Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE VIII

 

La boutique du barbier. – Portraitde mon patron. – Mon cousin Labiche produit son effet. –Conversation à notre sujet entre le barbier et safemme.

 

Si vous n’avez jamais vu de boutique devillage, il vous sera impossible de vous faire une idée de celledans laquelle j’entrai sur l’invitation de mon patron, l’illustrebarbier Cornesac.

Mon cousin Labiche m’avait précédé ; etce fut lui qui attira le premier mes regards : il soufflaitsur une chaise placée près d’une porte qui devait être celle de lacuisine, à en juger par les regards de convoitise que mon pauvrecousin lançait dans les profondeurs de la pièce voisine. Mais jefus bientôt détourné de cette observation par l’aspect étrange queprésentait la boutique dans laquelle j’allais faire monapprentissage. Qu’on se figure, si l’on peut, une petite pièce nonpavée, non carrelée, et dont la terre, pour tout plancher, offre detels accidents de haut et de bas qu’il faut une grande habitude duterrain pour ne pas se laisser choir. Les murs, nudifiés parl’humidité, paraissent avoir été couverts, bien avant laRévolution, d’un papier qui a pu être gris-bleu, mais dont biencertainement le chimiste le plus habile ne pourrait à l’heure qu’ilest, reconnaître la couleur primitive quand bien même il selivrerait à l’analyse la plus minutieuse sur les quelques lambeauxqui en restent.

Passons à l’inventaire du mobilier. Quelquechose au fond qui a la prétention d’être un comptoir ; deuxchaises estropiées et une table boiteuse, laquelle portetriomphalement une vieille cuvette en terre, qui prouve auxchalands, par trois brèches énormes, l’ancienneté de ses serviceset les nombreux assauts qu’elle a eu à soutenir. Un vieux cadrejadis doré, et qui servait en ses beaux jours à entourer une glace,laquelle aura probablement volé en éclats dans un jour decolère ; car il n’en reste plus qu’un morceau dans un coin ducadre, encore paraît-il tout honteux de son isolement. Ce cadrepasse sa vie monotone pendu au mur, en société de deux gravuresqui, par l’absence de toute poussière, semblent être les favoritesdu lieu et l’objet d’un culte particulier du seigneur etmaître.

Ceci n’est que pour un côté.

Si l’on se retourne, on aperçoit la boutiqued’épicerie, plus basse de trois ou quatre marches que celle dubarbier. Une cloison séparait jadis les deux boutiques ; maiselle a disparu pour la commodité du patron, qui trouve ainsi lafacilité de servir une livre de sucre ou de chandelle dansl’intervalle d’une barbe à l’autre. Voilà pour les yeux ; quesi nous nous occupons de l’odorat, nous nous apercevons qu’il estdésagréablement frappé, en entrant, par un mélange de senteurs fortoriginales. Et il est impossible de donner la supériorité à aucuned’elles : tantôt c’est le savon aromatisé qui domine ;tantôt c’est le poivre, le café ou l’herboristerie, quand ce n’estpas un certain fumet particulier qui décèle, à ne s’y pas tromper,l’habitation des chiens dans ce séjour.

– Ce sont sans doute là les pensionnairesdu barbier, pensai-je ; et en effet, en portant mes yeux sousce qui servait de comptoir, je vis environ une demi-douzaine de cesquadrupèdes qui, en m’apercevant, se mirent à japper à qui mieuxmieux.

– Allons ! tout beau… vousautres ! cria le barbier en rentrant dans la boutique, aprèsavoir fait disparaître toute trace de son costume de ville, etavoir revêtu un négligé de circonstance tout à fait agréable.

C’était un habit qui avait bien pu être jadisde la couleur du papier, mais qui, pour lors, paraissaitentièrement revêtu de toile cirée, tant il était gras.

Le barbier nous présenta une feuille de papiertoute préparée ; il n’y avait plus que les noms à écrire, etce fut bientôt fait. Nous étions engagés pour huit ans !J’avoue que je commençais à faire de sérieuses réflexions ;mais la faim m’avait mis la plume à la main et j’avais signé.

