La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 12

 

Pourquoi se sent-on si différent, lanuit ? Pourquoi y a-t-il une exaltation pareille à êtreéveillé, quand tout le monde dort ? Tard… il est trèstard ! Et cependant à chaque instant, vous vous sentez de plusen plus éveillé, comme si, à chaque fois que vous respirez presque,vous entriez peu à peu plus avant dans un monde nouveau,merveilleux, bien plus émouvant, bien plus passionnant que le mondedu grand jour. Et quelle est cette impression bizarre d’être unconspirateur ? Légèrement, à la dérobée, vous allez et venezdans votre chambre. Vous soulevez un objet sur la coiffeuse, vousle replacez sans bruit. Et tout jusqu’aux colonnettes du lit, toutvous connaît, vous répond, partage votre secret…

De jour, vous n’aimez guère votre chambre.Vous n’y pensez jamais. Vous entrez, vous sortez, la porte s’ouvreet claque, l’armoire fait entendre un craquement. Vous vous asseyezsur le bord de votre lit, vous changez de souliers, vous vousprécipitez dehors de nouveau. Un plongeon vers le miroir, deuxépingles dans vos cheveux, un coup de houppette à votre nez en vousvoilà repartie. Mais à présent… elle vous devient soudain chère.C’est une gentille, une drôle de petite chambre. C’est la vôtre.Oh ! la joie que c’est de posséder ! Mienne… àmoi !

– À moi, à moi pour toujours ?

– Oui.

Leurs lèvres s’unirent…

Non, bien sûr, cette phrase n’avait rien àfaire là-dedans. Tout ça, ce n’était que des sottises, des folies.Mais, malgré elle, Béryl voyait si nettement un couple debout aumilieu de sa chambre. Ses bras à elle étaient autour de soncou ; lui la tenait pressée. Et maintenant il murmurait :« – Ma beauté, ma petite beauté ! »

Elle sauta de son lit, courut à la fenêtre ets’agenouilla sur la banquette, les coudes au rebord de la croisée.Mais la belle nuit, le jardin, chaque buisson, chaque feuille, mêmeles étoiles, étaient des conspirateurs aussi. Si resplendissanteétait la lune que les fleurs brillaient comme pendant lejour ; l’ombre des capucines, feuilles exquises comme desnénuphars et fleurs largement épanouies, reposait sur la vérandaargentée. Le manuka, courbé par les vents du sud,ressemblait à un oiseau perché sur une patte et qui déploie uneaile.

Mais quand Béryl regarda la brousse, il luisembla que la brousse était triste.

– Nous sommes des arbres sans parole,tendant les bras dans la nuit, implorant nous ne savons quoi,disait la brousse désolée.

Il est vrai que, lorsqu’on est seul et qu’onpense à la vie, elle paraît toujours triste. Toute cette agitationet ce qu’elle entraîne vous abandonne tout à coup, on dirait que,dans le silence, quelqu’un vous appelle par votre nom, et que cenom, vous l’entendez par la première fois : « –Béryl ! »

– Oui, je suis là. Je suis Béryl. Quim’appelle ?

– Béryl !

– Je veux venir !

On se sent isolé, quand on vit seul. Bienentendu, il y a la famille, les amis, en foule ; mais ce n’estpas là ce qu’elle veut dire. Il lui faut quelqu’un qui découvre laBéryl que nul d’entre eux ne connaît, qui s’attende à ce qu’ellereste cette Béryl, toujours. Il lui faut un amoureux.

– Emmenez-moi loin de tous ces gens-là,mon amour. Allons-nous-en bien loin. Vivons notre vie, toute neuve,toute à nous seuls, depuis son commencement même. Faisons notrefeu. Asseyons-nous pour manger ensemble. Causons longuement, lesoir.

Et sa pensée était presque :

– Sauvez-moi, mon amour. Sauvez-moi.

« – Oh ! allons donc ! Nefaites pas la prude, ma petite. Amusez-vous pendant que vous êtesjeune. Voilà mon avis. »

Et un brusque éclat de rire aigu et stupide sejoignait au rire hennissant, bruyant, plein d’indifférence demadame Harry Kember…

Voyez-vous, tout est si terriblementdifficile, quand on n’a personne. On est tellement à la merci deschoses. On ne peut pas être simplement impoli. Et puis, on atoujours cette horreur d’avoir l’air inexpérimenté et vieux jeu,comme ces autres bécasses, à la Baie. Et puis… et puis on estséduit par la certitude qu’on possède un pouvoir sur les gens. Oui,on est séduit par ça…

Oh ! pourquoi, oh ! pourquoi, nevient-il pas bientôt ?

– Si je continue à vivre ici, pensaBéryl, n’importe quoi peut m’arriver.

« – Mais comment sais-tu qu’Il doitvenir ? » demanda une petite voix moqueuse, en elle.

