La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 6

 

Papa ne leur pardonnerait jamais. Voilà cedont elles étaient de plus en plus convaincues lorsque, deux joursaprès, elles entrèrent le matin dans sa chambre pour passer enrevue ses affaires. Elles en avaient parlé avec le plus grandcalme ; c’était même inscrit sur la liste des choses à faire,que Joséphine avait dressée : « Mettre en ordre lesaffaires de papa et voir comment il faut en disposer. »Mais c’était tout différent de prendre cette décision, ou de direaprès déjeuner :

– Eh bien, es-tu prête, Connie ?

– Oui, Jou… quand tu le seras.

– Alors, je pense qu’il vaudrait mieux enfinir.

Il faisait sombre dans le vestibule. Depuisdes années, la règle avait été de ne jamais déranger papa le matin,sous aucun prétexte. Et maintenant, elles allaient ouvrir sa porte,sans même frapper… Les yeux de Constance s’élargissaientdémesurément à cette idée ; les genoux de Joséphinefléchissaient.

– Tu… tu vas entrer la première,dit-elle, haletante, en poussant sa sœur.

Mais Constance répliqua, comme elle l’avaittoujours fait en pareil cas :

– Non, Jou, ce n’est pas juste. Tu esl’aînée.

Joséphine allait invoquer ce qu’en d’autrescirconstances elle n’aurait jamais voulu reconnaître, l’argumentqu’elle conservait pour son dernier recours : « Mais tues la plus grande… » quand elles s’aperçurent que la porte dela cuisine était ouverte et que Kate était là.

– Cette serrure est bien dure, ditJoséphine, en saisissant la poignée et en faisant de son mieux pourla tourner.

Mais était-il jamais possible de tromperKate ?

On n’y pouvait rien. Cette fille-là était…Puis la porte se referma derrière elles, mais… mais elles ne setrouvaient pas du tout dans la chambre de papa. C’était comme si,par erreur, elles étaient entrées à travers le mur dans un autreappartement. La porte était-elle bien derrière elles ? Ellesavaient trop peur pour regarder. Joséphine avait conscience qu’ence cas le battant se tenait de lui-même hermétiquement clos ;Constance sentait que, pareille aux portes qu’on voit dans lesrêves, celle-là n’avait pas de bouton du tout. C’était ce froid quirendait la chose si terrible ; ou bien, cette blancheur ?lequel des deux ? Tout était couvert, les stores baissés, unlinge pendait sur la glace, un drap cachait le lit ; un vasteéventail de papier blanc dissimulait l’âtre. Constance étendittimidement la main ; elle s’attendait presque à y voir tomberun flocon de neige. Joséphine éprouvait un bizarre picotement,comme si son nez était en train de geler. Alors, sur les pavéspointus de la rue, une voiture passa en cahotant et le silenceparut se briser en morceaux menus.

– Je ferais mieux de lever un des stores,dit bravement Joséphine.

– Oui, ce pourrait être une bonne idée,chuchota Constance.

Elles touchèrent à peine le store, mais ils’envola, le cordon le suivit, s’enroulant autour de la tringle,tandis que le petit gland tapotait la vitre comme pour chercher àse libérer. Constance ne put en supporter davantage.

– Ne crois-tu pas… Ne crois-tu pas quenous pourrions remettre ça à plus tard ? murmura-t-elle.

– Pourquoi donc ? riposta Joséphinequi, comme toujours, se sentait beaucoup plus courageuse à présentqu’elle était certaine de l’effroi de Constance. Il faut que cesoit fait. Mais je voudrais bien, Connie, que tu ne parles pas àvoix basse.

– C’est sans m’en apercevoir, murmuraConstance.

– Et puis, pourquoi regardes-tu tout letemps le lit ? dit Joséphine, en élevant la voix, d’un tonpresque de défi. Il n’y a rien dessus.

– Oh ! Jou, ne dis pas ça !implora la pauvre Connie. Pas si haut, en tout cas.

Joséphine elle-même avait conscience d’êtreallée trop loin. Par un ample détour, elle atteignit la commode,tendit la main, la retira vivement.

– Connie ! dit-elle, pantelante. Etelle tourna sur elle-même et s’appuya à la commode.

– Oh ! Jou… qu’est-ce quec’est ?

Joséphine ne put que la regarder fixement.Elle avait le sentiment extraordinaire qu’elle venait d’échapper àquelque chose d’effroyable. Mais comment expliquer à Constance que,dans la commode, se trouvait papa ? Il était là, dans letiroir du haut, avec ses mouchoirs et ses cravates, ou dans lesecond avec ses chemises et ses pyjamas, ou dans le dernier avecses costumes. Il guettait caché, là-dedans – il guettait derrièrela porte – prêt à bondir.

Elle fit en regardant Constance une drôle devieille grimace, comme autrefois quand elle allait se mettre àpleurer.

– Je ne peux pas ouvrir, gémit-elle.

– Non, n’ouvre pas, Jou, chuchotaConstance d’un ton suppliant. Il vaut bien mieux ne pas essayer.N’ouvrons rien du tout. Pas de longtemps, en tout cas.

– Mais… mais ça a l’air d’une tellefaiblesse, dit Joséphine, fondant en larmes.

– Et pourquoi ne pas, pour une fois, sepermettre une faiblesse, Jou ? plaida Constance d’une voixbasse et vraiment farouche. Si c’est être faible de…

Son pâle et fixe regard vola du bureau fermé àclef – si solidement – jusqu’à l’énorme et luisante armoire ;elle se mit à respirer d’une façon bizarre, en haletant.

– Pourquoi donc, une fois dans notre vie,ne serions-nous pas faibles, Jou ? C’est tout à faitexcusable. Soyons-le, Jou, soyons-le. Il est bien plus agréabled’être faible que d’être fort.

Alors, elle fit une de ces choses d’unehardiesse étonnante qu’elle avait accomplies environ deux foisauparavant : elle alla d’un pas ferme à l’armoire, tourna laclef et la tira de la serrure. Oui, la tira de la serrure et latendit à Joséphine, lui prouvant par son singulier sourire qu’ellesavait ce qu’elle avait à faire ! Elle avait délibérémentaffronté le risque de la présence de papa, là-dedans, au milieu deses pardessus.

Si l’immense armoire s’était soudain penchéeen avant, si elle s’était effondrée sur Constance, Joséphinen’aurait pas été surprise. Au contraire, elle aurait pensé quec’était la seule conséquence logique. Mais rien n’arriva. Lachambre parut seulement plus tranquille que jamais et de plus grosflocons d’air froid tombèrent sur les épaules, sur les genoux deJoséphine. Elle se mit à frissonner.

– Viens, Jou ! dit Constance,toujours avec ce terrible sourire d’insensibilité etd’audace ; et Joséphine la suivit, comme elle l’avait suiviela dernière fois lorsque Constance avait poussé leur frère Bennydans le bassin.

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