Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE V

 

Je commence à me lasser de moncousin Labiche. – Le fond de notre bourse. – Les pommes à cidre. –Une tartine de beurre. – L’heureuse colique. – De ce qui arriva àpropos de la tartine de beurre.

 

Au train dont allait mon vorace cousin, notrebourse fut bientôt aussi plate que celle de Job, le patron desgueux. Il y avait deux jours à peine que nous avions quitté le toitpaternel, et déjà notre avoir se trouvait réduit à une somme de unfranc, que, grâce à ma prudence, j’avais soustraite à la voracitéde Labiche en la cachant dans mon soulier. C’est à cette prudencebien au-dessus de mon âge que je dus une ampoule au pied, laquellenous contraignit de nous arrêter. Nous étions alors aux environs deBeauvais ; et depuis la nuit du départ, nous nous étionscontentés de la belle étoile pour toute hôtellerie. Qu’on juge doncsi nous étions fatigués, mon cousin Labiche et moi, et si nousaspirions ardemment au bonheur de reposer dans un lit ! Maisil fallait se le procurer ce lit, et ce n’était pas avec vingt sousque nous pouvions satisfaire à tous les besoins qui nousassaillaient à la fois ; car, depuis le matin, c’était bien lacentième fois que mon cousin me répétait son sempiternel :« J’ai faim ! »

Il fallait cependant prendre un parti :nous pouvions, certes, nous procurer un lit pour notre franc ;mais alors il fallait se passer de manger, et c’était un chapitresur lequel il était impossible de faire entendre raison à moncousin Labiche. Je commençais réellement à me lasser de sa société.Tant que nous avions eu de l’argent en poche, nous avions vécu enassez bonne intelligence ; mais, l’argent diminuantrapidement, les disputes arrivèrent grand train. Le sujet de toutesnos querelles était la nourriture ; mon cousin, de lameilleure pâte pour toute chose, était à cet endroit d’une ténacitéet d’une âpreté remarquables. Quand j’essayais de lui fairecomprendre que nous ne résisterions pas à une dépense pareille, ilme répondait toujours par ces mots dignes d’unphilosophe :

– Alors, comme alors !… Tant qu’il yen a, il y en a.

Et son imagination travaillait aussitôt sur cethème : Que mangerai-je à déjeuner ? Que mangerai-je àdîner ?

Ce jour-là, je répondis à cette question qu’ilse faisait à part lui depuis longtemps.

– Tu ne mangeras pas aujourd’hui, luidis-je.

Il fit deux sauts sur la route à cette phrasefoudroyante, et ouvrant de grands yeux :

– Pourquoi donc ça ?demanda-t-il.

– Parce que nous n’avons plusd’argent…

– Allons donc ! c’est impossible,s’écria-t-il, effrayé par cette perspective.

– C’est la vérité, répondis-je, regardeplutôt.

Et je lui montrai notre bourse.

Il se mit à rire niaisement, et, me frappantsur l’épaule.

– Tu en caches, farceur !dit-il.

– J’en cache, moi !… Eh bien !oui… j’ai caché vingt sous… les voilà !… avec cela il fautfaire toute notre journée… Quant à demain… !

Mon cousin ne m’écoutait déjà plus. Il avaitaperçu dans un champ des paysannes qui abattaient des pommes, et jele vis courir à elles avec une vivacité dont je ne le croyais passusceptible.

Il ne tarda pas à revenir avec des pommes dansson mouchoir.

– Ah ! je ne mangerai pasaujourd’hui ! fit-il en me montrant sa conquête, regarde cequ’on m’a donné.

Et, ce disant, il se mit en devoir de fairedisparaître les pommes, sans penser seulement à m’en offrir. Je luien pris quelques-unes ; c’étaient des pommes à cidre fortamères au goût et très dangereuses pour le corps, qu’ellesdérangent inévitablement. En un quart d’heure mon cousin Labicheeut tout dévoré.

Cependant, j’avais trouvé un moyen desacrifier à la fois à notre fatigue et aux exigences de notreestomac. J’obtins, de pauvres paysans qui occupaient une vieillemasure à quelques lieues de Beauvais, la permission de coucher dansleur écurie, moyennant dix sous ; et, avec les autrescinquante centimes, j’achetai du pain bis et du beurre. J’avaislaissé mon cousin Labiche dans l’écurie pendant que j’étais alléaux provisions ; quand je revins, je le trouvai tout blême, ilse tordait comme le jour de la noce de ses sœurs, et il m’avouaqu’il se sentait gravement indisposé.

