Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XIV

 

Une histoire racontée par je nesais qui.

 

Je m’étais glissé entre la baraque et le murle long duquel elle était adossée ; et là, tenant toujours enmain la sacoche aux vingt-cinq francs, et parfaitement tranquille àl’endroit de mademoiselle Marianne qui bien certainement neviendrait pas me chercher où j’étais, je me promis d’attendre unmoment favorable pour me présenter devant le monsieur auxaventures. Je commençais à craindre de trouver le temps long,lorsque j’entendis, derrière la toile, et probablement dans ce quiservait d’arrière boutique à la baraque, une voix enrouée quiraconta l’histoire suivante, que j’écoutais… par la raison toutesimple qu’il m’eût été impossible de faire autrement :

« À dix ans, j’étais tapin,vulgairement dit tambour. Mon père, un vieux de la vieille, luronsoigné, se dit un jour : « Je vais faire don de monmarmot à la patrie qui ne le refusera pas. Le mioche battra lacharge pendant que monsieur son père bousculera les ennemis. Je vasdire deux mots à l’autorité à ce sujet. » Ce qui fut dit futfait : l’autorité bénévole accepta mes petits services, et monpère lui-même surveilla mon éducation. Tous les matins, avantdéjeuner, je battais pendant deux ou trois heures des raet des fla, histoire de me mettre en appétit ; et monpère battait la semelle à mes côtés pour être plus sûr de lachose.

« Nom d’un petit bonhomme ! je mesuis flanqué bien souvent des coups de baguette sur les doigts enapprenant le roulement ; j’ai bien souvent battu la diane aulieu de la retraite, la retraite au lieu de la charge ; mais,comme disait un ancien : « Apprenti n’est pasmaître, » et c’est la vraie vérité. À m’entendre à présent, àvoir le charme que je déploie en caressant mon instrument, on ne sedouterait jamais que j’aie pu faire des incongruités pareilles… laretraite au lieu de la charge ! Dans ces occasions-là, monpère saisissait une de mes deux baguettes, et, dans sa colère, luiqui n’avait pas appris la chose, il battait d’instinct la généralesur mon dos, mieux que le tambour-maître de la 32e, quiétait, je peux le dire, un crâne lapin.

« Pour lors ; v’là qu’un jour monprofesseur me dit :

« – Petiot ! v’là que te v’là assezfort pour battre dans les chœurs… passe dans les rangs, et del’huile de bras… jeune homme !

« Je n’en fais ni une ni deux, lediscours m’avait flatté, et je bats des ra et desfla pendant cinq minutes en signe de triomphe.

« – Bravo ! qui me dit, si çacontinue tu deviendras un lapin comme le tambour-maître de la32e.

« Le compliment était flatteur, car letambour-maître était le plus beau soldat de l’armée française, ycompris Sa Majesté Napoléon lui-même, et de plus le meilleurinstrumentiste que l’on aurait pu trouver dans les quatreparties du monde, sans en excepter Pékin, la patrie des bourgeoiset de tous ceux qui ne sont pas militaires, généralementquelconques. Mon professeur reprit la parole, dont il savait seservir avec agrément :

« – Songe à te distinguer, petiot ;bats ferme et longtemps… Demain tu auras de la besogne soignée,nous allons tailler des croupières à l’ennemi, et, dans une affairecomme ça, rappelle-toi que le tapin est l’âme d’une armée. Allons,bats un fla !

« J’exécutai le fla sans lemoindre petit accroc. Nous étions alors à Eylau.

« – Bats un ra àc’t’heure ! reprit mon professeur. Bien ! bravo !…Il y a de la vigueur… Si tu vas comme ça, blanc-bec, il n’y a pasde doute que le Petit Caporal te remarquera ; et pour lors, ilse pourrait bien que tu gagnasses tes baguettes d’honneur.Excusez ! continua-t-il avec satisfaction, j’ai uneconversation soignée… Je lâche les asse comme unprofesseur du collège de France ou de Navarre.

« Mon professeur ne savait pas dire aussivrai, quand il me faisait la prédiction que je serais remarqué parl’Empereur et que j’attraperais mes baguettes d’honneur. Écoutezvoir :

« Le lendemain, il faisait unefroid de chien ; j’avais bien les doigts roides comme les cinqcents millions de diables. On nous commande de battre la charge. Encommençant ça n’allait pas, nom d’un petit bonhomme ! C’étaitroide, c’était sec… pas de moelleux ! Je commençais àbisquer ; mais v’là que petit à petit et insensiblement mesdoigts se réchauffent, et je tapais ma peau d’âne, et je tapais… etje tapais de peur de me laisser refroidir. Pendant ce temps-là labagarre allait… Pif ! pouf ! pan ! Allez donc !Moi, je tapais toujours comme un possédé, et je marchais en avantdes autres, des vieux qui avaient des moustaches pour leur tenirchaud au bout du nez. Tout à coup v’là quelque chose comme quidirait un général qui passe, enveloppé d’une pelisse et de sonétat-major.

« « L’Empereur, » que j’entendsdire autour de moi.

« Nom d’un petit bonhomme ! que jeme dis, Michu, c’est le moment de te montrer.

« Et je redouble le roulement ;j’allais… j’allais comme si le diable m’emportait. L’Empereur meremarque ; il descend de cheval et vient à moi.

« – Bonjour ! qu’il m’dit.

« – Salut, mon empereur, que je luiréponds.

« – Comment que tu t’appelles ? quim’dit.

« – Pierre Michu ! que je fais, sanscesser de battre.

« – Ton âge ?

« – Trente ans de moins que mon père.

« – L’âge de ton père ?

« – Quarante-deux ans, mon empereur.

« – C’est bien ! courage, monbrave !

« V’là qu’il me donne une petite claquecomme ça d’amitié, et qu’il remonte à cheval. Les autres, les vieuxbisquaient comme des enragés, parce qu’il ne leur avait pasparlé ; je les entendais qui disaient entre eux :

« – Est-il heureux ce petit-là… il acausé avec l’Empereur !

« – Il n’y a de bonheur sur la terre quepour les marmots, ma parole d’honneur !

« Moi, je ne faisais pas semblantd’entendre ; et je tapais toujours, histoire de lesétourdir.

« Le lendemain, j’étais à l’ordre du jouret un aide de camp me remettait mes baguettes d’honneur. C’est pourle coup que les anciens enrageaient, et qu’ils marmonnaient entreleurs dents… ceux qui en avaient encore.

« Pour lors, on me fit passer dans la32e, où était le joli tambour-maître. Il était vexéaussi de la distinction qu’on m’avait donnée ; et, encommandant ses manœuvres, il me regardait toujours de travers. Maisil ne pouvait pas me prendre, parce que s’il était le plus jolitambour-maître de l’armée, j’en étais le tambour le plus habilesous le rapport des batteries… à preuve ! »

Ici, j’entendis un roulement de tambour quiannonça que tout était fini, à ce que j’en pus juger par le bruitqui se faisait autour de la baraque, et par la foule que je vispasser tout à coup des deux côtés de l’établissement. Je pensai quec’était le moment de me présenter : et, prenant mon courage àdeux mains, je me décidai à entrer.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer