Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE IV

 

Le clair de lune. – Oùirons-nous ? – Comment le paquet de mon cousin Labiche setrouva plus léger. – Les joueurs d’orgue. – Le premier repas quenous fîmes, mon cousin et moi.

 

Jamais, pendant tout le cours de monaventureuse enfance, durant laquelle je passai plus d’une nuit à labelle étoile, jamais nuit ne me parut plus agréable que celle demon départ. Enfant ingrat ! rien ne me disait au fond ducœur :

« Il y a là un père excellent et une mèrenon moins bonne que tu quittes sans remords. Songe à leur douleur,songe à l’inquiétude que tu vas leur causer. » Je croyaisavoir tout fait en griffonnant une petite lettre fort respectueuse,dans laquelle j’informais mon père de l’intention où j’étais decourir le monde, en m’excusant toutefois de l’avoir fait sans sapermission. Cette lettre, que j’avais laissée sur mon lit, apaisaitle cri de ma conscience ; et puis cette nuit était si belle,si fraîche, si étoilée ! Je jouissais avec tant de plaisir decette première heure de liberté, de mes espérances pour l’avenir,du clair de lune qui éclairait la campagne de son jour douteux, etde cette même campagne, si belle au pâle éclat de la reine desnuits !

C’est en vain que je communiquais mesimpressions à mon cousin Labiche ; il était insensible à tout,marchait tête baissée, traînant la jambe et pliant malgré lui sousle poids de son paquet. Il était environ une heure du matin…

– Asseyons-nous, lui dis-je, etcausons.

– Volontiers ! répondit-il ens’essuyant le front.

Et il laissa tomber son paquet, en poussant unsoupir de satisfaction. Quand nous fûmes assis, je pris la parole,car je compris que c’était à moi de diriger l’association, quoiqueje fusse le plus jeune.

– Tenons conseil, fis-je donc :qu’allons-nous devenir, où irons-nous ?

Cette grave question, posée d’une manièreaussi péremptoire, sembla étourdir mon cousin Labiche qui, au lieude répondre, se mit à défaire son paquet. Je proposai alors millechoses. S’embarquer ? Il n’y fallait pas penser ; la vued’un vaisseau, même en peinture, donnait la fièvre à mon cousinLabiche. Il ne fallait donc pas songer à prendre la route deDieppe. Que faire cependant ? Je formai intérieurement leprojet de suivre le chemin du midi de la France ; et, sansconsulter davantage mon cousin, je résolus de me confier au hasard.Après avoir pris cette sage décision, je m’arrangeai commodémentsur l’herbe, et, la tête appuyée sur mon paquet, je m’endormisbientôt profondément.

Je ne sais combien de temps dura mon sommeil,mais quand je m’éveillai, je portai les yeux vers mon cousin ;il était à la place où je l’avais laissé, paraissant profondémentaffecté, à ce que je crus. On va voir que l’air affligé que je luitrouvais n’était dû qu’à une digestion difficile.

– Allons ! lui dis-je, reprenonsnotre route.

Mon cousin ne se le fit pas dire deuxfois ; il fut bientôt sur pied, et je remarquai qu’ilsoulevait son paquet avec moins de peine.

– Ah ! ah ! m’écriai-je, lesforces sont revenues, à ce qu’il paraît… ou ton paquet est devenuplus léger…

– C’est plutôt cela, me répondit-il avecun hoquet… j’ai mangé une bouchée pendant que tu dormais, et jeboirais bien un verre d’eau.

Heureusement pour nous, nous rencontrâmes unesource où mon cousin se désaltéra : sans quoi il eût étépossible que je le visse étouffer à mes yeux. Pendant qu’il buvait,je tins son paquet, et j’eus l’occasion de m’apercevoir quevéritablement le poids en était diminué de plus d’une livre audétriment du pain.

Le jour commençait à paraître quand nousarrivâmes à la grand’route ; et, à la vue d’une chaise deposte qui passa devant nous au grand trot, mon cousin poussa deuxou trois soupirs, à la suite desquels il m’avoua qu’il étaitfatigué. Nous convînmes de suivre la grand’route jusqu’au premiervillage, où nous nous reposerions en déjeunant.

Cette manière d’arranger les choses parutconvenir on ne peut plus à mon cousin, qui avait déjà oublié latranche de pain dont son estomac s’était senti si péniblementchargé.