– Allons, nous dit le barbier, àl’ouvrage !… Lé cousin Labiche séra pour l’épicerie ; ettoi, mon garçon, commé tu m’as l’air plus entendu, tu seras monsecond.

Mon cousin Labiche vit avec plaisir ladestination qu’on lui donnait ; il pensait aux pruneaux, auxconfitures, au fromage même qui lui tomberaient sous la main ;aussi fut-ce avec une joie digne d’un tigre affamé qu’il descenditles trois marches qui le jetèrent à plein collier dans l’épicerie.Quant à moi, je restais avec le barbier, et comme il remarqua queje portais les yeux vers les deux gravures :

– Ah ! ah ! me dit-il, turegardés mon portrait ?…

– Votre portrait !… fis-jeétonné.

La gravure représentaitM. de Turenne vu de dos.

– Certainément tout lé monde trouvé quej’ai beaucoup dé ressemblance avec M. dé Turenné… surtout danscetté position… Né remarques-tu pas ?

Je ne savais que répondre, quand ilreprit :

– Allons ! tu n’es pas bonphisionomisté… Mais qué diras-tu de ce Louis XIV ? Jél’ai encore acheté à cause de la ressemblance frappante qué j’aitrouvée entre lé grand roi et moi.

Fort heureusement pour moi, on appela le sosiedu grand roi, sans quoi j’allais lui rire au nez.

Je ne ferai pas ici le récit des huit joursque nous passâmes chez le barbier ; je me contenterai de direque, vers la fin de la semaine, il ne semblait plus aussi enchantéqu’il l’avait paru d’abord de son acquisition. Mon cousin Labichefaisait des siennes ; il dévorait les pains de quatre livres,quand il ne trouvait pas mieux… et on avait soin qu’il en fûttoujours ainsi. Le patron ne causait plus avec nous, la patronnemurmurait en nous regardant en dessous. Mon cousin Labiche nes’apercevait de rien, il allait toujours son train ; mais moi,je remarquais ces signes certains de l’orage qui s’amoncelait surnos têtes. Il éclata enfin le huitième jour. Le barbier et sa femmeétaient dans l’arrière-boutique, mon cousin Labiche consultaittoutes les caisses de pruneaux dans l’espérance d’en trouver encoreun ; il n’y avait donc que moi dans la boutique du barbier,et, tout en feignant de démêler une perruque, j’entendis laconversation suivante qui nous concernait :

– Tout va de mal en pis, disait la femme,depuis que tu as amené ici ces deux fainéants là…

– Oh ! né dis pas dé mal du petit,reprit le barbier plaidant en ma faveur, il a dél’intelligence…

– Intelligence… tant que tuvoudras ;… mais le grand, avec son habit cannelle, ne nouslaissera bientôt plus de pain à la maison. Il en mange près dequatre livres par jour…

– Eh donc ! femmé, dit à son tour lebarbier, si tu lui donnais tous les jours un peu de la soupe qué tufais pour les chiens, cela calmerait peut-être son appétit…

– Du tout. Il en mangerait à lui toutseul plus que nos six pensionnaires… Il faut qu’il s’en aille… Ahçà ! tu as donc vendu beaucoup de pruneaux ces joursderniers ?

– Pas un ?

– Il n’y en a plus !… Ce vorace-lànous vole… c’est sûr…

Puis elle ajouta tout à coup :

– Cornesac, il faut les renvoyer.

– Les renvoyer… non… jé né lé puis… jé mésuis engagé à les garder huit ans… Mais laissé-moi faire… jé téréponds que demain ils né seront ici ni l’un ni l’autre.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Tu verras… tu verras… fit lebarbier ; et il entra aussitôt dans la boutique.

– Eh ! eh ! dit-il en mefrappant sur la joue, cé pétit ami… il travaillé comme un joligarçon. Mais c’est aujourd’hui samedi… et cé jour-là… on nétravaillé pas le soir… Jé conte des histoires à mes apprentis.

Il appela mon cousin Labiche qui entra entoussant. Dans son empressement, en s’entendant appeler, il avaitavalé de travers une figue qui l’étranglait. Alors le barbier, seplaçant au milieu de nous commença aussitôt l’histoire qu’on valire.

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