virait de bord. Au loin, sur l’eauune cloche sonna et un grand jet de vapeur jaillit dans l’air. Lesgoélands s’envolèrent ; ils se dispersèrent, comme des boutsde papier blanc. M. Hammond n’aurait pu dire si cettepalpitation profonde venait des machines du paquebot ou de sonpropre cœur. Quoi qu’il en fût, il dut faire un effort pourrésister. Au même instant, le vieux Johnson, le capitaine de port,arriva à grands pas le long du quai, avec une serviette de cuirsous le bras.

– Jeannie ne risque rien, ditM. Scott ; je vais la tenir.

Il eut juste le temps de la saisir.M. Hammond avait oublié Jeannie ; il s’élançait à larencontre du vieux capitaine Johnson.

– Eh bien, capitaine ! Et sa voixrésonna de nouveau, impatiente, énervée. Vous avez fini par avoirpitié de nous !

– Ce n’est pas moi qui suis à blâmer,monsieur Hammond, souffla le vieil officier, les yeux rivés aupaquebot. Vous avez madame Hammond à bord, pas vrai ?

– Oui, oui, répondit l’autre, restant àcôté du maître de port, ma femme est là-bas. Ah ! ah ! Çane sera pas long, à présent.

Le timbre de son téléphone résonnant sanscesse, le ronflement de son hélice emplissant l’air, le grandtransatlantique fonçait sur eux ; et il tranchait si nettementl’eau sombre que de grands copeaux blancs frisaient de chaque côté.Hammond ôta son chapeau ; il parcourut les ponts duregard ; les passagers s’y entassaient. Il agita son chapeau,en hurlant un bruyant et bizarre :

« Holà ! » vers le navire. Puisil se retourna, éclata de rire et dit quelque chosed’inintelligible au vieux capitaine Johnson.

– Vous l’avez vue ? demanda lemaître de port.

– Non, pas encore. Du calme – attendez unpeu !

Et tout à coup, coincé entre deux grandsimbéciles de lourdauds et leur criant « Ôtez-vous donc un peudu chemin ! » il fit signe avec son parapluie ; ilvoyait une main levée – un gant blanc qui agitait un mouchoir.Encore un instant et – merci, mon Dieu, merci ! – ce fut elle.C’était Janey. C’était madame Hammond, oui, oui, oui… debout auprèsdu bastingage, souriant, saluant de la tête, secouant sonmouchoir.

– Allons, c’est épatant – épatant !Eh bien, eh bien, eh bien !

Il en tapait du pied, c’est un fait. D’ungeste prompt comme l’éclair, il tira son étui à cigares et l’offritaux vieux capitaine Johnson. « Un cigare, capitaine ! Ilsne sont pas mauvais. Prenez-en deux. Tenez – et il vida tous lescigares de l’étui dans la main du maître de port – j’en ai unecouple de boîtes à l’hôtel.

– Merci bien, monsieur Hammond, dit lavoix oppressée du vieux capitaine.

Hammond fourra de nouveau l’étui dans sapoche. Ses mains tremblaient, mais il s’était ressaisi. Il étaitcapable d’affronter Janey. Elle était là-bas, appuyée aubastingage, en train de causer avec une femme et, en même temps,elle l’observait, lui ; elle était prête. Tandis que legouffre liquide se rétrécissait, il fut frappé de la voir si menuesur cet énorme navire. Il eut le cœur tordu d’une telle crispationqu’il en aurait crié. Qu’elle semblait petite pour avoir accomplitoute seule ce long, ce double voyage ! Pourtant, commec’était bien d’elle ! Comme c’était bien de Janey ! Elleavait le courage d’un… Voilà que les hommes de l’équipage s’étaientavancés, avaient séparé les passagers ; ils avaient rabattu lalisse pour jeter les passerelles.

Les voix sur la rive et les voix à bords’élancèrent, échangeant les paroles d’accueil.

– Tout va bien ?

– Tout va bien !

– Comment va maman ?

– Beaucoup mieux.

– Holà, Jeannie !

– Ohé ! tante Émilie !

– Avez-vous fait bon voyage ?

– Magnifique !

– Ça ne sera pas long, à présent.

– Pas long à présent.

Les machines stoppèrent. Lentement, lepaquebot vint se ranger le long du quai.

– Faites place, là-bas – place –place !

