Chapitre 10
Kate les interrompit, surgissant brusquement àsa manière habituelle, comme si elle avait découvert dans le murquelque passage secret.
– Frit ou bouilli ? demanda sa voixhardie.
Frit ou bouilli ? Joséphine et Constancerestèrent un moment toute déconcertées. Elles étaient presqueincapables de comprendre.
– Frit ou bouilli, quoi, Kate ?demanda Joséphine en s’efforçant de concentrer ses pensées.
Kate renifla bruyamment.
– Le poisson.
– Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas dittout de suite, reprocha Joséphine avec douceur. Comment voulez-vousque nous comprenions, Kate ? Il y a bien des choses en cemonde, vous savez, qui sont frites ou bouillies.
Après avoir déployé tant de courage, elle dità Constance d’un ton plein de vivacité :
– Que préfères-tu, Connie ?
– Je pense que ce pourrait être agréablede le manger frit, répondit Constance. D’un autre côté, évidemment,le poisson bouilli est très bon. Je crois que je les aime tous deuxégalement… À moins que tu ne… En ce cas…
– Je le ferai frire, dit Kate. Et ellesortit d’un bond, en laissant leur porte ouverte et en faisantclaquer celle de la cuisine.
Joséphine regarda longuement Constance ;elle remonta ses sourcils pâles si haut que leur courbe alla sefondre dans la pâleur de ses cheveux. Elle se leva. Elle dit d’unair fort majestueux et imposant :
– Aurais-tu l’amabilité de me suivre ausalon, Constance ? J’ai quelque chose d’excessivementimportant à discuter avec toi.
Car c’était toujours au salon qu’elles seretiraient, quand elles voulaient parler de Kate.
Joséphine ferma la porte d’un air qui endisait long. « Assieds-toi, Constance », reprit-elle,toujours avec beaucoup de majesté. On aurait pu croire qu’ellerecevait Constance pour la première fois. Et celle-ci cherchavaguement des yeux un fauteuil, comme si vraiment elle se sentaittout à fait étrangère.
– Maintenant, dit Joséphine en sepenchant en avant, il s’agit de savoir si nous allons la garder ounon.
– C’est bien cela, en effet, convint sasœur.
– Et cette fois-ci, déclara fermementJoséphine, il faut aboutir à une décision bien nette.
Pendant un moment, Constance eut l’air devouloir passer en revue toutes ces autres fois qui n’avaient pasproduit de décision, mais elle se ressaisit et répondit :
– Oui, Jou.
– Tu vois, Connie, expliqua Joséphine,tout est tellement changé, à présent.
Constance leva vivement les yeux.
– Je veux dire, poursuivit l’autre, quenous ne sommes pas aussi dépendantes de Kate qu’autrefois.
Elle rougit légèrement.
– On n’a plus à faire de cuisine pourpapa.
– C’est tout à fait vrai, appuyaConstance. Papa n’a certainement plus besoin qu’on fasse de lacuisine pour lui, quel que soit…
Joséphine interrompit brusquement :
– Tu n’es pas en train de t’endormir,n’est-ce pas Connie ?
– De m’endormir Jou ?
Constance ouvrit de grands yeux.
– Alors, fais donc un peu plus attention,– dit Joséphine d’un ton acerbe ; et elle revint au sujet dela conversation. – En résumé, si nous en venions à – et jetant unregard vers la porte, elle murmura dans un souffle – à donner seshuit jours à Kate – elle éleva la voix de nouveau – nous pourrionsnous tirer d’affaires toutes seules pour le repas.
– Pourquoi non ? cria Constance.
Elle ne put s’empêcher de sourire : cetteidée-là était si pleine d’attrait ! Elle joignait lesmains.
– Et qu’est-ce que nous mangerions,Jou ?
– Oh ! des œufs cuits de diversesfaçons, dit Jou, redevenue majestueuse. En outre, il y a tous lesplats qu’on peut acheter préparés.
– Mais j’ai toujours entendu dire,répondit Constance, que cela revient si cher.
– Pas si on en use modérément, déclaraJoséphine.
Elle s’arracha à regret à ces perspectivesséduisantes et entraîna sa sœur à sa suite.
– Ce qu’il nous faut décider à présent,en tout cas, c’est ceci : avons-nous vraiment confiance enKate, ou non ?
Constance se laissa retomber en arrière dansson fauteuil. Son petit rire insipide s’envola de ses lèvres.
– N’est-ce pas que c’est bizarre,Jou ? dit-elle, voilà précisément la seule question que jen’ai jamais tout à fait été capable de résoudre.