Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XIII

 

L’abbé Raymond. – MademoiselleMarianne. – Je pense à mon cousin Labiche. – Un volume de« Gil Blas ». – Je commence à me lasser des confitures. –Encore mon goût pour les aventures. – La fête du village voisin. –Je commets une mauvaise action.

 

L’abbé Raymond, au service duquel j’entrai lejour même, était bien le meilleur homme de la terre. Jouissantd’une certaine aisance, trois mille livres de rente, il avaitconstamment refusé des cures plus importantes que celle qu’iloccupait, prétendant qu’avec sa petite fortune, dans un village, ilpouvait faire plus de bien qu’il n’en ferait dans une grande ville.Bien pénétré de cette noble idée, il s’était opposé obstinément àtoutes les démarches que des amis puissants voulaient faire en safaveur. « Non, disait-il, non… ces bons paysans sont habituésà moi… je ne veux pas changer leurs habitudes. » Et lui,ordinairement si bon, se fâchait tout rouge lorsque l’oninsistait.

La paroisse que desservait l’abbé Raymondétait à quelques lieues d’Avranches, et son petit presbytère étaitun modèle d’ordre et de propreté, grâce au soin de mademoiselleMarianne. Je ne dois pas aller plus loin sans parler demademoiselle Marianne, cette autre excellente créature enverslaquelle je ne me montrai peut-être pas assez reconnaissant pendanttout le temps que je l’aidai dans les soins du ménage, mais dont jeconservai toujours le souvenir, et à laquelle je ne pensai jamaispar la suite sans une larme d’attendrissement.

Mademoiselle Marianne était la gouvernante denotre bon curé : mais, plutôt amie que domestique, elledisposait de tout dans la maison, achetait, vendait, sans quejamais l’abbé Raymond pensât à la contrôler. Souvent elle voulaitlui dire : « J’ai fait telle chose… j’ai fait telleautre… » Toujours le digne ecclésiastique répondait avantqu’elle n’eût fini : « C’est bien, ma bonne, cela ne meregarde pas… ce que vous faites est toujours bien fait. »Cette entière confiance aurait pu lui donner de l’importance à sespropres yeux ; eh bien ! jamais, au grand jamais, elle nes’en targua envers moi, son subordonné.

Bonne mademoiselle Marianne ! Elle avaitenviron soixante ans ; mais, à la voir parcourir lepresbytère, de la cave au grenier, jamais on ne lui eût donné sonâge. Elle s’était habituée à me regarder comme son enfant plutôtque comme un serviteur, et la digne femme m’épargnait la besogne leplus possible.

– C’est jeune, c’est faible, disait-elle,en parlant de moi ; il ne faut pas trop le fatiguer, ce cherenfant !

Elle était sûre d’être approuvée par le boncuré. Celui-ci adorait tellement les enfants, qu’il ne sortaitjamais dans le village sans que les petites filles ne courussent àlui pour lui dire : « Bonjour, monsieur leCuré ! » Et jamais elles ne s’approchaient de lui sansqu’il ne leur donnât quelques friandises dont mademoiselle Marianneavait toujours soin de garnir ses poches.

C’est qu’elle avait un bien grand talent pourconfectionner les friandises, mademoiselle Marianne ! Lesconfitures étaient son triomphe, et Dieu sait que de bons gâteaux,que d’excellentes dragées, que de délicieuses pralines nous devionsà son talent ; car elle était aussi bonne pâtissière queconfiseuse adroite. Aussi fallait-il voir comme elle me bourrait deces sucreries.

– Prends, mon enfant, me disait-elle,prends… ne te prive de rien… ces choses-là, c’est fait pour êtremangé…

À l’entendre, je ne me nourrissais pas assez,et elle avait toujours peur que je ne fusse malade.

– Ah ! pensais-je souvent, comme moncousin Labiche serait heureux ici… comme il adorerait mademoiselleMarianne !