Et les hommes de service sur le wharfs’élancèrent à la course, traînant les lourdes passerelles. Hammondfit signe à Janey de rester en place. Le vieux capitaine de ports’avança ; il le suivit. Quant à « laisser passer d’abordles dames » ou des niaiseries de ce genre, l’idée ne lui envint pas.

– Après vous, capitaine ! cria-t-ild’un ton chaleureux. Et, aux talons du vieux marin, il parcourut àgrands pas la passerelle, tout droit vers Janey, et ses brasl’étreignirent.

– Eh bien, eh bien, eh bien ! Oui,oui ! Nous y voilà enfin, bégaya-t-il. Ce fut tout ce qu’ilput dire. Puis Janey émergea, et sa petite voix fraîche – la seulevoix qui existât pour lui en ce monde – prononça :

– Eh bien, mon chéri ! As-tu attendulongtemps ?

Non ; non, pas longtemps. Ou bien, entout cas, peu importait. C’était fini maintenant. Mais le grandpoint c’était qu’il avait une voiture, attendant au bout du quai.Était-elle disposée à partir ? Son bagage était-il prêt ?En ce cas, ils pouvaient filer tout de suite avec ses malles decabine et envoyer le reste au diable jusqu’au lendemain. Il sepencha sur elle, elle leva les yeux avec son demi-sourirecoutumier. Elle était restée la même. Pas changé du tout. Tellequ’il l’avait toujours connue. Elle posa sa petite main sur lamanche de son mari.

– Comment vont les enfants, John ?demanda-t-elle.

(Au diable les enfants !)

– Tout à fait bien. Mieux qu’ils n’ontjamais été.

– M’ont-ils écrit ?

– Oui, oui – naturellement. J’ai laisséleurs lettres à l’hôtel pour que tu les savoures plus tard.

– Nous ne pouvons pas nous en aller sivite que ça, dit-elle. Il y a des gens auxquels je dois faire mesadieux… et puis, il y a le capitaine.

La figure de M. Hammond s’allongea ;elle lui serra le bras d’une petite étreinte sympathique.

– Si le capitaine quitte la passerelle,je voudrais que tu le remercies d’avoir eu tant d’attentions pourta femme.

Ma foi, il la tenait à présent. Si ellevoulait rester dix minutes de plus. Tandis qu’il cédait, elle setrouva entourée. Tous les passagers de première semblaient vouloirprendre congé de Janey.

– Adieu, chère, chère madameHammond ! Et la prochaine fois que vous viendrez à Sydney, jecompte absolument sur vous.

– Madame Hammond, ma chérie ! vousn’oublierez pas de m’écrire, n’est-ce pas ?

– Ah ! vraiment, Madame, je medemande ce que cette traversée aurait été sans vous.

C’était clair comme le jour qu’elle avait faitla conquête de tout le monde à bord. Et elle prenait tout ça… justecomme d’habitude. Avec un calme absolu. De son petit air ordinaire.C’était si bien Janey ; là, debout, son voile rejeté enarrière. Hammond ne remarquait jamais comment sa femme étaithabillée ; ce qu’elle portait lui était bien égal. Maisaujourd’hui, pourtant, il s’aperçut qu’elle avait un tailleur noir– c’est bien ainsi que ça s’appelle ? – avec des machinsblancs, des garnitures sans doute, au col et aux manches. Pendantce temps, Janey le passait à la ronde :

– John, mon chéri !

Ensuite : – Je veux te présenter à…

Ils finirent par s’échapper et elle l’emmenadans sa cabine. La suivre le long du couloir qu’elle connaissait sibien, qui lui était, à lui, si peu familier ; écarter aprèselle la portière verte, pénétrer dans la chambre qui avait été lasienne lui donna un bonheur exquis. Mais voilà que – peste soitd’elle ! – la femme de chambre était là, à genoux par terrebouclant la courroie des couvertures.

– C’est fini, madame Hammond, dit-elle,en se levant et en rabattant ses manchettes.

De nouveau, on le présenta, puis Janey et lafemme de chambre disparurent dans le corridor. Il entenditchuchoter ; il supposa qu’elle réglait l’affaire du pourboire.Il s’assit sur le divan rayé et ôta son chapeau. Voilà lescouvertures de voyage qu’elle avait emportées ; on les auraitcru neuves. Tout son bagage avait l’air pimpant,irréprochable ; les étiquettes étaient de sa belle petiteécriture si nette : « Madame John Hammond. »

« Madame John Hammond ! » Ilpoussa un long soupir de contentement et se renversa en arrière,les bras croisés. C’en était fini de l’effort. Il eut le sentimentqu’il pourrait rester là, éternellement, à soupirer de joie d’êtredélivré – délivré de cet horrible tiraillement, de cette tension,de cette étreinte qui lui serrait le cœur ! Le danger étaitpassé : telle était son impression. On se retrouvait sur laterre ferme.

