La Garden-party et autres nouvelles

Chapitre 5

 

Comme la matinée se prolongeait, des groupesnombreux apparurent au sommet des dunes et descendirent à la plagepour se baigner. C’était chose entendue qu’à onze heures la merappartenait aux femmes et aux enfants de la colonie d’été. Lesfemmes se déshabillaient les premières, enfilaient leur costume debain, se couvraient la tête de hideux bonnets qui ressemblaient àdes sacs à éponges ; puis on déboutonnait les vêtements desenfants. La grève était semée de petits tas d’habits et desouliers ; les grands chapeaux de soleil, des pierres sur lesbords pour empêcher le vent de les emporter, avaient l’air decoquillages immenses. Il était étrange que la mer elle-même parûtprendre un son différent, lorsque toutes ces formes bondissantes,en riant, en courant, entraient dans les vagues. La vieille madameFairfield, en robe de cotonnade lilas, un chapeau noir attaché sousle menton, rassemblait sa petite couvée et préparait ses oisillons.Les petits Trout faisaient prestement passer leurs chemisespar-dessus leurs têtes, et les cinq enfants prenaient leur course,tandis que leur grand-mère restait assise, une main dans le sac quicontenait son tricot, prête à en tirer la pelote de laine dèsqu’elle aurait la certitude qu’ils étaient dans l’eau, sains etsaufs.

Les petites filles au corps ferme et compactn’étaient pas à moitié aussi braves que les petits garçons àl’aspect tendre et délicat. Pip et Rags, frissonnant,s’accroupissaient, battaient l’eau, n’hésitaient jamais. MaisIsabelle, qui pouvait faire douze brassées à la nage, et Kézia, quiétait capable d’en faire presque huit, les suivaient seulement s’ilétait strictement entendu qu’on ne les éclabousserait pas. Quant àLottie, elle ne suivait pas du tout. Elle aimait qu’on la laissât,s’il vous plaît, entrer dans l’eau à sa façon à elle. Et cettefaçon consistait à s’asseoir tout au bord, les jambes droites, lesgenoux serrés l’un contre l’autre, et à faire avec ses bras devagues mouvements, comme si elle s’attendait à être mollementportée jusqu’au large. Mais quand une vague plus forte que lesautres, une vieille vague moustachue arrivait, en se balançant,dans sa direction, elle se remettait précipitamment sur ses pieds,l’horreur peinte sur sa figure, et remontait la plage à toutevitesse.

– Tiens, maman, veux-tu me garderça ?

Deux bagues, une mince chaîne d’or tombèrentsur les genoux de madame Fairfield.

– Oui, ma chérie. Mais est-ce que tu nevas pas te baigner ici ?

– N… n… non…

La voix de Béryl traînait ; le ton enétait vague.

– Je me déshabille plus loin, par là. Jevais me baigner avec Madame Harry Kember.

– Très bien.

Mais madame Fairfield serra les lèvres. Elleavait mauvaise opinion de madame Harry Kember. Béryl le savait.

– Pauvre vieille maman ! sedisait-elle avec un sourire, tout en effleurant les galets. Pauvrevieille maman ! Vieille ! Oh ! quelle joie, quellesdélices que d’être jeune…

– Vous avez l’air bien content, ditmadame Harry Kember.

Elle était assise, tassée sur les pierres, lesbras noués autour des genoux, en train de fumer.

– Il fait une si adorable journée, ditBéryl en lui souriant.

– Oh ! ma chère petite !

Le son de la voix de madame Harry Kembersemblait dire qu’elle n’était pas dupe de tout cela. Mais, à vraidire, le son de cette voix laissait toujours entendre qu’elle ensavait sur votre propre compte bien plus que vous-même. C’était unelongue femme, à l’air étrange, les mains étroites, les piedsétroits. Son visage aussi était étroit et long, avec une expressionexténuée ; même la frange blonde et frisée de ses cheveuxsemblait brûlée, desséchée. Dans la Baie, elle était la seule femmequi fumât et elle fumait sans trêve, la cigarette entre les lèvrestandis qu’elle parlait, ne la retirant que lorsque la cendre étaitsi longue qu’on ne pouvait comprendre pourquoi elle ne tombait pas.Quand elle ne jouait pas au bridge – elle jouait au bridge tous lesjours de sa vie – elle passait son temps couchée en plein soleil.Elle était capable d’en supporter l’ardeur pendant n’importecombien de temps ; jamais elle n’en avait assez. Et tout demême, il ne semblait pas la réchauffer. Desséchée, flétrie, froide,elle gisait étendue sur les pierres comme un bout de bois d’épave,jeté là par le flot. Les femmes de la Baie pensaient qu’elle avaitdes allures fort, fort légères. Son manque de vanité, son argot, samanière de traiter les hommes comme si elle eût été l’un d’entreeux, le fait qu’elle se souciait de son ménage comme un poissond’une pomme, et qu’elle appelait sa bonne, Gladys, les YeuxDoux, étaient une honte. Debout sur les marches de la véranda,madame Kember appelait de sa voix indifférente et lasse :« Dites donc, les Yeux Doux, vous pourriez me balancer unmouchoir, s’il m’en reste encore, hein ? » Et les YeuxDoux, portant un nœud de ruban rouge dans les cheveux à la placed’un petit bonnet et chaussée de souliers blancs, accourait avec unimpudent sourire. C’était un véritable scandale. Il est vraiqu’elle n’avait pas d’enfants, et quant à son mari… Ici, les voixs’élevaient toujours ; elles devenaient ferventes. Commentavait-il bien pu l’épouser ? comment ? comment ? Cedevait être pour de l’argent, bien entendu, mais mêmeainsi !

