Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XXIV

 

De ce qui est arrivé à mon cousinLabiche depuis notre séparation. – Nos projets. – Nous allons enBretagne.

 

Quand il fut enfin rassasié, mon cousinLabiche commença ainsi le récit de ses aventures :

« Je regardais toujours cuire lesdindons ; et ils avaient si bonne mine, je les considéraisavec tant d’attention, que je ne m’aperçus pas d’abord de tadisparition. Te croyant encore là, je te dis, sans perdre de vueles volailles tentatrices :

« – Claude !… si nous en avions unecomme cela pour déjeuner !

« Mais tu ne me répondais pas.

« Enfin, tournant les yeux de ton côté,ou plutôt du côté où tu étais quand nous nous arrêtâmes, je fusbien surpris de ne pas t’y voir. Je t’appelai de toute la force demes poumons :

« – Claude ! Claude !

« Mais tu ne pouvais pas m’entendre, etles passants me regardaient comme un fou.

« À propos, fit-il en s’interrompant,comment m’avais-tu donc perdu ?

– Continue… continue, répondis-je, je tedirai cela plus tard.

Il reprit :

« Quand je fus bien sûr que nous étionsséparés, je me trouvai très désolé… C’est bien malheureux pour moi,me dis-je,… au moins, avec mon cousin Claude, j’étais toujours àpeu près sûr de manger… il trouvait des expédients. Ce discours mefit penser que j’avais très faim et que je ne possédais pour touteprovision qu’un morceau de fromage. J’étais bien embarrassé ;et je me promenais de long en large devant la boutique durôtisseur, quand je l’entendis qui grondait un de ses garçons.Celui-ci répondit, la dispute s’envenima, et le garçon fut chassé àl’instant même. Tiens, me dis-je, voilà une place qui meconviendrait bien ! Je pris le courage de me proposer, et jefus admis aussitôt. Mais, hélas ! je n’y restai paslongtemps ; l’aspect des dindons m’enflammait l’appétit, ethuit ou dix jours après mon entrée en place, cédant à ma tentation,j’en dévorais un tout entier. Il ne restait plus que les os que jesuçais pour mon dessert, quand je fus pris sur le fait par lemaître… qui m’envoya rejoindre mon prédécesseur. J’entraisuccessivement dans trois ou quatre maisons comme domestique ;mais il fallait toujours travailler, et on trouvait que je mangeaistrop… Quelle petitesse ! Je fus renvoyé de toutes ces maisons.Je ne savais plus où donner de la tête, quand, à quelques lieues decette ville, un jour que j’étais allé dans la campagne pour ycueillir à la dérobée quelques navets ou quelques carottes, je fisrencontre d’un acteur du théâtre de Saint-Lô, qui, en m’apercevant,se mit à rire. Il s’écria à plusieurs reprises :

« – Oh ! la bonne tête !… queleffet ça ferait dans les comiques !

« Et il m’emmena avec lui.

« Je fus présenté au directeur du théâtrede Saint-Lô, qui s’écria à son tour :

« – Oh ! la bonne tête !

« Il paraît que réellement j’avais uneexcellente tête, car il m’engagea pour un an, à cette seulecondition qu’il me nourrirait. Il ne se chargeait pas degrand’chose ; peut-on appeler cela nourrir ? Mais deux outrois accidents qui m’arrivèrent durant mon année me firent chasserhonteusement à la fin. Je figurai d’abord, et cela n’alla pas mal,si ce n’est que j’avais une faim éternelle. Enfin, un jour, lepublic rit tant à ma vue, que le directeur juge à propos de medonner un rôle. On m’en choisit un qui consistait à dormir tout letemps de la pièce jusqu’à un certain moment où une femme meréveillait. Après m’avoir bien donné mes instructions, on m’affublad’un costume ; et je me plaçai, avant le lever du rideau, surle banc où je devais dormir. Je jouai mon rôle tellement aunaturel, que lorsque la femme voulut me réveiller, cela lui futimpossible. Et il paraît que je ronflais à effrayer tous lesenfants qui se trouvaient dans la salle. Ceux-ci jetèrent les hautscris, le public siffla, et je fus réveillé par cecharivari. »

Je ne pus m’empêcher de rire à ce trait quicaractérisait mon pauvre cousin ; il me conta son autremésaventure.

« Une autre fois, continua-t-il, – il estbon de te dire que, ce jour-là, j’avais fort peu mangé à dîner, –on me donne à représenter un personnage comique, mais qui cependantse laisse attendrir par une scène touchante. On me fait biencomprendre le moment où je dois m’attendrir. C’était une scène danslaquelle un jeune enfant se jetait aux pieds de son père etimplorait son pardon pour une faute que je ne me rappelle plus.Malheureusement pour moi, il y avait sur la table une grande jattede lait, et cette jatte attirait constamment mes regards. Le pèrede l’enfant avait beau me dire à voix basse :

« – Regarde donc de notre côté,imbécile !

« J’essayais, mais ce lait avait l’air sibon, que je lui lançais des coups d’œil en coulisse. Enfin, aumoment le plus pathétique, au moment où je devais pleurer, je meprécipitai sur la jatte de lait ; et, prenant un morceau depain qui se trouvait là, je dévorai le tout aux grands éclats derire du public.

« Ce fut la cause de mon expulsion.Depuis ce temps-là, je n’ai jamais pu me placer ; j’ai errédans Saint-Lô ou dans les environs, attrapant par-ci par-là cequ’on voulait bien me donner et venant chaque jour regarder cuireles dindons, autant pour satisfaire ma passion pour ces volaillesque dans l’espérance de te retrouver. Dieu merci ! ajouta-t-ilen finissant, mon espoir n’a pas été trompé, et tu m’as payé un bondéjeûner ! »

C’est ainsi que mon cousin Labiche termina lerécit de ses aventures ; et la conversation continua sur notreséparation. Il me dit qu’un jour, dans les rues de Saint-Lô, ilavait vu passer un enfant qui me ressemblait, mais que cet enfantétait déguisé. Il ne m’avait pas reconnu sous les habits àcaractère de M. Ducormier. Enfin nous en vînmes à parlerde ce que nous allions faire ; car Labiche déclarapositivement que, de ce jour, il ne me quittait plus. Je proposaide rentrer à la maison paternelle : cette proposition ne luisourit pas ; il craignait que son père ne voulût pas lerecevoir… ou ne le reçût trop bien !

– J’aime mieux aller chez mon oncle enBretagne, dit-il.

Et il m’expliqua, avec plus de chaleur que jene lui en avais jamais vu, tous les avantages d’une déterminationpareille. Sans parler de la manière toute paternelle dont le curénous recevrait, il prétendait que la table du digne homme, toujoursbien servie, et à laquelle nous serions admis, était uneconsidération d’une importance assez haute pour nous décider. Jeconsentis assez volontiers au voyage de Bretagne, non que lacuisine de l’oncle m’attirât, mais j’avais dès lors le projet quel’on me verra réaliser à la fin du chapitre suivant.

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