Pauvre cousin Labiche ! qu’était-ildevenu ? J’étais véritablement trop heureux chez ce bon abbéRaymond, auquel je dus quelques connaissances qui m’ont été fortutiles par la suite. Après mon ouvrage, qui était toujours achevé àneuf heures du matin, le curé exigeait que je travaillasse àperfectionner mon éducation qui se bornait comme je l’ai dit, à lalecture, l’écriture et un peu de géographie. C’est ainsi que jepris une teinture d’histoire et que j’appris l’arithmétique. L’abbéRaymond voulut même que je ne négligeasse pas le peu de dessin quej’avais acquis chez M. Ducormier ; et il poussa la bontéjusqu’à aller à la ville, un jour, pour m’en rapporter des modèlesqu’il avait choisis lui-même.

Le soir, quand le bon curé s’enfermait pourfaire ses lectures ou réciter son bréviaire, c’était mademoiselleMarianne qui s’occupait de moi ; elle raccommodait mesvêtements ou tricotait des bas tout en me parlant de M. lecuré, de ses bienfaits, des belles connaissances qu’il avait dansle monde et de tant d’autres choses qui me mirent bientôt aucourant des affaires de mon maître et de celles de tous ses amis.J’appris ainsi que le monsieur et la dame que j’avais vus dans lacalèche avec le curé étaient M. et madame Saint-Émilion, amisintimes de l’abbé Raymond, auquel ils étaient venus dire adieuavant de partir pour l’Amérique, où ils avaient à recueillir unhéritage considérable.

– Ce qui ne devait pas leur faire de mal,ajoutait mademoiselle Marianne ; car ils avaient des enfants,une fille et un garçon, et ils n’étaient pas riches… Bien loin delà !… M. Saint-Émilion avait éprouvé tant demalheurs !… Depuis bien longtemps sa famille semblaitpoursuivie par un mauvais génie… Et mademoiselle Marianne meraconta les malheurs de cette famille, ou au moins ce qu’elle enavait appris par les conversations qu’elle avait pu entendre.

Voici en peu de mots ce qui ressortit pour moidu récit fort embrouillé de mademoiselle Marianne :

« M. Saint-Émilion était d’unemaison noble et fort ancienne ; et mademoiselle Mariannecroyait que le nom de Saint-Émilion n’était pas son nom véritable.Il avait été obligé de le cacher, au dire de la bonne femme, autantpour se soustraire à la poursuite incessante d’un ennemi secret,que parce que les grands revers de fortune qu’il avait essuyés nelui permettaient pas de le porter avec honneur. Puis, reprenant dehaut toute cette série de calamités, elle m’apprit comment un deses aïeux était mort attiré dans une embuscade ; comment unautre, proscrit et chassé de chez lui par des machinations d’unintendant, à ce qu’on suppose, s’était vu forcé d’errer àl’aventure, sans autre asile que celui que lui accordèrentd’anciens serviteurs dévoués à la famille. Le frère aîné du père deM. Saint-Émilion revenait de l’armée, heureux et honoré degrades acquis à la pointe de l’épée, quand il mourut tout à coupd’une manière étrange, sans qu’on eût jamais su ce qui avait causésa mort. Enfin le père du malheureux jeune homme, dénoncé par on nesait qui, fut arrêté au moment où il allait émigrer et mourut surl’échafaud. Quant à M. Saint-Émilion lui-même, il était partifort jeune pour l’Allemagne ; quand il revint en France etqu’il réclama ses biens que la famille avait rachetés, il lui futimpossible de se faire reconnaître. Il chercha en vain dans sespapiers des titres qui pussent prouver son droit ; ces titresavaient disparu. On n’a jamais pu savoir ce que ces titres étaientdevenus, ce qui fait que les biens revinrent à l’État pardéshérence, et que M. Saint-Émilion se vit entièrement ruiné.Cependant, grâce à son travail, il s’était refait une positionaisée, et il était sur le point d’épouser mademoiselle Verneuil,une orpheline qui avait pour toute fortune cent mille francs,lesquels devaient lui servir de dot. La jeune fille demeurait avecsa tante, chez laquelle les fonds étaient à la disposition deM. Saint-Émilion, qui allait les employer dans une opérationcommerciale. Mademoiselle Verneuil avait déjà reçu la corbeille etle jour de son mariage approchait, quand elle reçut une lettreanonyme qui lui apprenait qu’on venait de lui voler les cent millefrancs, rien que pour empêcher M. Saint-Émilion de l’épouser.Quant à l’auteur de la lettre anonyme, il fut impossible de ledécouvrir. Cependant, M. Saint-Émilion n’en a pas moins épousémademoiselle Verneuil, continuait mademoiselle Marianne ; et,son activité aidant, il a lutté heureusement contre la misère…Enfin, Dieu merci ! voilà qu’ils héritent… un oncle de madame…une fortune assez belle… Le Ciel leur devait bien cettecompensation. »

