Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE III

 

Mes projets de fuite. –Irrésolution de mon cousin Labiche. – Une noce dans la famille. –Labiche se donne une indigestion. – Des suites de cetteindigestion. – Je décide mon cousin Labiche. – Notredépart.

 

Lorsque j’eus subi ma punition, mon père eutla générosité de ne plus me parler de ma faute ; et je reprisma vie ordinaire dans la maison. Je travaillais aux champs tout lejour, car je n’allais plus à l’école depuis un an ; je savaislire et écrire, et mon père trouvait que c’était biensuffisant.

« Avec une instruction pareille,disait-il, j’aurais eu les graines d’épinards, et mon ambition neva pas si loin pour Claude : qu’il soit un bon cultivateur,capable de tenir sa maison, c’est tout ce que jedemande. »

Mais, dans ma sagesse de douze ans, j’avaisformé d’autres projets pour mon avenir. Cultivateur, fi donc !toujours la même vie du matin au soir ! jamaisd’aventures ! Et ce n’était pas là mon compte. Une idée, quid’abord n’avait fait que germer dans mon esprit, finit bientôt pary prendre une telle force, qu’elle s’y représentait à chaqueinstant du jour, et que, un beau matin, je résolus de la mettre àexécution. Cette idée n’était rien moins que le projet de quitterla maison paternelle, afin de courir le monde. Cependant j’avouequ’il m’était pénible de partir seul ; aussi, pensant à meprocurer un compagnon, fis-je part de mes desseins à mon cousinLabiche. Il les approuva beaucoup, tant que cela me regardapersonnellement ; mais, lorsque j’en vins à lui faire laproposition de m’accompagner, sa figure, ordinairement comique,renchérit tellement sur son expression habituelle, que je ne pusretenir un grand éclat de rire. Mais, reprenant tout à coup monsérieux :

– Songe donc, lui dis-je, comme ce seraitamusant…

– Certainement… certainement, répondit-ilen baissant la tête, je ne dis pas… mais…

– Toujours du nouveau ! repris-je.Qui sait ? peut-être des aventures brillantes.

– Je ne dis pas non, continuait toujoursmon cousin Labiche, je ne dis pas non… mais manger ?

– Oh ! te voilà bien, tu ne pensesqu’à cela ?

– C’est que j’ai toujours faim.

Bref, je m’aperçus bientôt que mon cousinétait trop irrésolu pour que je le décidasse tout d’un coup.J’abandonnai la partie ; mais je me promis de renouveler plustard mes tentatives. Hélas ! si j’avais su ce que devait mecoûter un pareil compagnon, je n’aurais, certes, pas tant insisté.Chaque soir, je lui parlais de mes projets, mais je trouvais en luila même indécision.

Sur ces entrefaites, il y eut une noce dans lafamille. Mon oncle Labiche fiança ses deux filles à deux bonsfermiers des environs qui conduisirent un matin mes deux cousines àl’église.

C’était un rude travailleur que mon oncle. Ilétait économe jusqu’à l’avarice : mais, que diable ! onne marie pas ses filles tous les jours ; aussi, fit-ilparfaitement les choses. Un copieux repas avait été préparé, et ony fit honneur. Comme on le pense bien, nous étions invités, monpère, ma mère et moi. Pendant le repas, j’avais été placé auprès demon cousin, qui, trop occupé pour pouvoir m’adresser la parole,mangea de tout et en telle quantité, que je passai une heure, sansm’ennuyer, rien qu’à le regarder faire. Cependant, tout a unterme ; et la faim de mon cousin Labiche commençait às’apaiser, quand parut sur la table un monstrueux gâteau deSavoie.

– Quel dommage ! s’écria-t-il, etmoi qui n’ai presque plus faim !

Ce presque-là signifiait :« Je n’ai plus faim du tout ; mais c’est égal, j’enmangerai tout de même… ce doit être si bon ! » C’est cequ’il fit, et je vous assure que, à le voir, il eût été impossiblede croire que sa faim eût jamais été apaisée. Il allait, il allait…si bien que, le dîner fini, il me dit pendant qu’on enlevait lestables pour la danse :

– C’est drôle, Claude, je ne sais pas ceque j’ai… on dirait que j’étouffe.

– Je le crois parbleu bien ! onétoufferait à moins.

