Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XXII

 

Comment je fais mes adieux à lapetite Bédouine. – Les trois cents francs. – Suite de la confessionde la Bohémienne. – Sa mort.

 

– Morte ! elle est morte !s’écria la petite Bédouine au comble de l’effroi.

– Mon Dieu ! qu’allons-nousfaire ? dis-je à mon tour… Quel malheur qu’elle n’ait pasachevé ses aveux !…

– Oh ! ma foi ! je n’y tiensplus, reprit la Bédouine : j’ai trop peur… je me sauve…

– Par exemple ! y penses-tu ?fis-je en la retenant… Qui sait ? peut-être n’est-elle pasmorte, et ce serait bien mal de la laisser là avant d’être sûr…

– Oh ! Tant pis !… tu t’enassureras si tu veux : moi, je viens d’entendre, en mecouchant contre terre, un bruit de voiture qui m’annonce que lagrand’route n’est pas éloignée… Je ne reste pas là…Adieu !

Je tentai encore de la retenir.

– Mais que vas-tu faire !

– Qu’importe ? répondit-elle :je ne resterai pas plus longtemps avec cette femme qui me faitpeur… Adieu, Claude !

Et, d’un saut, elle fut à dix pas demoi ; bientôt je la vis disparaître au milieu des taillis,dans la direction que semblait lui indiquer un bruit de voiture queje parvins à distinguer. Ce bruit était si faible, qu’il me prouvaque la route devait encore être loin de l’endroit où nous noustrouvions.

– Adieu ! m’écriai-je indigné.

Et, perdant tout à coup l’amitié que j’avaispour elle :

– Adieu ! va, tu n’as pasde cœur de me laisser ainsi seul… avec la Bohémienne qui est morte,ajoutai-je… Je voudrais que tu ne trouvasses pas laroute !…

 

Ce vœu n’était pas charitable ; maisj’étais dans une position à me le faire pardonner, et la peurs’empara de moi tellement que je sentis mes jambes faillir et queje tombai assis malgré moi aux pieds de la Bohémienne. Je n’avaispas perdu connaissance, et j’eus encore la force d’adresser à Dieuune prière fervente ; car je dois dire ici que je n’avais pasoublié les prières que ma bonne mère m’avait appris à faire chaquesoir et que, malgré ma vie aventureuse, il ne m’arriva pas souventde manquer à ce devoir.

Pendant que je priais, la Bohémienne fit unmouvement et reprit ses sens.

– Où suis-je ?… demanda-t-elle.

Puis, regardant autour d’elle :

– Ah !… je reconnais… je suis aupied du chêne… Oh ! si le dernier des Montdidier pouvaitsavoir… où je suis… et ce qu’il y a là… là… ajouta-t-elle enfrappant la terre de ses deux mains.

J’étais revenu à moi en voyant que laBohémienne n’était pas morte ; et je fus frappé de sesdernières paroles. Que voulait-elle dire ? et que pouvait-il yavoir au pied du chêne ?…

– Depuis douze ans, reprit-elle, comme separlant à elle-même, je n’en ai pas entendu parler… Fasse le cielqu’Arthur de Montdidier ne soit pas mort… et que je puisseréparer…

Je profitai de ce moment pour la remettre surla voie de sa confession.

– Mais vous étiez en train de meconter…

– Oui… oui… continua-t-elle ; jesais bien… j’en étais encore à l’époque de ma naissance… je vaisachever ces pénibles aveux que j’offre à Dieu comme une expiation.Puisses-tu me comprendre, pauvre enfant… et par là rendre utile laconfession que je fais aujourd’hui… Mais, avant que je poursuive…prends ces trois cents francs… je te les laisse… Ils sont purs,ceux-là… ce n’est pas de l’argent volé… je l’ai gagné sou à soudans le métier que je fais depuis douze ans… Maintenant, je n’en aiplus besoin… Prends… et écoute l’indication que je vais te donnerpour ne pas te perdre dans cette forêt… Tu suivras ce chemin toutdroit… arrivé au bout de l’allée, tu verras un sentier à ta gauche…C’est celui-là qu’il faut prendre pour gagner la grand’route.