Béryl congédia cette pensée. Il étaitimpossible qu’elle restât là, elle. D’autres peut-être ; elle,non. On ne pouvait penser que Béryl Fairfield, cette adorable,cette séduisante jeune fille, ne se marierait jamais.

– Vous souvenez-vous de BérylFairfield ?

– Si je m’en souviens ! Comme si jepouvais l’oublier ! C’est un été, à la Baie, que je l’ai vue.Elle était debout sur la plage, en robe de mousseline bleue – non,rose – retenant des deux mains un grand chapeau de paille crème –non, noire. Mais il y a des années de cela, maintenant.

– Elle est toujours aussi ravissante,davantage même.

Béryl sourit, se mordit la lèvre et contemplale jardin. Tandis qu’elle regardait, elle vit quelqu’un, un homme,quitter la route, remonter le pré tout le long de leur palissade,comme s’il en venait droit vers elle. Son cœur battit. Quiétait-ce ? Qui pouvait-il bien être ? Ce ne pouvait êtreun cambrioleur, non certes, pas un cambrioleur, car il fumait etmarchait d’un pas léger de flâneur. Le cœur de Béryl bondit ;on eût dit qu’il se retournait d’un seul coup puis cessait debattre. Elle avait reconnu l’homme.

– Bonsoir, mademoiselle Béryl, dit lavoix doucement.

– Bonsoir.

– Ne voulez-vous pas venir faire unepetite promenade ? poursuivit la voix d’un ton traînant.

Faire une promenade… à cette heure de lanuit !

– Impossible. Tout le monde est couché.Tout le monde dort.

– Oh ! dit la voix légèrement, etune bouffée de fumée odorante parvint jusqu’à Béryl. Qu’importetout le monde ? Venez donc ! C’est une si belle nuit. Onne rencontre pas une âme.

Béryl secoua la tête. Mais déjà, en elle,quelque chose bougeait, quelque chose dressait la tête.

La voix dit :

– Vous avez peur ?

Elle railla :

– Pauvre petite fille !

– Pas le moins du monde, répliqua Béryl.Comme elle parlait, cette faible créature en elle sembla sedérouler, sembla devenir formidable et puissante ; Bérylmourait d’envie de sortir.

Et, tout juste comme si cet autre avaitparfaitement compris ceci, la voix dit, doucement, tout bas, maisd’un accent définitif : « – Venez donc ! »

Béryl enjamba sa fenêtre basse, traversa lavéranda, courut à travers l’herbe jusqu’à la barrière. Il était làdevant elle.

– C’est cela ! dit la voix dans unsouffle, puis elle se fit taquine :

– Vous n’avez pas peur, n’est-cepas ? Vous n’avez pas peur ?

Béryl avait peur ; à présent qu’elle setrouvait là, elle se sentait terrifiée et il lui semblait que toutétait différent. Le clair de lune la regardait fixement enscintillant ; les ombres ressemblaient à des barreaux de fer.Sa main fut saisie.

– Pas le moins du monde, dit-elle d’unton léger. Pourquoi aurais-je peur ?

Sa main fut doucement attirée, tiraillée. Ellerésista.

– Non, je ne viens pas plus loin, ditBéryl.

– Oh ! quelle blague !

Harry Kember ne la crut pas.

– Venez donc ! Nous irons seulementjusqu’à ce buisson de fuchsia. Venez un peu !

Le buisson de fuchsia était haut. Il retombaiten pluie par-dessus la palissade. Au-dessous, il y avait un petitcreux de ténèbres.

– Non, vraiment, je ne veux pas, ditBéryl.

Pendant un moment Harry Kember ne fit pas deréponse. Puis il vint tout près, se tourna vers elle, sourit et ditrapidement :

– Ne faites pas la petite sotte ! Nefaites pas la petite sotte !

Son sourire était une chose qu’elle n’avaitencore jamais vue. Était-il ivre ? Cet éclatant, aveugle etterrifiant sourire la glaça d’horreur. Que faisait-elle ?Comment se trouvait-elle là ? Le jardin sévère le luidemandait, tandis que la porte s’ouvrait d’une poussée et que HarryKember, prompt comme un chat, entrait et, la saisissant, l’attiraitcontre lui.

– Froid petit démon ! Froid petitdémon ! disait la voix odieuse.

Mais Béryl était forte. Elle glissa, baissa latête, tordit un bras, fut libre.

– Vous êtes ignoble, ignoble,dit-elle.

– Alors, pourquoi, bon Dieu, êtes-vousdonc venue ? bégaya Harry Kember.

Personne ne lui répondit.

Un petit nuage serein flottait devant la lune.En cet instant de ténèbres, le bruit de la mer résonna, profond ettroublé. Puis le nuage s’en fut voguer au loin et le bruit de lamer devint un vague murmure, comme si elle se réveillait d’unsombre rêve. Tout fut tranquille.

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