Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XI

 

D’une rencontre que je fis, et dessuites de cette rencontre. – Je deviens rapin. – Un costume neuf. –À la chie-en-lit ! – Le visiteur. – Notice pour le salon. – Dunoir sur du blanc. – Je suis encore sur le pavé.

 

Je courus au moins pendant un quart d’heure etj’étais déjà loin de Saint-Lô, quand je m’arrêtai essoufflé, horsd’haleine. J’avoue que la première chose que je fis, après unecourse aussi longue, fut de me féliciter d’avoir perdu mon cousinLabiche, qui sans doute était encore en train de regarder cuire lesdindons. Mais, ce premier moment de satisfaction passé, je songeaisérieusement à ce que j’allais faire ; et je décidai, aprèsmûre réflexion, que je n’en savais rien. La faim commençait à metourmenter ; et, si j’avais eu du pain, je crois que j’auraisfait une entaille au produit du larcin de mon cousin, lequelproduit continuait à empester mes chemises. Quand je dis meschemises, je veux dire ma chemise ; car je n’en portais qu’unesous le bras, par la raison que j’en avais deux en tout, et quel’autre couvrait mon corps. Je dois dire ici, pour l’intelligencedu lecteur, que la femme du barbier avait blanchi mon linge pendantles huit jours de mon apprentissage, et que c’est un service que jen’ai pas encore oublié.

Au milieu des réflexions que provoquait monappétit, j’aperçus un homme en blouse, assis dans la plaine à unquart de lieue environ. Il m’était impossible, de l’endroit où jeme trouvais, de reconnaître ce qu’il faisait ; mais ilparaissait fortement occupé.

– Tiens, me dis-je, allons jusque-là…cela me fera peut-être oublier ma faim.

Je me dirigeai donc vers l’homme, et jem’aperçus bientôt que c’était un peintre qui travaillait d’aprèsnature. Il était si attentionné à son œuvre qu’il ne m’entendit pasvenir, et que je m’assis derrière lui sans qu’il me remarquât.Après avoir jeté les yeux d’abord sur la toile qu’il couvrait, jeles portai autour de moi, et j’aperçus un énorme morceau de painposé à terre à côté de lui. Par un mouvement instinctif, jedéveloppai mon paquet pour en tirer mon fromage. Cette opération nese fit pas sans un peu de bruit ; et il se retourna.

– Que diable fait-tu donc là,petit ? demanda-t-il.

– Je vous regarde, Monsieur… C’estjoliment beau !

Ce disant, j’avais tiré mon fromage, et letournais dans mes doigts, tout en portant sur le pain des regardsdignes de mon cousin Labiche.

Le peintre ne s’en aperçut pas ; ilregardait mon fromage avec les mêmes yeux.

– Tu as là un beau morceau defromage ! me dit-il.

– Vous avez là un fameux morceau depain ! répondis-je.

Nous fûmes bientôt d’accord ; tout fûtpartagé et je me mis à manger de bon cœur.

– Ma foi ! me dit le peintre, tu esarrivé à propos, je n’avais rien là pour déjeuner, et je ne voulaispas retourner à la ville.

Il me proposa de me payer mon fromage ;je refusai, et la conversation fut bientôt engagée. De fil enaiguille je lui contai toute mon histoire, jusqu’à la manière dontje m’étais débarrassé de mon cousin ; il rit beaucoup, etfinit par me proposer d’entrer chez lui en qualité derapin. Il me dit qu’il s’appelait Ducormier, qu’il avaitbeaucoup de talent, que j’aurais un camarade, et tant d’autreschoses qui ne firent que me décider à accepter.

M. Ducormier était une espèced’original ; j’eus bientôt lieu de m’en apercevoir. Il portaitla barbe à la manière des anciens maîtres, s’habillait dans sonatelier comme Raphaël ou Michel-Ange (c’est lui qui m’apprit cesnoms) : il faisait travailler ses rapins comme le faisaientces grands hommes ; bref, à l’exception de la peinture, ilfaisait tout comme les anciens maîtres.

Ce n’est pas tout ; poussant à l’extrêmeson goût pour le costume à caractère comme il l’appelait,il voulait que ses rapins fussent vêtus à sa mode. Cette bizarrerieme charma beaucoup, car ma blouse commençait à tomber enlambeaux ; et ce fut avec une joie sans égale que je le vischercher dans un tas de hardes des accoutrements à ma taille. Sarecherche ne fut pas vaine, et je m’ajustai du mieux que je pus. Jene concevais pas comment il se faisait que mon nouveau maître eûtune telle quantité de costumes de toutes les époques ; moncamarade, l’autre rapin, m’expliqua ce fait en me disant queM. Ducormier était fils d’un directeur de théâtre, et que lemagasin de costumes avait fait partie de l’héritage. J’étaisvraiment tout fier de ma nouvelle toilette : je portais untricot amarante collant, une espèce de blouse bleu de ciel, et unedélicieuse petite toque rehaussée d’une plume. Ce bizarreaccoutrement me charmait d’autant plus, que j’étais revenu àSaint-Lô, et que, dans le cas où mon cousin Labiche serait encoredans les rues, il était parfaitement impossible qu’il me reconnût.Mais j’eus le lendemain matin un désenchantement auquel j’étaisloin de m’attendre. Mon maître m’envoya faire une commission ;et à peine eus-je mis le pied dans la rue, que je me vis entouréd’une foule de gamins qui me poursuivirent en criant : à lachie-en-lit !… à la chie-en !… lit !… lit !lit !

J’étais rouge d’indignation quand je rentrai àl’atelier ; mais mon camarade me prêcha tellement, etl’habitude est si bien une seconde nature, que bientôt je n’ypensai plus, et que trois jours après nous nous amusions, moncamarade et moi, à parcourir les rues, crayonnant des charges surles murs, en dépit des gamins, qui, de leur côté, finirent par neplus faire attention à nous.

Je fus assez heureux pendant trois mois que jepassai chez M. Ducormier. L’hiver était déjà avancé, l’époquedu Salon approchait. Notre maître nous dit un matin qu’il fallaitnettoyer l’atelier, parce qu’il attendait un visiteur. En effet cevisiteur arriva. C’était un petit monsieur, fort gras, très rouge,et dont le nez était orné de bésicles en or. Il entra la têtehaute, en faisant résonner ses talons, trancha sur toutes choses,blâma et approuva, le tout sans que mon maître, ordinairement sichatouilleux à l’endroit de ses œuvres, osât souffler mot. C’estque le visiteur était un riche amateur, et que M. Ducormieravait le doux espoir de lui vendre quelques-uns de sestableaux.

– Montrez-moi votre Salon, dit levisiteur sans rien rabattre de l’importance qu’il se donnait.

– J’ai plusieurs choses ! réponditmon maître, en avançant son chevalet avec empressement. Voicid’abord une toile que j’appelle : l’Enterrement durecteur… c’est un tableau de genre, style moyen âge… Qu’enpensez-vous ?

– C’est trop triste ! dit l’amateur,après avoir regardé le tableau en sifflant entre ses dents et enclignant les yeux comme un parfait connaisseur.

– Et de cette Noce de village…qui n’est qu’ébauchée… qu’en direz-vous ? continua mon maîtreen faisant disparaître la première toile pour en placer une autredevant le riche visiteur.

– C’est trop gai, fit celui-ci après mûreréflexion.

– Allons ! reprit mon maître, jevois qu’il faut vous montrer mon chef-d’œuvre… ma grande toile… jecompte sur un succès au Salon.

Et M. Ducormier, après avoir caché laNoce de village, apporta, avec toute la précaution ettoute l’importance digne d’un chef-d’œuvre, un tableau qu’il plaçasur le chevalet en le mettant dans son jour.

– Ah ! ah ! dit le connaisseur,en le regardant en tous sens, ah, ah !…

Le tableau représentait un jeune homme irritéchassant de chez lui un vieillard, qui pouvait être un vieuxserviteur ou un grand-parent, au choix ; derrière lui, unefemme paraissait regarder la scène avec beaucoup d’indifférence, etsur le premier plan, un enfant tâchait de retenir le vieillard parson manteau qui lui restait dans les mains.

– C’est beau ! fort beau !…reprit l’amateur après un long silence, pendant que mon maîtresouriait de satisfaction. Quel sujet avez-vous traité là ?

– Ma foi ! je n’en sais rien… ditmon maître ; je me suis laissé inspirer, mais je ne saisvraiment comment faire ma notice.

– Nous la ferons ensemble, continua levisiteur. J’achète ce tableau.

Et, en disant ces mots, il avançait la mainpour y toucher.

– Ne touchez pas ! s’écria monmaître effrayé, vous allez tout barbouiller. Ces blancs ne veulentpas sécher… c’est comme les noirs de mon Enterrement.

On fut bientôt d’accord sur le prix ; ilne fut plus question que de rédiger la notice. Ici une longuediscussion s’engagea ; l’acquéreur du tableau voulait que l’onfît un détail pompeux du sujet en donnant aux personnages des nomshistoriques. Il proposa de mettre : Louis XI faisantune scène à son père. M. Ducormier eut beaucoup de peineà lui faire comprendre que Louis XI ne portait pas uneredingote, pas plus que son père Charles VII ne portait laculotte courte. Enfin, mon maître proposa ce titre : uneScène de famille.

Le visiteur parut assez satisfait ;seulement il fit observer que cela n’avait pas l’air d’une familleunie, et qu’il fallait l’indiquer. On écrivit donc : Scènede famille désunie, et le connaisseur exigea que le peintrefit mettre, sur le livret, cette note : Acheté parM. Salvador, herbager, propriétaire à Saint-Lô, Grande-rue,n° 104, tient vaches, veaux, etc., et tout ce quiconcerne sa partie.

L’addition de cette note était une clauserésolutoire du marché. Mon maître n’y regarda pas de si près ;et quand le visiteur fut parti, il sauta de joie, en m’ordonnant deremettre ses toiles en place, non sans me recommander la plusgrande précaution.

Malheureusement, je ne tins pas assez comptede l’avis ; et, mettant l’Enterrement dont les noirsn’étaient pas secs sur la Scène de famille dont les blancsétaient encore tout frais, je fis un petit mélange fort agréable.La vue de ce mélange irrita tellement M. Ducormier, lelendemain matin, que, sans me laisser le temps de faire mes adieuxà mon camarade, il me glissa une pièce de vingt sous dans la mainet me jeta à la porte.

Sa colère fut même si violente qu’il oublia deme reprendre mon costume : je me trouvai donc de nouveau surle pavé, avec vingt sous et mon beau tricot amarante collant, monespèce de blouse bleue et ma jolie petite toque dont la plumeflottait au vent.

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