– Ce sont tes diables de pommes… luidis-je ; aussi tu en as mangé une quantité…

– Pas déjà tant… une trentaine…

– Eh bien ! continuai-je, il fautfaire diète aujourd’hui.

Cette ordonnance était un peuintéressée ; car, en voyant l’exiguïté de nos provisions et enpensant à l’appétit furibond de mon cousin Labiche, je commençais àcraindre d’être condamné à un jeûne forcé. Mais il n’entendit pasde cette oreille-là.

– Bah ! fit-il. Au contraire… celame fera du bien de manger un morceau.

Ce disant, il sauta sur nos maigresprovisions, se fabriqua en un instant une monstrueuse tartine et semit en devoir de la dévorer, sans toutefois lâcher le restant dupain dans lequel il avait introduit le beurre. Ah ! je mefâchai sérieusement cette fois ; mais mes paroles et ma colèrene troublèrent pas mon flegmatique cousin. Je fus obligé d’employerla ruse pour lui faire lâcher prise. Je passai derrière lui ;et, lui arrachant le pain, je me sauvai à l’autre bout de l’écurie.Comme il commençait à faire nuit, il fut longtemps avant de metrouver, et ma tartine était achevée quand il me découvrit. Ilvoulut m’arracher mon modeste repas ; ventre affamé n’a nicœur ni oreilles. Alors commença entre nous une lutte dans laquellej’aurais eu le désavantage sans l’adresse que je déployai. Jesortis de l’écurie, et, courant çà et là dans la cour, je pusattraper quelques bouchées à la dérobée. Mais j’étais serré de prèspar mon maudit cousin ; et j’allais être saisi par lui, quandje le vis, à mon grand étonnement, abandonner tout à coup lapoursuite et se sauver en courant. C’étaient les trente pommes quivenaient à mon aide. Heureuse indisposition ! J’allaisprobablement lui devoir mon souper. Pour plus de sûreté cependant,je me hissai sur un toit de chaume, non sans avoir emporté une peaude veau que nos braves hôtes nous avaient donnée pour nous couvrir.Là, à cheval sur l’arête du toit, je mangeai paisiblement matartine, sans crainte de mon cousin qui me regardait d’en bas,n’osant venir me trouver dans la salle à manger que je m’étaisimprovisée. Cependant, ma tranquillité devait être bientôttroublée : ma tartine était engloutie, et je songeais déjà àregagner mon lit, c’est-à-dire une botte de paille fraîche quenotre hôte avait généreusement étendue sur de la vieille litière,quand j’entendis du bruit dans une petite ruelle au-dessus delaquelle je me trouvais, grâce à ma position élevée. J’avais étéaperçu et sans aucun doute pris pour un voleur. Je songeai àdescendre précipitamment ; mais, dans mon trouble, je metrompai de côté, et, au lieu de retomber dans la cour, je melaissai glisser dans la ruelle même où se trouvaient mes ennemis enarmes. Je dis en armes, car la garde nationale du lieu était surpied, et une patrouille de trois hommes, dont deux seulementétaient en uniforme, circulait d’un pas grave dans les environs,n’osant pas trop approcher du lieu où l’on avait aperçu l’audacieuxvoleur. En remarquant mon erreur, et en me trouvant dans la ruelle,je fus bien effrayé et je me sauvai à toutes jambes, entraînantavec moi la peau de veau, vers un taillis derrière lequel je meblottis. Cependant tout le village était en émoi, et la patrouille,se sentant appuyée par de vigoureux paysans armés de gourdins, pritenfin le courage d’avancer dans la direction que j’avais prise.

Je fus bientôt découvert ; la patrouilledevint féroce en reconnaissant mon âge et ce que sa peur avait deridicule. On m’arrêta ; il fut question de me mener jusqu’àBeauvais, afin de me livrer à la justice. Bref, un obligeant seproposait déjà pour aller avertir la gendarmerie du canton, quandmon digne hôte parut, fort heureusement pour moi. Il me reconnutaussitôt ; et, lorsque je lui eus conté la cause de tout,l’histoire de ma tartine et la persécution de mon cousin Labiche,le brave homme n’hésita pas à me réclamer : puis chacun allase coucher, tout en maugréant d’avoir été dérangé pour rien.

J’en fus quitte pour la peur ; et, rentréà l’écurie, je m’endormis en réfléchissant à tout ce qui aurait puarriver à propos d’une tartine de beurre.

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