Mademoiselle Marianne ne s’arrêta paslà : elle m’apprit que la calèche dans laquelle je les avaisvus leur avait été prêtée par un autre ami de l’abbé Raymond. Bref,elle m’en conta tant que je m’endormis, non sans avoir écoutél’histoire de M. Saint-Émilion, que j’étais, sans le savoiralors, appelé à retrouver un jour dans le cours de mesaventures.

Comme on le voit, j’étais on ne peut plusheureux chez le bon abbé Raymond. Eh bien ! lecroirait-on ? je me lassai encore de ce bonheur tranquille.Les confitures dont j’étais bourré chaque jour commençaient à merépugner ; et ce fut avec frénésie que je dévorai un volume deGil Blas que le hasard me fit trouver un soir, au milieud’autres livres, sur une planche au-dessus de mon lit. Cettelecture fit sur mon esprit son effet accoutumé : elle réveillaen moi le goût des aventures.

– Est-ce vivre, me disais-je chaque soir,en me tournant et me retournant dans mon lit sans pouvoir dormir,est-ce vivre que de faire la même chose chaque jour ?… Sansdoute le curé est un excellent homme ; sans doute mademoiselleMarianne fait on ne peut mieux les confitures… mais j’en suis lasdes confitures !… Ah ! si je pouvais voir autre chose queles murs du presbytère qui ne changent jamais !… autre choseque ce joli jardin dans lequel je me promène chaque matin mais qui,tout joli qu’il est, n’en est pas moins toujours le même !Oh ! oui… je repartirai… je ne resterai pas ici !

On le voit, j’étais incorrigible. La légèretéde mon esprit me faisait oublier mes mésaventures passées ;elle m’empêchait de goûter le bonheur calme dont je jouissaisalors ; elle faisait pis encore, elle fermait mon cœur à lareconnaissance !

Cependant, je dois le dire, l’idée de quitterce curé qui avait été si bon pour moi m’arrêta longtemps. Et, sansune circonstance qui décida de mon sort, je serais peut-être restétoujours auprès de lui : car je lui avais avoué qui j’étais,ma fuite de chez mes parents ; et, après m’avoir fait un longsermon sur ma faute, il m’avait promis d’écrire un jour à mon pèreet de me réconcilier avec lui.

Mais le destin en avait décidé autrement.

Nous étions dans l’été ; mademoiselleMarianne, un matin, se fit belle de ses plus beaux atours etm’ordonna de l’imiter. J’ai peut-être oublié de dire que le boncuré m’avait fait habiller à neuf des pieds à la tête.