Mais, à cet instant, Janey passa sa tête aucoin de la porte.

– Mon chéri… si ça t’est égal ?… Jevoudrais seulement aller dire adieu au docteur.

Hammond se leva vivement.

– Je t’accompagne.

– Non, non, dit-elle. Ne te dérange pas.Je préfère. Je ne resterai pas même une minute.

Avant qu’il pût répondre, elle était partie.Il eut presque envie de courir après elle ; mais, au lieu dele faire, il se rassit.

Était-ce bien sûr qu’elle ne resterait paslongtemps ? Quelle heure était-il à présent ? La montresurgit ; il regarda fixement le vide. Janey était un peudrôle, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas avoir chargé la femme dechambre de transmettre ses adieux ? Pourquoi s’en aller aprèsle médecin du bord ? Elle aurait, même, bien pu écrire un motde l’hôtel, si l’affaire était urgente. Urgente ? Est-ce que –se pouvait-il qu’elle eût été malade en route ? Elle luicachait quelque chose. C’était ça ! Il empoigna son chapeau.Il s’en allait trouver ce gaillard-là et lui arracher la vérité àtout prix. Il croyait bien avoir remarqué quelque chose, un rien.Elle était un tout petit peu trop calme – trop maîtressed’elle-même. Dès le premier instant…

La tringle des rideaux résonna. Janeyrevenait. Il se leva d’un bond.

– Janey, as-tu été malade pendant cettetraversée ? Oui, c’est ça !

– Malade ?

Sa petite voix légère le raillait. Elleenjamba les couvertures roulées, vint tout près, lui toucha dudoigt la poitrine, le regarda.

– Mon chéri, dit-elle, ne me fais paspeur ! Naturellement, je n’ai pas été malade ! Qu’est-cequi peut te le faire croire ? Ai-je mauvaise mine ?

Mais Hammond ne la voyait pas. Il sentaitseulement qu’elle le regardait et qu’il n’avait besoin de setourmenter de rien. Elle était là pour s’occuper des choses.C’était parfait. Tout allait bien.

La douce pression de sa main était siapaisante qu’il posa la sienne sur ses doigts pour les retenir là.Et elle dit :

– Reste tranquille. Je veux te regarder.Je ne t’ai pas encore vu. Tu t’es fait tailler la barbe à laperfection et tu as l’air… plus jeune, je trouve, et certainementplus mince. La vie de garçon te réussit.

– Me réussit !

Il gémit de tendresse et la serra de nouveaucontre lui. Et de nouveau, comme toujours, il eut le sentimentqu’il tenait là quelque chose qui n’était jamais tout à fait à lui– à lui. Quelque chose de trop délicat, de trop précieux, quis’envolerait dès qu’il le laisserait aller.

– Pour l’amour de Dieu, partons pourl’hôtel afin de pouvoir être seuls.

Et il sonna vigoureusement pour dire qu’on sedépêchait d’enlever les bagages.

*

**

Quand ils redescendirent le quai ensemble,elle prit son bras. Voilà qu’il l’avait à son bras, denouveau ! Et quelle différence cela faisait, de monter envoiture avec elle, de jeter sur leurs genoux à tous deux lacouverture à raies jaunes et rouges, de dire au cocher qu’ilfallait aller vite parce qu’ils n’avaient encore pris le thé nil’un ni l’autre. Il n’aurait plus à se passer de son thé où à se leverser lui-même. Elle était revenue. Il se tourna vers elle, luiserra fort la main, dit tendrement, malicieusement, de cette voixqu’il n’avait que pour elle : « Tu es contente de rentrezchez toi, mon petit ? » Elle sourit ; elle ne pritmême pas la peine de répondre, mais, doucement, elle écarta la mainde son mari, comme ils arrivaient à des rues mieux éclairées.