Le bal commença : une de mes cousines meprit par la main et me fit danser. On était au milieu de lacontre-danse, quand je vis disparaître mon cousin Labiche, quidepuis un instant, pâlissait et faisait des contorsions. Bientôt lajoie fut troublée par des cris affreux qui partaient de la cour. Ony courut, et on trouva mon cousin se tordant à terre, dans un étatà effrayer les parents les moins sensibles. Adieu les danses !adieu la fête ! Il fallut aller chercher le médecin. Celui-cidéclara qu’il y avait danger de mort ; et ce fut seulementvers minuit que mon cousin Labiche fut sauvé.

C’est en vain que mon oncle essaya de ramenerla joie.

– Allons ! allons ! disait-il,reprenons la danse que ce goulu, ce propre à rien, si ce n’est àmanger, a si mal à propos interrompue.

Mais la fête était troublée, et chacun s’enretourna chez soi. Cette indigestion de mon cousin Labiche devaitavoir des suites favorables à mes projets. Mon oncle, le lendemainmatin, le fit venir et lui dit :

– Goulu ! porc ! veau ! tun’es donc bon qu’à manger ! Ton travail ne vaut pas lediable ; tu dévores plus en un jour que tu ne gagnes en uneannée. Ma foi ! je n’y puis plus tenir : tu as quatorzeans, tu es grand, pas malade… Allons ! allons ! décamped’ici tout à l’heure, et quand tu seras forcé de gagner tanourriture, nous verrons si tu te gorges à te donner desindigestions !

C’est mon cousin Labiche qui, le soir, merapporta lui-même ce discours de son père, en me montrant deuxpièces de cent sous que le digne homme lui avait données pourvivre, en attendant qu’il eût trouvé de l’occupation quelquepart.

– Eh bien ! lui dis-je, maintenantque te voilà chassé, hésites-tu encore à suivre mesconseils ?… Ce n’est plus toi qui seras mon compagnon, c’estmoi qui serai le tien.

– Mais papa se décidera peut-être à megarder… Ce n’est que demain matin que je dois partir… Qui sait sid’ici-là… ?

– Ton père ne changera pas d’avis ;tu sais qu’il est Breton… Tu n’as plus ta mère, puisque la sœur dela mienne est morte… Ainsi en route ! en route tout desuite !… J’ai comme toi deux pièces de cent sous amassées àgrand’peine ; mon paquet sera bientôt fait, et tout à l’heure,après avoir embrassé papa et maman comme pour aller me coucher, jereviendrai t’attendre ici.

Nous étions alors dans le petit jardin de laferme. Mon cousin Labiche, effrayé, joignait les mains et cherchaità me retenir, tandis que d’un geste je lui recommandais ladiscrétion. Nous nous séparâmes jusqu’à l’heure de notrerendez-vous.

À dix heures, muni de mon petit paquet, aprèsavoir embrassé mon père et ma mère, je retournai au jardin. Labichem’y attendait ; il était assis sur un banc et grelottait depeur plus encore que de froid. Il avait employé le temps de notreséparation à intercéder auprès de mon oncle qu’il avait trouvéinexorable : aussi, après avoir fait son paquet de toute lagarde-robe du grand-père, était-il venu m’attendre dans le jardin.Quand j’arrivai, il parut on ne peut plus satisfait.

– Ah ! j’avais déjà peur que tu nevinsses pas, s’écria-t-il.

– Par exemple ! répondis-je avecenthousiasme, quand c’est de ce soir que je vais devenir un homme…que vont commencer mes aventures.

J’entendis ses dents qui claquaient l’unecontre l’autre.

– C’est drôle, me dit-il, j’aifroid !

– Allons ! allons ! enroute ! cela te réchauffera…

Il se décida enfin à se lever et à prendre sonpaquet, qui me parut aussi lourd que volumineux. J’appris de luique, par prudence, il avait fourré au milieu de ses vêtements unpain de douze livres pour les premiers besoins. Nous nousdirigeâmes doucement vers la petite porte du jardin qui fermait endedans ; je l’ouvris, et nous fûmes bientôt en pleinecampagne.

– Allons ! cousin, à la garde deDieu ! m’écriai-je en franchissant le seuil de la maisonpaternelle, sans penser au chagrin que j’allais causer à de bonsparents, dont la tendresse avait veillé avec tant de sollicitudesur mon enfance.

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