J’obéis à cette injonction ; et, toutsurpris, je revins trouver mademoiselle Marianne, qui m’apprit quec’était la fête du village voisin et qu’elle avait obtenu lapermission de m’y conduire, d’autant plus facilement qu’elle avaitdans ce village quelque argent à toucher pour le digne homme. Je neme fis pas prier, comme on le pense bien ; et nous partîmessur l’âne du presbytère, qui nous mena grand train, la promenadeétant pour lui une fête inaccoutumée. En arrivant au village, lespectacle que m’offrit la place me charma plus qu’il n’est possiblede le dire. Les boutiques de jouets, les loteries en plein vent,les jeux de bague et les chevaux de bois attirèrent d’abord mesregards.

Mais mademoiselle Marianne était d’avis qu’ilfallait songer aux affaires avant de s’occuper des plaisirs. Aussiallâmes-nous tout droit chez le débiteur du curé ; celui-cinous compta une somme de vingt-cinq francs en gros sous.Mademoiselle Marianne les mit dans un sac, et me les donna àporter, en me recommandant d’en avoir soin, parce que, sinon,c’était moi qui en pâtirais.

Comme nous traversions la place en revenant,je vis un pitre qui était entouré d’une grande foule et quiexcitait les éclats de rire. Bientôt le paillasse fit place à ungros homme vêtu d’une manière bizarre, lequel annonça qu’il avaitfait de nombreux voyages, et qu’il en avait rapporté des curiositésqu’il se ferait un plaisir d’offrir à la vue du public :

Entrrrrez ! entrrrrez !Messieurs, Mesdames, criait-il ; suivez la foule…c’est le moment, c’est l’instant, c’est la bonne heure…Entrrrrez ! Ordinairement je fais payer aux curieux la sommede deux francs ; mais comme j’ai pour les habitants de cevillage une estime toute particulière… on ne prendra que deuxsous ! Deux sous ! répétait-il en criant de plus enplus fort ; la bagatelle de deux sous !… Hâtez-vous,Messieurs, Mesdames, tout à l’heure il ne sera plus temps ;nous partons ce soir pour le midi de la France, où nous allonsrécolter d’autres curiosités et où nous attendent sans doute lesaventures les plus surprenantes.

J’ouvrais de grands yeux pendant quemademoiselle Marianne s’efforçait de me tirer du milieu de la foulequi commençait à grossir ; mais je mettais de la résistance.Les mots de cet homme : Nous partons ce soir… desaventures surprenantes nous attendent, résonnaient encore àmes oreilles.

– Il faut que je parte avec lui, medis-je.

Et, oubliant tout d’un coup les bienfaits ducuré et les confitures de mademoiselle Marianne, oubliant même queje tenais à la main un sac contenant vingt-cinq francs qui nem’appartenaient pas, je donnai une secousse qui fit lâcher prise àla gouvernante ; et, me baissant pour ne pas être aperçu, jeme glissai dans la foule, sourd aux cris de mademoiselle Marianne,qui ne cessait d’appeler :

– Claude ! Claude !

J’arrivai ainsi derrière la baraque en toilede l’homme aux curiosités. Ce fut là seulement que je m’aperçus queje tenais à la main les vingt-cinq francs. Je dois dire à monhonneur que ma première pensée fut de courir après lagouvernante ; mais je dois avouer aussi que la seconde futqu’elle me reprendrait par la main, et que je ne pourrais pas allerpartager les aventures surprenantes de l’homme aux curiosités. Jeme décidai donc à commettre une mauvaise action, à garderl’argent ; c’était un vol ! Il est vrai que je n’avaispas l’intention de m’en rendre coupable. Quoi qu’il en soit, je mele reprochai toujours jusqu’à ce que j’eusse appris que lesvingt-cinq francs étaient destinés par le bon curé à m’acheter unvêtement bien chaud pour l’hiver.

Cette nouvelle, qui ne m’arriva que bienlongtemps après, calma le trouble de ma conscience, laquelle nepensa pas alors à me reprocher mon ingratitude. Hélas !j’avais déjà été bien assez ingrat envers mes parents ; on vavoir comment le Ciel m’en punit en me jetant dans une troupe debaladins.

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