Elle me remit les trois cents francs contenusdans une ceinture, me répéta encore le chemin que j’avais à suivre,puis elle ajouta :

– Maintenant, je reprends mes péniblesaveux. De toute notre tribu, ma mère restait seule avec moi ;elle s’éloigna du pays pendant quelque temps, puis elle y revint etfit tant qu’elle entra comme domestique chez le vieux baron deMontdidier, toujours riche, mais moins puissant que ses ancêtres.Il avait deux fils, militaires à l’époque où commençait laRévolution. Ma mère avait tant fait par sa bonne conduite et sondévouement affecté, qu’elle avait obtenu toute la confiance de sonmaître, fort vieux alors, et qui vivait seul au château avec elle.Le vieillard était trop près de la mort pour que ma mère voulutattenter à ses jours ; elle crut que sa vengeance serait plusaffreuse si le vieux baron voyait mourir ses enfants l’un aprèsl’autre. L’aîné, Maximilien, annonça son retour sur cesentrefaites ; et en effet, quelques jours après, il sautait aucou de son père. Rien ne fut plus touchant que la scène qui eutlieu à son arrivée. Ma mère, qui était présente, sentit toute sahaine se rallumer ; et, en voyant leur joie, elle résolut dela changer en douleur.

M. Maximilien annonça que sa femme devaitarriver le lendemain avec son fils qui venait de naître, et qu’illui faudrait une nourrice. Ma mère lui proposa sa fille, et cettefille… c’était moi… moi, qui devais nourrir de mon lait cet enfant…le dernier des Montdidier !…

Ma mère avait ses projets !

Le lendemain, quand la femme deM. Maximilien arriva avec son fils… elle était veuve. On avaittrouvé M. Maximilien mort dans son lit ; et les médecinsappelés déclarèrent qu’il était mort piqué par une bêtevenimeuse.

On fit dans le château les recherches les plusactives, et l’on ne trouva rien. C’était ma mère qui, profitant dusommeil de Maximilien, l’avait piqué avec une aiguille tellementempoisonnée que la mort avait dû être instantanée. Le jeune Arthurme fut confié et tout le château était dans le deuil quand l’autrefils du vieux baron arriva. La Révolution avait éclaté, les noblesquittaient la France un à un, et M. Raoul voulut en faireautant. Quant au vieillard, il déclara que rien ne lui feraitabandonner sa terre.

Les préparatifs du départ de Raoul avaient étéfaits si mystérieusement au château, que personne ne pouvait enavoir connaissance au dehors ; et pourtant M. Raoulvenait de faire ses adieux à sa belle-sœur en deuil, lorsqu’il futarrêté comme convaincu d’avoir voulu émigrer.

On se demandait qui avait pu ledénoncer : et personne ne pensa à accuser ma mère. Comment sedouter que Betzy n’était autre que la Bohémienne qui vengeait lamort de tous les siens ? M. Raoul fut mené à la prison deMontpellier, où sa belle-sœur obtint la permission de l’aller voir.Le sort de ce Montdidier n’était que trop certain ; aussi lesadieux que la veuve de Maximilien fit à Raoul dans la prisonfurent-ils touchants. Le frère et la belle-sœur savaient qu’ils nese reverraient que dans l’éternité !

