Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XX

 

Notre fuite. – Accident imprévu. –Le frisson et l’agonie. – Notre embarras.

 

Après avoir couru plutôt que marché pendant lereste du jour et une partie de la nuit, nous fûmes arrêtés tout àcoup par une circonstance imprévue ; et l’effroi qu’elle nouscausa, à la petite Bédouine et à moi, nous fit oublier notrefatigue. C’était sur la Bohémienne surtout que la catastrophe quivenait de disséminer la troupe du signor Bambochini avait fait leplus d’effet. J’étais parfaitement sûr qu’elle ne se mêlait enaucune manière au commerce du Cavalier ; et cependantje remarquai, pendant notre fuite précipitée, quelque chose de siextraordinaire en elle, que j’en étais presque effrayé. À la vuedes gendarmes sa raison avait paru se troubler ; elle nousavait saisis par la main, la Bédouine et moi, comme si nouseussions été ses enfants, et nous avait entraînés avec une forceau-dessus de son âge.

Longtemps après que nous eûmes quitté laville, elle se retournait encore avec inquiétude, marchant à pasprécipités, et nous traînant à sa suite si rapidement que nousétions forcés de courir pour la suivre. Ses mains serraient nospetites mains à nous faire crier ; son visage étaithideusement contracté, car son jaune contribuait, avec l’émotionqui se peignait sur ses traits, à la rendre affreuse. Ses yeuxhagards se portaient autour d’elle avec une indicible expressiond’effroi ; elle agitait convulsivement les lèvres et parfoislaissait échapper des mots sans suite.

– Montdidier !… disait-elle,Montdidier !… Mon Dieu !… pardon !… pardon !…vengeance céleste !

Si j’eusse été dans un âge plus avancé, ilm’eût été facile de comprendre que la Bohémienne était en proie àde violents remords ; mais alors je ne concevais rien à cetétrange égarement. J’étais effrayé : le contact de sa main mefaisait mal et me brûlait ; la petite Bédouine, non moinstroublée que moi, pleurait en la suivant avec peine.

Plusieurs fois la pauvre enfant tombad’épuisement et de peur ; peu s’en fallut que je n’en fisseautant. J’avais tenté de me débarrasser de l’étreinte de laBohémienne, mais autant eût valu tenter de sortir d’un étau.

– Reste, pauvre enfant ! disait-elleavec une âpre énergie en remarquant mes efforts ; reste, ne telaisse pas prendre par eux… ils ne te feraient pas grâce… car tarace est maudite !… maudite !… maudite !…répétait-elle en accélérant sa marche saccadée.

La Bédouine ne pouvait plus avancer ; laBohémienne, sans quitter ma main, l’enleva de terre de l’autre braset la porta comme si c’eût été une plume.

Enfin, vers minuit, elle tomba au pied d’unchêne, dans une forêt, qu’elle nous avait fait traverser afind’éviter les regards…

– Oh ! je la connais bien, dit-elleavec effort, tandis que ses dents claquaient l’une contrel’autre ; je la connais bien cette forêt. Ce chêne… là !…là !… je n’irai pas plus loin… c’est là que je veuxmourir…

– Mourir ! nous écriâmes-nous, laBédouine et moi, saisis de crainte, mais pourtant émus de l’étatdans lequel nous voyions la pauvre Bohémienne…

Il se fit un long silence, pendant lequel lamalheureuse femme ne cessa de marmotter entre ses dents.

Elle tremblait ; deux grosses larmescherchaient à s’échapper de ses yeux, et la lune éclairait cetaffreux spectacle comme pour augmenter notre frayeur.

– J’ai froid !… murmura-elle, j’aifroid !… À boire ! à boire !… la bouche mebrûle…

La pitié me fit oublier la peur ; etj’étais en train de recommander à la Bédouine de ne pas s’éloignertandis que je tâcherais de trouver de l’eau, quand la Bohémienne,entendant mes paroles, fit un effort pour se relever… Mais elleretomba en se heurtant le long du chêne…

– De l’eau !… répéta-t-elle ;là… à vingt pas… la clairière… à droite… la fontaine desMontdidier… Montdidier !… continua-t-elle en élevant lavoix.

Dominant mon effroi, je courus dans ladirection qu’elle m’avait indiquée ; et en effet je ne tardaipas à entendre le bruit de l’eau. Il fallait qu’elle connût cetteforêt bien parfaitement ; elle ne s’était pas trompée… Aumilieu d’une clairière était une fontaine en ruines, etl’architecture indiquait que cet ouvrage des hommes remontait ausiècle de Louis XIV.