– Nous avons la plus belle chambre del’hôtel, dit-il. Je n’ai pas voulu m’en laisser donner une autre.Et j’ai demandé à la femme de chambre d’allumer une flambée, au casoù tu aurais un peu froid. C’est une brave fille, gentille, pleined’attentions. Et puis, j’ai pensé que, du moment que nous étionsici, nous n’allions pas nous tracasser pour rentrer demain à lamaison, mais que nous passerions la journée à nous promener et quenous partirions le matin d’après. Cela te va-t-il ? Inutile dese presser n’est-ce pas ? Les enfants t’auront bien assez tôt…Je me suis dit qu’un jour passé à visiter la ville pourrait êtreune agréable étape de ton voyage, hein, Janey ?

– As-tu pris les billets pouraprès-demain ? demanda-t-elle.

– Je crois bien !

Il déboutonna son pardessus, sortit sonportefeuille gonflé de papiers.

– Nous y voilà ! J’ai fait réserverun compartiment de première pour Salisbury. Voici le ticket :« M. et Mme John Hammond. » J’aipensé que nous pouvions bien nous donner un peu de confort et puis,nous ne tenons pas à ce que d’autres personnes viennent se fourrerentre nous, pas vrai ? Mais si tu avais envie de rester ici unpeu plus longtemps…

– Oh ! non ! dit vivementJaney. À aucun prix ! Après-demain, alors. Et lesenfants ?…

Mais ils étaient arrivés à l’hôtel. Le gérantse trouvait sous le vaste porche tout illuminé. Il descendit lesmarches pour les recevoir. Un garçon accourut du vestibule pourprendre leurs malles.

– Eh bien, monsieur Arnold, voilà enfinmadame Hammond !

Le gérant les escorta lui-même à travers lehall et pressa le timbre de l’ascenseur. Hammond savait que descopains à lui, des relations d’affaires, étaient là, assis devantles petites tables du hall, à boire des apéritifs avant ledîner ? Mais il n’allait pas risquer d’être arrêté ; ilne regarda ni à droite, ni à gauche. Qu’ils en pensent ce qu’ilsvoudront ! S’ils ne comprennent pas, ce ne sont que desimbéciles – et, sortant de l’ascenseur, il ouvrit la porte de leurchambre et y fit entrer Janey. La porte se referma. Maintenant, àla fin, ils étaient seuls ensemble. Il alluma l’électricité. Lesrideaux étaient tirés ; le feu flambait. Il lança son chapeausur le vaste lit, il alla vers elle.

– Mais – le croiriez vous ? – onvint les interrompre encore. Cette fois-ci, c’était le porteur avecle bagage. Il fit deux voyages pour ça, il laissa la porte ouvertedans l’intervalle, il prit son temps, il sifflota entre ses dents,dans le couloir. Hammond parcourait la chambre de long en large,arrachait ses gants, arrachait son écharpe. Pour finir, il jeta sonpardessus sur le lit.

Enfin, cet idiot-là était parti. La porte seferma avec un cliquetis. À présent, ils étaient seuls. Hammonddit :

– Il me semblait que je ne t’aurais plusjamais à moi ! Maudites gens ! Janey…

Il attacha sur elle son regard ému,impatient.

– Dînons ici, dans notre chambre. Si nousdescendons au restaurant, on nous dérangera, et puis il y a leursacrée musique (cette musique qu’il avait si fort louée, applaudiesi bruyamment le soir précédent). Nous ne pourrons pas nousentendre parler. Faisons-nous monter quelque chose ici, devant lefeu. C’est trop tard pour le thé ; je commanderai un petitsouper, hein ? Qu’est-ce que tu dis de cette idée ?

– C’est ça, mon chéri ! réponditJaney. Et pendant que tu t’en occupes – les lettres desenfants ?

– Oh ! ça ira plus tard, ditHammond.

– Mais on en aurait fini, alors, insistaJaney. Et j’aurais d’abord le temps de…

– Oh ! il est inutile que jedescende, expliqua son mari. Je n’ai qu’à sonner et à donnerl’ordre… tu ne veux pas me renvoyer, dis ?

Janey secoua la tête et sourit.

– Mais tu es en train de penser à autrechose. Quelque chose te tourmente, reprit Hammond. Qu’est-ce quec’est ? viens t’asseoir là – viens t’asseoir sur mes genoux,près du feu.

– Je vais seulement ôter mon chapeau, ditJaney, en allant à la table à coiffer. Ah… ah !

