Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE IX

 

Histoire du barbier et de sesgrands-aïeux.

 

« Les Cornesac sont barbiers de père enfils. Mon père était barbier, mon grand-père était barbier, tousmes aïeux étaient barbiers. Jugez que de barbes furent faites parma famille, qui est très ancienne et se fit connaître dans lapartie quelques années après que le roi de France Louis VII,dit le Jeune, eut fait naître, en coupant sa barbe, la mode sublimede se raser le menton. Il faut donc remonter très haut pour trouverl’histoire de mes ancêtres.

« Un d’eux, mon architrisaïeul, étaittrès misérable : il occupait une petite boutique, aux armes duroi, dans la rue de la Mortellerie, à Paris, vers le milieu duquatorzième siècle. Il y avait deux raisons pour que le commerce demon architrisaïeul n’allât pas : la première, c’est qu’ilavait fort peu de pratiques ; la seconde, c’est qu’alors lamode de porter la barbe avait reparu. Les barbiers, à cette époque,se disputaient donc entre eux les jeunes gens qui voulaient sefaire pousser la barbe plus vite en se rasant, et les vieillardsqui ne la portaient plus parce qu’elle était blanche. Parmi cesderniers, mon architrisaïeul avait pour client une espèce de grandvieillard sec, maigre, et dont le costume offrait aux yeux quelquechose qui vous surprenait malgré vous. Aucune des parties de soncostume n’était étrangère à ce qu’on voyait chaque jour ; maisl’ensemble, mais la manière dont cela était porté était si bizarre,que l’on ne savait à quelle idée s’arrêter sur le compte de lapratique de mon architrisaïeul. Et puis il courait sur ce vieillardd’étranges bruits dans le quartier ; on disait, mais tout bas,qu’il se livrait aux sciences occultes, telles que magie etsorcellerie ; quelques-uns de ses voisins allaient mêmejusqu’à prétendre que, à certaines heures, il sortait de sa chambreune fumée épaisse sentant le soufre à plein nez. Quoi qu’il ensoit, mon architrisaïeul, fort aise de gagner le denier que luidonnait le vieillard à chaque jour de barbe, laissait jaser lesbavards et n’en promenait pas moins hardiment son rasoir sur lementon du prétendu sorcier. Il allait même si hardiment dans cettebesogne, qu’un jour le rasoir, au lieu de glisser sur le menton,entra dedans assez profondément. Le vieillard se mit dans unegrande colère ; ses yeux semblaient lancer la flamme, et monarchitrisaïeul faillit tomber à la renverse, quand, en cherchantsur le menton de sa pratique l’entaille qu’il y avait faite, il luifut impossible de la trouver ; elle avait disparu. Cependantle vieillard s’était rajusté, et, avant de sortir, il dit à monarchitrisaïeul :

« – Barbier du diable !

« Et notez que, en l’appelant ainsi, levieillard savait bien ce qu’il disait, car, s’il n’était Satan, ildevait être un de ses affidés.

« – Barbier du diable ! il fallaitapprendre ton métier avant d’obtenir ta maîtrise.

« Puis se radoucissant, il ajouta entirant un rasoir de sa poche :

« – Voilà un rasoir avec lequel tu necouperas jamais aucune pratique… Je te le donne, ne fût-ce que pourque tu t’en serves quand je reviendrai.

« Mais il ne revint jamais. Cependant monarchitrisaïeul regardait le rasoir sans oser s’en servir ; ilne s’y décida que longtemps après, pour faire honneur à l’un desquarteniers de la ville, qui était venu se faire raser chez lui. Onne sait comment cela se fit, mais le quartenier eut le cou coupé,et mon architrisaïeul fut pendu au gibet de Montfaucon, commeatteint et convaincu d’assassinat.

« Le rasoir passa dans la famille ;et, comme mon architrisaïeul avait quarante ans juste le jour où ils’en servit, il fallut que tous ses descendants s’en servissent lejour où ils atteindraient le même âge. C’était une tradition de lafamille, et Dieu sait que de cous coupés ces jours-là, et que dependaisons lorsque mes ancêtres n’étaient pas assez adroits pourcacher leur victime ! Comme vous le pensez bien, le rasoirétait un don de l’enfer ; et, en sens inverse des autresinstruments de ce genre, c’était lui qui conduisait la main. Aussique de tragiques histoires on raconte sur les Cornesac !Environ vers la fin du règne de Louis XIII un autre de mesaïeux tenait déjà le rasoir fatal dont il allait se servir àl’égard d’un vieux cavalier ; or, ce vieux cavalier était unconspirateur, et le chevalier du guet entra pour l’arrêter juste aumoment où la barbe allait commencer. C’est ainsi que le magistratsauva la tête de ce gentilhomme du rasoir de mon aïeul, et qu’il laconserva pour l’échafaud, sur lequel elle tomba quelque tempsaprès.

« Vous n’êtes pas sans avoir entenduparler par vos nourrices de ce barbier qui assassinait sespratiques, les faisait descendre dans un souterrain par une trappe,et les vendait ensuite à un pâtissier qui en confectionnait despâtés délicieux, plus délicieux même que ceux de Lesage, sirenommés. »

Mon cousin Labiche se trouva ici fort combattuentre la peur et la gourmandise. Depuis quelque temps déjà, il setournait sur sa chaise, paraissait horriblement affecté, et ce nefut que le mot pâté qui le fit un peu revenir à lui.Cependant la peur l’emporta enfin.

– Je crois qu’on sonne à la boutique,dit-il en se levant.

Mais le barbier le fit rasseoir, et repritainsi son histoire :

« Ce barbier, qui vivait du temps deLouis XIV, était mon trisaïeul ; il avait pris un sigrand goût à la chose, que tous les jours il se servait du rasoir,tellement que le pâtissier lui refusa un matin une victime, en luidisant qu’il en avait encore pour un mois. Mon trisaïeul se trouvafort embarrassé avec sa pratique qui lui restait sur les bras.Cependant, comme il était très entreprenant, il résolut de s’endébarrasser ; et, coupant le corps par morceaux, il en fitplusieurs paquets qu’il envoya jeter à la rivière par des gamins.Il fut pris au moment où il donnait le dernier paquet à un enfantde la rue, en lui recommandant de le porter à l’arche Marion.

« Cependant le rasoir ne quittait pas lafamille, et c’est ainsi qu’il arriva un jour en la possession demon grand-père. On était sous la République ; mon grand-pèreétait très à la mode alors, et il poudrait les plus fortes têtes del’époque. Il parla de la propriété de son rasoir ; et, commela guillotine était fort occupée dans ce temps-là, il établit, avecl’autorisation des gros bonnets, une succursale à cetétablissement. On l’envoyait faire la barbe à ceux que l’on voulaitdépêcher vivement : on prétend même que le 2 et le 3septembre, il rasa tous les prisonniers renfermés à la prison del’Abbaye.

« Mon père ne se servit pas du fatalrasoir ; il mourut à trente-neuf ans, onze mois et vingt-neufjours. Quant à moi, ajouta le barbier en terminant, j’ai demainquarante ans, et s’il ne me vient pas de pratique, ce qui peutarriver, ma foi ! je me servirai du rasoir quand même, et jeferai la barbe au premier individu qui me tombera sous la main,n’eût-il que du poil follet au menton. »

Comme le barbier finissait son histoire, nousentendîmes un grand bruit à côté de nous, et nous vîmes mon cousinLabiche qui, dans son effroi, s’était laissé choir avec sachaise ; nous le relevâmes, et le barbier monta se coucher ennous engageant à en faire autant.

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