Ils devaient se revoir plus tôt… au pied del’échafaud ; car ma mère avait encore passé par là… Oh !je te le dis, Claude, nous sommes une race maudite… et nous avonsvécu dans le crime !… La veuve de Maximilien ne sortit de laprison de son beau-frère que pour entrer dans une autre ;arrêtée illégalement, elle fut condamnée de même. C’était ma mèrequi l’avait poussée à aller voir M. Raoul et qui l’avaitdénoncée comme aristocrate… Ce sont d’affreux crimes, n’est-ce pas,que ceux-là ? Aussi ma mère en fut-elle punie par le Ciel…Elle mourut de malemort et dans des douleurs si atroces, qu’elleeut à peine le temps de m’arracher le serment de continuer l’œuvrede vengeance, et de me dire :

« Il n’y a plus que deux Montdidier,Dinah… étouffe entre tes bras l’enfant que tu allaites plutôt quede laisser nous survivre un seul de cette race de serpents…Brise-lui la tête sur le pavé, quand le vieillard sera mort, et va,si tu le veux après, te livrer au bourreau… Tu pourras mourircontente, car tu auras accompli l’œuvre à laquelle nous travaillonsdepuis deux siècles de père en fils… et notre race aura survécu àla leur. »

Je me trouvais seule au monde, car j’avaisépousé un homme de Bohême qui était mort, et j’en avais eu un filsqui n’avait vécu que huit jours.

À moi, maintenant, à moi seule était réservéd’achever l’œuvre criminelle de notre race, et pour cela je n’avaisqu’un enfant à frapper !… Je ne m’en sentis pas le courage…Chaque jour, je pensais au serment que j’avais fait à mamère ; et, chaque jour, je remettais la mort d’Arthur aulendemain. Le vieillard s’éteignit dans sa quatre-vingt-quatrièmeannée ; et un jour, un notaire ami de la famille vintm’enlever le jeune Montdidier, mon Arthur, que je vis partir avecjoie… car je craignais de céder enfin à la voix de ma mère qu’il mesemblait entendre me crier : « Frappe !frappe ! »

Qu’il soit malheureux, pensai-je, mais qu’ilvive !

De ce jour, je ne le perdis pas de vue. Lenotaire s’arrangea de manière à ce que les biens revinssent plustard à l’héritier ; il les acheta à la nation, et eut biensoin dans ses notes de consigner que le domaine de Montdidierdevait être remis au jeune Arthur, qui, pour prouver son identité,présenterait certains papiers qu’il indiquait. Ces papiers avaientété confiés à un vieux serviteur, lequel emmena le jeune enfant enAllemagne en lui donnant un nom supposé. La Révolution passa, etl’enfant devint homme. Quand il eut vingt ans, il revint en Francepour réclamer ses biens ; et, lorsqu’il voulut présenter cespapiers qui prouvaient qu’il était réellement Arthur de Montdidier,il ne les retrouva pas ! Je les lui avais fait voler par unhomme de notre nation qui lui servait de domestique. On le pritpour un intrigant ; et, après le temps voulu pour laprescription, ses biens retournèrent à l’État par déshérence.Cependant, Arthur s’était fait une position sous un nom supposé,car on lui refusait le droit de s’appeler Montdidier… Ce n’est pastout, dit la Bohémienne qui paraissait perdre ses forces d’instanten instant.

Elle s’arrêta pour reprendre haleine ;puis continua enfin d’une voix si faible, que j’eus quelque peine àl’entendre :

– Il allait se marier… La dot de safemme… cent mille francs… je les ai volés… pour empêcher sonmariage… mais ils sont encore intacts… Claude… cherche cet homme…et dis-lui… Ces papiers et les cent mille francs… cachés… ils’appelle… Ah !

Elle jeta un cri, et ce fut son derniersoupir.

– Mon Dieu ! m’écriai-je,Bohémienne… dis-moi le nom… le nom de ce Montdidier ? où sontcachés ces papiers ?

Mais je n’obtins pas de réponse… bientôt jem’aperçus qu’elle était morte.

– Malheureuse ! fis-je avec horreur,quel tissu de crimes !…

Et je me mis à courir dans la directionqu’elle m’avait indiquée. Mais tout à coup je revins, et, tirantmon couteau :

– Faisons une marque à ce chêne, medis-je, peut-être aurai-je un jour besoin de savoir où cette femmeest morte… Mon Dieu ! si je pouvais retrouver ceMontdidier !

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