Elle eut un petit cri.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Rien, mon chéri. Je viens de trouverles lettres des enfants. Ça va bien ; elles peuvent attendre.Inutile de se presser, maintenant.

Elle se tourna vers lui, serrant les lettresdans sa main ; elle les glissa sous le jabot de sa blouse.Avec vivacité, avec gaieté, elle s’écria : « Oh !comme cette table est caractéristique, comme c’est bientoi !

– Pourquoi ? qu’est-ce qu’elle adonc ? dit Hammond.

– Si elle flottait sur l’abîme del’éternité, je dirais encore : « Voilà John : »riposta Janey en riant, les yeux fixés sur le gros flacon de lotionpour la chevelure, la bouteille d’eau de Cologne gainée d’osier,les deux brosses à cheveux et la douzaine de cols neufs attachésd’un cordon rose.

– Est-ce là tout ton bagage ?

– Au diable mon bagage ! ditHammond ; mais, tout de même, c’était un plaisir pour luid’être taquiné par Janey. – Causons. Venons-en un peu aux chosesqui comptent. Dis moi…

Et, comme Janey se perchait sur ses genoux, ilse renversa en arrière, l’attirant au creux du fauteuil laid etprofond.

– Dis-moi que tu es vraiment heureused’être de retour, Janey.

– Oui, chéri, je suis heureuse,dit-elle.

Mais à l’instant même où il l’étreignait,Hammond eut le sentiment qu’elle allait s’envoler bien loin et ilne sut jamais – n’eut jamais la certitude absolue qu’elle étaitaussi heureuse que lui-même. Comment pouvait-il savoir ?Serait-il jamais sûr ? Aurait-il toujours ce désir avide –cette douloureuse envie, pareille en quelque sorte à celle de lafaim, d’absorber si complètement Janey en lui que rien d’elle nepût échapper ? Il voulait effacer pour elle tout le monde,toutes choses. À présent, il regrettait de n’avoir pas éteint lalumière. L’obscurité aurait pu la rendre plus proche. Etmaintenant, ces lettres des enfants faisaient sous sa blouse unbruit de papier froissé. Il aurait voulu les jeter au feu.

– Janey, murmura-t-il.

– Oui, mon ami.

Elle reposait sur sa poitrine, mais si légère,mais si lointaine… Leur souffle s’élevait et retombait en mêmetemps.

– Janey !

– Qu’y a-t-il ?

– Tourne-toi vers moi, chuchota-t-il.

Lentement, une rougeur sombre envahit sonfront.

– Embrasse-moi, Janey !Embrasse-moi, toi !

Il crut avoir conscience d’une hésitationimperceptible – mais assez longue pour qu’il souffrît le martyre –avant que les lèvres de sa femme touchent les siennes, fermement,légèrement, leur donnant le baiser qu’elle donnait toujours, commesi ce baiser – comment le décrire ? – confirmait ce qu’ilsvenaient de dire, signait le contrat. Mais ce n’était pas ce qu’ilvoulait ; ce n’était pas du tout la chose dont il avait soif.Brusquement, il se sentit accablé d’une fatigue horrible.

– Si tu savais, dit-il en ouvrant lesyeux, ce que cela a été – cette attente d’aujourd’hui ! J’aicru que le bateau n’entrerait jamais au port. Nous étions là, ensuspens. Qu’est-ce qui vous a retenus si longtemps ?

Elle ne répondit pas. Elle ne le regardaitpas, les yeux fixés sur le feu. Les flammes se dépêchaient, sedépêchaient de dévorer les charbons, vacillaient,s’affaissaient.

– Tu ne dors pas, dis ? demandaHammond ; et il la fit sauter sur ses genoux.

– Non, dit-elle. Ensuite : Ne faispas ça, mon chéri. Non, je réfléchissais. Le fait est,continua-t-elle, qu’un des passagers est mort, la nuit dernière –un homme. Voilà ce qui nous a retardés. Nous l’avons ramené – jeveux dire, on ne l’a pas enseveli en mer. Aussi, naturellement, lemédecin du bord et celui du service de santé…

– Qu’est-ce que c’était ? demandaHammond troublé.

Il détestait qu’on parlât de mort. Ildétestait l’idée qu’une chose pareille fût arrivée. C’était, d’unefaçon bizarre, la même impression que si Janey et lui avaientrencontré un enterrement, en allant à l’hôtel.

– Oh ! ce n’était rien du tout decontagieux ! dit Janey. Sa voix n’était presque qu’unsouffle.

– C’était le cœur.

Un silence.

– Pauvre garçon ! dit-elle. Toutjeune.

Elle regarda les flammes palpiter etretomber.

– Il est mort dans mes bras, ditJaney.

Le coup fit si soudain que Hammond cruts’évanouir. Il ne pouvait bouger, il ne respirait plus. Il sentaittoute sa force s’écouler – ruisseler dans le grand fauteuil sombreet le grand fauteuil sombre le tenait solidement, l’étreignait, leforçait à endurer.

– Quoi ? demanda-t-il d’un tonhébété. Qu’est-ce que tu dis ?

– La fin a été tout à fait paisible,reprit la petite voix. Au dernier moment, il a seulement – etHammond la vit lever sa douce main – laissé fuir sa vie dans unsouffle.

Et sa main retomba.

– Qui… d’autre était là ? réussit àdemander Hammond.

– Personne. J’étais seule avec lui.

Ah ! mon Dieu, ce qu’elle disaitlà ! Ce qu’elle lui faisait à lui ! Cette chose-là letuerait ! Et tout le temps elle continuait à parler :

– J’avais vu le changement se produire etj’avais envoyé le garçon chercher le docteur, mais il est arrivétrop tard. En tout cas, il n’aurait pu rien faire.

– Mais pourquoi toi… pourquoi toi ?gémit Hammond.

À ces mots, Janey se retourna vivement etvivement scruta son visage.

– Cela ne te fait rien, John,vraiment ? demanda-t-elle. Tu n’es pas… Cela n’a rien à voiravec toi et moi.

D’une façon ou de l’autre, il parvint àproduire une espèce de sourire, en la regardant. D’une façon ou del’autre, il balbutia :

– Non – conti… nue, continue ! jeveux que tu me racontes.

– Mais, John chéri…

– Raconte-moi, Janey.

– Il n’y a rien à raconter, dit-elle,étonnée. C’était un des passagers de première classe. J’ai vu qu’ilétait très malade, dès qu’il est venu à bord… Mais il paraissaitaller tellement mieux jusqu’à hier matin. Dans l’après-midi, il aeu une crise violente : l’agitation – l’énervement d’arriver,je pense. Après, il ne s’est jamais remis.

– Mais pourquoi la femme de chambre nel’a-t-elle pas…

– Oh ! mon ami – la femme dechambre ! dit Janey. Quel sentiment aurait-il eu ? Et, enoutre… il aurait pu avoir le désir de laisser un message… pour…

– Ne l’a-t-il pas fait ? marmottaHammond. N’a-t-il rien dit ?

– Non, mon chéri, pas un mot !

Elle secoua doucement la tête :

– Tout le temps que je suis restée aveclui, il était trop faible… trop faible pour remuer un doigt.

Janey se tut. Mais ses paroles, si légères, sidouces, si glacées, semblaient planer dans l’air, pleuvoir dans lapoitrine de son mari comme une neige.

Le feu était devenu rouge. Maintenant, ils’effondra avec un bruit soudain et la chambre fut plus froide. Lefroid monta le long des bras de Hammond. La chambre était vaste,immense, étincelante ; elle envahissait tout son univers. Legrand lit aveugle était là, avec son pardessus gisant au travers,comme un homme sans tête qui disait ses prières. Le bagage était làaussi, prêt à être emporté de nouveau, n’importe où, à être jetédans des trains, embarqué sur des paquebots.

« Il était trop faible. Il était tropfaible même pour remuer un doigt. » Pourtant, il était mortdans les bras de Janey. D’elle, qui jamais – jamais une seule foispendant toutes ces années – jamais un seul, un unique instant…

– Non – il n’y devait pas songer. Ypenser, c’était la folie. Non, il n’affronterait pas cette vision.Il était incapable d’y résister. C’était trop dur à supporter,cela !

Et maintenant, voilà que Janey touchait dudoigt sa cravate. Elle en approchait les bouts.

– Tu n’es pas… fâché que je t’aie dit ça,John chéri ! Ça ne t’a pas rendu triste ? Ça n’a pas gâténotre soirée – notre solitude à deux ?

Mais, à ces mots, il fut obligé de cacher sonvisage. Il le pressa sur la poitrine de sa femme et l’entoura deses bras.

Gâté leur soirée ? Gâté leur solitude àdeux ? Plus jamais ils ne seraient seuls ensemble.

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