Il était grand jour quand nous arrivâmes auvillage ; la petite marche de deux heures environ que nousavions faite, depuis l’accident arrivé à l’estomac du cousin, luiavait probablement produit l’effet d’un verre d’absinthe, car ils’écria avec joie, en apercevant les premières maisons :

– Ah ! enfin ! je vais doncdéjeuner !…

Je commençais à frémir de me trouver associé àun tel mangeur ; et, malgré mon jeune âge, il me fut facile decalculer que notre fortune de vingt francs ne tiendrait paslongtemps en présence d’un si formidable appétit. Quand ils’agissait de manger, l’instinct de Labiche semblait tout à coup seréveiller ; car ce fut lui qui, le premier, découvrit uneauberge vers laquelle, me prenant par la main, il m’entraîna avecrapidité. Un peu surpris de cette brusque entrée, l’aubergiste nousregarda de travers ; mais bientôt l’air comique de mon cousin,et peut-être aussi mon accoutrement fort mesquin joint à mon jeuneâge, le rendirent plaisant jusqu’à l’insolence. Je ne m’en aperçuspas alors ; ce ne fut que plus tard, en fouillant dans messouvenirs, que je me sentis pris de colère en songeant à la manièredont il nous reçut.

– Que servirai-je à cesmessieurs ? demanda-t-il d’un ton gouailleur, enappuyant sur ce dernier mot. Des poulets ?… du pâté de foiegras ?… des éperlans ?…

Certes, il n’aurait pu nous servir aucun deces mets luxueux. Sa misérable auberge de village n’avait jamaisdonné asile à la moindre tranche de pâté de foie gras ;cependant je ne compris pas qu’il nous plaisantait, et je me hâtaide répondre :

– Non, Monsieur, rien de tout cela.

– Pourquoi donc pas ? fit mon cousinLabiche, en se léchant les lèvres et en répétant à voix basse àplusieurs reprises : « Pâté de foie gras ! pâté defoie gras !… »

– Du tout, Monsieur, dis-jevivement ; une omelette au lard.

– Combien d’œufs ? Douze ?quinze ? reprit l’hôte gouaillant toujours.

– Quinze ! se hâta de répondre moncousin.

– Et après cela… un morceau deveau ?

– Un morceau de veau… c’est cela !dit encore mon cousin, sans me laisser le temps de prendre laparole.

– Est-ce que ces messieursn’assaisonneront pas cela d’une petite salade ? ajoutal’hôte.

– Si fait ! si fait, unesalade !

C’était encore mon cousin Labiche quirépondait cette fois. À défaut de ma langue, dont il ne me laissaitpas la possibilité de me servir tant il mettait d’empressement àrépondre, j’usai de mes pieds pour l’avertir qu’il allait troploin ; mais il n’était plus temps, l’hôte était parti pourpréparer notre déjeuner.

– Ah çà ! dis-je à mon cousin dèsque nous fûmes seuls, tu veux donc dépenser nos vingt francs toutd’un coup ?

– Bah ! laisse donc, nous n’enaurons pas pour vingt sous… et, ma foi ! je me sentais enappétit.

On eût dit, à l’entendre, que cela ne luiarrivait jamais. Je fis contre fortune bon cœur ; et jeréfléchissais au métier qu’il nous faudrait embrasser pour suppléerà l’exiguïté de notre bourse, quand des joueurs d’orgues’arrêtèrent devant la fenêtre auprès de laquelle nous étionsassis. C’étaient trois enfants de mon âge environ, et je pensaitout de suite à faire le même métier qu’eux ; peut-être, aprèsavoir payé notre dépense, nous resterait-il encore assez pouracheter un orgue ? Je communiquai mon idée au cousin Labichequi la rejeta bien loin, prétendant que cela devait fatiguer lebras de toujours tourner un pareil instrument. Je commençais àcroire qu’il n’y avait pas à compter sur mon cousin pour nous tirerd’affaire, lorsque notre hôte parut apportant notre déjeuner.

Quand j’ai pensé depuis à l’effrayantequantité de nourriture que l’on plaça devant nous, il ne m’a jamaisété possible de m’expliquer comment il se fit que tout eût disparu.Certes, je pris ma part du premier repas que je fis en société demon cousin ; mais je déclare qu’il ne fallut pas la dixièmepartie de ce qu’on nous servit pour apaiser ma faim. Et cependantil ne resta rien sur les plats ! J’en suis encore surprisquand j’y pense. Enfin il fallut payer ; c’était ce qu’onappelle le quart d’heure de Rabelais : mon cousin ne semblapas s’en soucier. Il étendit ses jambes, se renversa sur sa chaise,et, dans cette position agréable, il travailla à sa digestiontandis que je réglais avec l’hôte. Celui-ci nous apporta une notede sept francs et vingt centimes que je donnai en rechignant, touten maugréant contre mon cousin Labiche.

Nous sortîmes de l’auberge. L’hôte, qui avaitvu manger mon cousin, le regarda d’un air surpris ; et, commenous étions encore sur le pas de la porte, je l’entendis dire à sesvalets :

– Il n’est pas possible, ce garçon-là ale ver solitaire !

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