Le mari de madame Kember était de dix ans aumoins plus jeune qu’elle et d’une si incroyable beauté qu’il avaitl’air d’un masque de cire, ou d’une illustration extraordinairementréussie de roman américain, bien plutôt que d’un homme. Des cheveuxnoirs, des yeux bleu sombre, des lèvres rouges, un lent souriresomnolent, excellent joueur de tennis, parfait danseur, il était enoutre un mystère. Harry Kember ressemblait à quelqu’un qui sepromènerait tout endormi. Les autres hommes ne pouvaient pas lesouffrir, ils étaient incapables de tirer un mot de cegarçon-là ; il semblait ignorer l’existence de sa femmeexactement comme elle semblait ignorer la sienne. Commentvivait-il ? On racontait naturellement des histoires, etquelles histoires ! Elles ne pouvaient se répéter, toutbonnement. Les femmes avec lesquelles on l’avait vu, les endroitsoù on l’avait aperçu… mais rien n’était jamais certain, rienn’était précis. Quelques-unes de ces dames, à la Baie, croyaientsecrètement qu’il finirait par commettre un assassinat, quelquejour. Oui, à l’instant même où elles causaient avec madame Kemberet prenaient bonne note de l’épouvantable assemblage de vêtementsqu’elle portait, elles la voyaient étendue, telle qu’elle gisaitsur la plage, mais froide, sanglante, et ayant toujours unecigarette plantée au coin de la bouche.

Madame Kember se leva, bâilla, dégrafabrusquement la boucle de sa ceinture, et tirailla le cordon de sablouse. Et Béryl laissa tomber sa jupe, fit un pas, dépouilla sonjersey, et resta debout en court jupon blanc, en cache-corset, avecdes nœuds de ruban sur les épaules.

– Bonté divine, dit madame Harry Kember,quelle petite beauté vous êtes !

– Je vous en prie ! fit doucementBéryl ; mais ôtant un bas, puis l’autre, elle avait lesentiment d’être en effet une petite beauté.

– Ma chère… pourquoi pas ? ditmadame Harry Kember, piétinant son jupon.

Vraiment… ses dessous ! Une paire deculottes de coton bleu et un corsage de toile qui vous faisait, onne sait pourquoi, penser à une taie d’oreiller…

– Et vous ne portez pas de corset,n’est-ce pas ?

Elle toucha la taille de Béryl et Béryls’écarta d’un bond, avec un petit cri affecté. Puis : « –Jamais ! » dit-elle d’un ton ferme.

– Petite veinarde ! soupira madameHarry Kember, en dégrafant le sien.

Béryl tourna le dos et se mit à faire lesmouvements compliqués de quelqu’un qui tâche d’enlever sesvêtements et d’enfiler son costume de bain tout à la fois.

– Oh ! ma chère… ne faites pasattention à moi, dit madame Harry Kember. Pourquoi cettetimidité ? Je ne vais pas vous manger. Je ne serais passcandalisée, comme ces autres godiches.

Et elle rit de son rire étrange quiressemblait à un hennissement, en grimaçant du côté des autresfemmes.

Mais Béryl était gênée. Elle ne sedéshabillait jamais devant personne. Était-ce de laniaiserie ? Madame Harry Kember lui donnait le sentiment quec’était sot, que c’était même une chose dont on devait avoir honte.Pourquoi cette timidité, vraiment ? Elle jeta un regard rapideà son amie qui se tenait là si hardiment, avec sa chemise déchirée,en train d’allumer une nouvelle cigarette, et un sentimentaudacieux, prompt, mauvais, bondit dans sa poitrine. Avec un rireinsouciant, elle fit glisser sur elle le costume de bain flasque,saupoudré de sable et qui n’était pas encore tout à fait sec, etelle boutonna les boutons cabossés.

– Ça va mieux, dit madame HarryKember.

Elles commencèrent ensemble à descendre laplage.

– Vrai, c’est un crime de porter desvêtements quand on est vous, ma chère. Il faudra bien qu’un jour oul’autre, quelqu’un vous le dise.

L’eau était tout à fait tiède. Elle était dece bleu merveilleux et transparent, tacheté d’argent, mais lesable, au fond, semblait d’or ; quand on le tapait du bout desorteils, un petit nuage de poudre d’or s’élevait. À présent, lesvagues atteignaient juste la poitrine de Béryl. Elle demeurait lesbras étendus, le regard au loin ; à chaque vague qui venait,elle faisait un petit saut imperceptible, de sorte qu’il semblaitque c’était le flot qui la soulevait si doucement.

– Mon opinion est que les jolies fillesont le droit de passer du bon temps, dit madame Harry Kember.Pourquoi pas ? N’allez pas vous y méprendre, ma chère.Amusez-vous.

Et soudain elle chavira sur le dos, disparutet fila, nageant vite, vite comme un rat. Puis elle virabrusquement et commença à revenir vers la plage. Elle allait direquelque chose encore. Béryl sentait que cette froide femme était entrain de l’empoisonner ; pourtant elle avait une enviemortelle de savoir. Mais, oh ! que c’était étrange, quec’était horrible ! Lorsque madame Harry Kember approcha, elleressemblait, avec sa calotte imperméable de caoutchouc noir, avecson visage somnolent dressé au-dessus de l’eau que son mentoneffleurait, elle ressemblait à une affreuse caricature de sonmari !

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