Tandis que je puisais de l’eau dans une pochede cuir que je portais toujours sur moi ! j’entendis à traversles arbres, et malgré le murmure de la source, la voix stridente dela Bohémienne qui parvenait jusqu’à moi !…

– Montdidier ! criait-elle sanscesse, comme si elle eût évoqué de pénibles souvenirs.

Je revins auprès d’elle, en lui présentant macoupe de cuir :

– Tenez, lui dis-je ; buvez… voilàde l’eau bien fraîche.

– Donne ! donne ! fit-elleavidement.

Elle but jusqu’à la dernière goutte le contenude la poche de cuir ; après quoi, la jetant au loin :

– Oui… bien fraîche, continua-t-elle bienfraîche… cela fait du bien !…

Puis elle parut se calmer un peu. Nousl’avions couverte, la Bédouine et moi, de tous les habits que nousavions pu quitter. Pendant un quart d’heure environ elle sembladébarrassée du frisson qui l’avait agitée jusque-là ; on eûtdit même que l’étrange égarement de son esprit avait cessé etqu’elle était revenue à des idées plus saines.

Nous étions dans un bien grand embarras :la pitié nous ordonnait de rester auprès de cette femme qui avaittoujours été bonne pour nous ; et, d’un autre côté, nous noussentions pris d’une frayeur invincible, quand nous pensions à lascène qui venait d’avoir lieu et qui pouvait se renouveler. S’ilavait fait jour, si nous avions su en quel lieu nous étions, il eûtété possible d’aller chercher un médecin ; mais au milieu dela nuit, en pleine forêt, quel secours donner à cette malheureusequi allait mourir ?

– Crois-tu, en effet, qu’elle meure làcomme elle vient de le dire ? me demanda la Bédouine entremblant.

– Dame ! je n’en sais rien,répondis-je sur le même ton.

La Bohémienne nous avait entendus ; ellese redressa, et, nous appelant par nos noms pour nous prouverqu’elle nous reconnaissait, elle nous attira à elle malgré notrerésistance.

– Pauvres enfants ! dit-elle en nousembrassant ; vous êtes les seuls êtres que j’aie aimés depuisbien longtemps… Je ne savais que haïr… que haïr et me venger !ajouta-t-elle avec un accent qui me fit craindre un nouvelaccès.

Mais elle parut se recueillir, et elle repritbientôt d’une voix calme :

– Je vais mourir… je le sens… La vue deces gendarmes… cette arrestation… en me rappelant tous les malheursde ma famille… a troublé ma raison… Cette course précipitée aenflammé mon sang… mais je ne peux pas mourir ainsi… Unprêtre !… par pitié… un prêtre !…

Nous restions là tous deux, tremblants de tousnos membres, sans bouger et nous regardant l’un l’autre.

– Mais vous ne m’entendez doncpas ?… répéta-t-elle avec colère ; vous voulez donc queje meure sans avoir réparé mon crime ?… Peut-être Dieu mepardonnerait-il ?… Pitié ! par pitié… unprêtre !

Nous ne pouvions la satisfaire, et nousrestions toujours debout devant elle.

– Oui !… que le dernier desMontdidier recouvre son nom et sa fortune… ce sera une expiation…et ma conscience sera plus légère… Écoutez !… écoutez !…car je vois bien que Dieu me refusera la grâce de mourir… aprèsavoir reçu les consolations de l’Église…

Elle cacha sa tête dans ses deux mains, et laserrant fortement, elle sembla recueillir ses souvenirs. Il se fitun silence de quelques instants.

– Écoutez ! reprit-elle enfin ;et toi, Claude… toi surtout… ne perds pas un mot de ce que je vaisdire… car il s’agit de rendre un nom et une fortune à un homme… audernier rejeton des Montdidier, qui, grâce à moi, végèteaujourd’hui méconnu, pauvre… et sous un nom qui n’est pas le sien…Oui, c’est moi… moi… continuait-elle en se dressant autant que sesforces le lui permettaient, c’est moi… Dinah Berghem… qui aipoursuivi l’œuvre de vengeance jusque sur le dernier de cettefamille orgueilleuse… Il fallait bien que la mort de Mathias… fûtvengée… Mathias… le chef de notre famille, si nombreuse jadis etqui va s’éteindre en moi aujourd’hui… Cependant, je l’aimais… ceMontdidier… cet Arthur que j’ai nourri de mon lait… Sans cetattachement… leur famille impie eût péri avant la nôtre… j’aiépargné sa vie… Que diras-tu, ma mère… quand je vais te retrouvertout à l’heure ?…

Nous ne comprenions rien à ces discours ;seulement, elle avait dit qu’il s’agissait de rendre un nom et unefortune à quelqu’un, et je prêtai toute mon attention, dominé parl’air solennel qu’elle avait pris en me chargeant de cettemission.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer